Sortir de soi

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Je suis allée voir Snowpiercer, qui m’a fait une forte impression. Avec ses thèmes du passage de portes (comme dans Derrière la porte), du chemin dans la neige (comme dans Voyage), du mal et du monde gelé (comme dans Forêt profonde), de l’avalanche (comme dans La Chasse amoureuse), de l’arche de Noé (comme dans Le Boucher, entre autres), d’un(e) grand(e) ours(e) (comme dans Lucy au long cours et À la Grande Ourse, texte ici présent), ce film coréen tiré d’une bande dessinée française rencontre ma sensibilité comme elle a rencontré celle de millions de spectateurs et de la quasi-totalité des critiques, tant en Corée qu’en France. Or il n’est pas encore distribué aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que le producteur américain qui en détient les droits pour le monde anglophone veut pouvoir le couper et l’arranger de façon à ce qu’il puisse rencontrer le public américain. Ce que le réalisateur refuse. Nous voici devant l’un de ces cas d’enfermement des dominants dont je parlais il y a quelques heures. Ils ne peuvent pas rencontrer l’altérité, il leur faut d’abord la manipuler pour la rendre moins étrangère, moins universelle, plus assimilable, plus contenable entre leurs murs. Une telle humanité est une humanité en train de se nécroser.

Tout cela est bien imagé dans le film – et je me rappelais aussi, en le voyant, le jour où par erreur je suis entrée dans un train vide, qui est parti aussitôt. J’ai remonté interminablement tous les wagons déserts, jusqu’à la locomotive, où je suis entrée dans la cabine du conducteur. Le train s’est arrêté dans une lointaine banlieue, où il est passé au lavage automatique, comme les voitures – sauf que l’opération est évidemment beaucoup plus longue pour un train. Enfin j’ai pu descendre, traverser les voies, monter dans une draisine à bord de laquelle des mécaniciens m’ont ramenée à Paris. J’avais raté mon train mais j’ai pris le suivant et je suis arrivée à bon port, en Normandie, sur une plage du Débarquement. Ce fut une bonne expérience.

Sortez d’entre les murs

Le problème de beaucoup d’hommes, surtout parmi les dominants – politiques, religieux, intellectuels, entrepreneurs, domestiques … est qu’ils ne savent pas faire l’amour. Leur mode d’existence est de se baiser les uns les autres, et de se faire baiser les uns par les autres. Ils ne connaissent pas le rapport à l’altérité. C’est pourquoi Jacques Lacan, croyant que son cas et celui de ses semblables était celui de tout le genre humain, prétendait qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Ils sont enfermés. Le rapport profond à l’autre, celui que l’Église a théorisé comme rapport trinitaire, le rapport aux autres de Jésus et de ses semblables en Dieu, les affole, menaçant de faire tomber les murs où ils demeurent enfermés dans leur fausse sécurité. D’où les massacres, les abus sur autrui et autres crucifixions. D’où leur dévotion au faux : fausse puissance, fausse humilité, fausse parole. Il n’est pour eux de rapport que faussé, contraint par les murs du faussé – fossé, pourrait dire Lacan. Ainsi va ce monde, les dominants avançant à marche forcée dans le faux avec leurs dominés, qui souvent s’ignorent, chacun dans ce système étant à la fois dominant et dominé, n’agissant en fait que sur prescription de la domination.

L’autre jour en marchant, passant devant un bouquiniste, je me suis prise à rêver soudain de n’être pas l’auteur de Voyage ni de Francis K, et de découvrir ces livres par la grâce de ce qu’on appelle hasard. Comme il m’arrivait souvent quand je n’achetais mes livres que chez des bouquinistes, découvrant des titres ou des auteurs dont je n’avais jamais entendu parler, avec la joie d’avoir trouvé sur le bord de l’eau, portée par la mer, une bouteille ayant voyagé dans le mystère du temps avec son message encore inconnu. Oui, il est beau de le vivre comme lecteur, et aussi, très, comme auteur. Ma parole navigue, et je suis ma parole.