Journal intime d’une jeune femme libre, 8 : avec les Haïtiens de Montréal

Nous sommes donc toujours à Montréal, en 1991 (mot-clé Ma vie douce pour voir tous les épisodes du journal). La prochaine fois nous serons d’abord à Québec puis ce sera la fin du journal de Montréal.

*

Je me suis remise à écrire hier. Ça a l’air d’aller.
Dany est revenu, on est allés dîner chez Pitt et lui, c’était formidable. Ce soir, chez Monique.

Je crois que j’ai trouvé le thème sur lequel je vais travailler, à la fois pour ma conférence au Costa-Rica, pour Claire Cayron, et en complément de mon dossier pour la villa Médicis : la création, principalement littéraire. Avant d’arriver à une théorisation, je voudrais procéder par témoignages. Les miens, pour l’instant : euphorie pendant l’écriture du Boucher (cf Roussel, et nostalgie qui s’ensuit) ; effets rétroactifs de l’écriture (l’escalade dans Lucie) ; l’ « existence » des personnages (peur de mes personnages pendant l’écriture du roman actuel) ; similitude entre le travail d’acteur et le travail d’auteur ; indépendance de l’écriture, et sa propre force créatrice (le plan qu’on ne peut pas suivre ; forme de pelote d’une seule image, phrase ou sensation).

Dany. Si je n’avais dû venir au Québec rien que pour le connaître, cela me suffirait. Je l’aime beaucoup, beaucoup. L’autre soir, on est allés au cinéma tous les deux, voir La Voce della luna, et puis on est allés dîner au café Cherrier ; et on est rentrés à pied, bras dessus bras dessous, il a dit qu’il était heureux ce soir, je ne sais pas si j’y étais pour quelque chose, mais moi j’étais heureuse, avec lui.
Il aime beaucoup Florent aussi, et il nous a fait entrer dans son milieu haïtien à Montréal. Ils sont tellement intelligents et humains, je crois que je n’avais jamais rencontré des gens aussi forts. Il y a d’abord Pitt, un être adorable, fou de François Mauriac et de poésie, inventeur du « pittisme », c’est-à-dire d’une façon de penser et de vivre en refusant tout compromis, de garder un esprit lucide et intransigeant.
Pitt, c’est une sorte de misanthrope au grand cœur. Il ne pardonne rien, « mais quand il aime, il pardonne tout », dit Dany. Il a vécu huit ans à Madrid, il a tout lu (et sans doute tout vécu), et il a gardé un air de grand gamin maigre et enjoué, toujours prêt à lancer une citation, de préférence des vers (quand son enthousiasme monte trop, il va chercher le livre et lit, admirablement, de sa voix grave, chaude et fine, le poème entier), ayant toujours des tas d’anecdotes à raconter, littéraires ou historiques… Et puis chaleureux, de cette chaleur bien particulière qui lui a fait nous appeler tout naturellement, après notre premier dîner chez lui, « mon frère Florent » et « ma sœur Alina ».
Hier soir, nous avons dîné chez Roland et Chantal, que nous ne connaissions pas. Il n’y avait là que des Haïtiens, sauf Chantal qui est d’origine suisse (une fille au grand cœur, plus très jeune et pas coquette, qui a connu bien des choses et bien des hommes, pas bête, et qui déteste les flics). Roland est aussi un intellectuel, un peu plus âgé que les autres, et plus déroutant. Il a vécu à Paris, et nous a cité de mémoire, avec brio, le discours de Malraux à l’enterrement de Braque, auquel il assistait ; il a fait un doctorat de cinéma à Varsovie ; il est très brillant, raconte avec grand art maintes anecdotes, souvent historiques, en particulier sur Haïti ; il nous a servi une recette de son invention, des croquettes aux pieds de cochon, très bien parfumées, mais d’une consistance gélatineuse à faire vomir, en insistant beaucoup pour avoir des compliments sur sa cuisine ; il a acheté chez un libraire de Buenos Aires un Cahier de l’Herne consacré à Borges et dédicacé par lui ; il semble versatile, ouvert, et soudain fermé…
Il a accueilli avec de grands éclats de rire (de joie) un historien et essayiste haïtien, plus âgé, gras et réservé, que tous semblaient beaucoup respecter, et qui se présentait apparemment à l’improviste, en fin de soirée. Le pauvre homme, qui sortait de table, a été contraint de manger la croquette qui restait, afin de donner son opinion. Roland ne le lâchait pas des yeux, pendant qu’il avalait péniblement ses premières bouchées, et a fait taire Pitt qui s’apprêtait à imiter un de ses professeurs d’Haïti, afin que le silence règne autour de la table, et que l’on puisse entendre clairement l’avis du goûteur.
Sommé de s’exprimer, le monsieur a d’abord murmuré en hésitant que oui, oui, c’était bon… mais que… peut-être… pas assez croustillant. Et alors là, tous se sont mis à témoigner avec force, affirmant que si, à l’origine c’était bien croustillant, et que si ça l’était moins maintenant, c’est certainement parce que celle-là avait ramolli à force de tremper dans l’huile où on l’avait laissée (c’est-à-dire au fond du plat, qui contenait bien en effet sept à huit centimètres d’huile). Chacun renchérissait du meilleur cœur, avec le plus grand sérieux, alors que dès le départ, hélas, les « croquettes » étaient ignoblement molles.
Roland (qui présidait à table, et se mettait debout chaque fois qu’il racontait quelque chose) a raconté une drôle d’histoire, qui lui était arrivée récemment. On l’appelle un soir chez lui, de l’hôpital, pour lui dire qu’un homme portant le même nom que lui, et originaire d’Haïti, est en train de mourir. Pensant que c’est peut-être un lointain cousin, qu’il ne connaîtrait pas, il se rend à l’hôpital. Là-bas, il demande de quelle maladie l’homme est en train de mourir. On refuse de le renseigner, sous prétexte que rien ne prouve qu’il soit bien de sa famille.
Il entre dans la chambre du malade, qui est en train d’agoniser. Il reste auprès de lui quinze minutes, au bout desquelles, oppressé par le souffle rauque et bruyant du malade, il ressort, et demande à consulter le registre. Il s’aperçoit alors que ce qu’on avait pris pour le nom de l’homme est en vérité son prénom. L’homme n’est donc pas de sa famille. Il l’abandonne alors, et quitte l’hôpital.
Sur le chemin du retour, dans sa voiture, il est pris de remords. Il retourne à l’hôpital, va de nouveau s’asseoir auprès du mourant. Au bout d’un moment, accablé par ce spectacle d’agonie, il renonce une fois de plus, et rentre chez lui. À peine arrivé à la maison, il reçoit un coup de fil de l’infirmière, qui lui annonce que l’homme est mort une minute après son départ.
Quelle histoire, non ? Je veux absolument en tirer une nouvelle.
Pour en revenir à notre soirée, il y avait encore autour de la table cinq autres Haïtiens, dont une femme, et « Bouba », le héros du livre de Dany, qui a une tête fascinante, et qui semble être un personnage des plus curieux. Ils ont passé leur temps à parler et à rire aux éclats pour de minuscules choses, ou pour des choses terribles concernant Haïti. Par exemple ce télégramme, envoyé par un officier à Duvalier : « Rébellion écrasée. Stop. Chef des insurgés arrêté et provisoirement fusillé. Stop. Attendons confirmation. » Ou cette image de Duvalier discutant à voix basse avec un mort dont il a fait exposer le corps, après l’avoir fait fusiller.
Roland est brillant, et aurait pu faire carrière dans le cinéma (et ailleurs, sans doute). Il a eu des occasions, qu’il a laissé passer. Il vivote. Il y a quelque chose de brisé en lui. Pour lui, comme pour tous ou presque, Haïti, c’est fini. Ils se méfient du père Aristide, ils se méfient de tout. L’un d’eux, un beau grand garçon énergique et vif, dont j’ai oublié le nom, dit que selon lui ce pays ne peut engendrer que des dictateurs. Aucun ne pense à retourner là-bas, sinon dans un avenir tellement hypothétique et lointain (qu’ils n’évoquent que lorsqu’on leur pose la question) qu’il ressemble à un vieux rêve enfoui très profondément, et auquel on a déjà renoncé depuis longtemps.
Plus tard on est allés au Keur Samba, où on a dansé jusqu’à la fermeture. Avant de se séparer, tout le monde s’est mis à se lire les lignes de la main.

À la télé, marionnettes de Milan. Écrire un spectacle pour marionnettes.

Mille grands chênes abattus pour rien, Sylvain à la légion, et Anaximandre au désert

Cet après-midi au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

Cet après-midi au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

Mille chênes de cent à deux cents ans vont être abattus pour refaire la charpente de la flèche de Notre-Dame de Paris. Celle de la magnifique Notre-Dame de Reims, bombardée par les obus allemands en 1914, a été refaite à partir de l’année suivante par un architecte intelligent, Henri Deneux, non en chêne comme à l’origine, mais en ciment armé. Ceci pour économiser le bois et pour prévenir les risques d’incendie. Notre-Dame de Reims est toujours aussi magnifique, plus de cent ans après, mais les décisionnaires, à commencer par celui qui se prend pour Jupiter, sont, eux, stupides et beaucoup plus en retard sur le plan de la mentalité, bien que l’époque soit à l’urgence écologique et que Notre-Dame de Paris vienne de brûler. Ni de l’un ni de l’autre fait il n’est tenu compte, il n’est tiré de leçon. Sacrifier mille arbres d’exception pour une charpente invisible et alors qu’on a la possibilité de faire autrement, c’est criminel et sadique.

Les aventures de Sylvain Tesson, comme celles de Martine dans de vieux livres (que je n’ai jamais lus), continuent. Une aventure, un livre. Que voulez-vous, ça distrait son fils à papa, et ça paie, d’autant que le service public met lui aussi la main à la poche, par exemple France Inter qui l’a embauché à nos frais pour parler tout un été d’Homère auquel il ne connaît rien, comme je l’ai démontré. Cette fois, il s’est fait introduire chez les légionnaires. Dans la jungle, houlàlà ! M’étonnerait pas que les gars rigolent en douce en voyant, eux aussi, ce qu’il en est vraiment de ce bluffeur. Combien d’arbres seront encore abattus pour fabriquer des livres aussi creux qu’épate-bourgeois ?

Le sable du Sahara qui a teinté le ciel, la neige et les paysages français de jaune orangé il y a quelques jours, s’avère être radioactif, à cause des essais nucléaires français menés dans le sud de l’Algérie dans les années 60. Le 13 février 1960, une bombe atomique d’une puissance de 70 kilotonnes explose près du village de Reggane – une explosion trois ou quatre fois plus puissante que celle des bombes d’Hiroshima. Sympa, l’esprit colonial. Que le vent renvoie les effets du crime à leurs coupables, qui ose s’en plaindre ?

L’Histoire ne compte pas son temps. Que quelques années, quelques décennies ou quelques siècles lui soient nécessaires pour établir l’ordre et la lumière n’aveugle que les singes aux oreilles, bouche et yeux fermés. Comme le dit le Grec antique Anaximandre (dans ma traduction) : « De cela précisément où les vivants ont leur source, en cela aussi leur dissolution se produit, selon la promesse. Ils se donnent en effet les uns les autres règle et prix du déréglé selon l’ordre du temps. »

Hommage à Philippe Jaccottet

Je côtoie Philippe Jaccottet depuis septembre dernier, depuis que j’ai commencé à traduire l’Odyssée, et, ce faisant, à consulter d’autres traductions, dont la sienne, la plus poétique à mon sens avec celle de Leconte de Lisle. En apprenant aujourd’hui qu’il vient de mourir (à quatre-vingt-quinze ans), j’apprends aussi qu’il était toujours vivant. En fait, je ne m’étais pas posé la question. Il a su entrer dans l’autre monde depuis ce monde, dans l’autre temps depuis ce temps, d’où il était et reste présent.
indexJe ne peux pas, comme je l’ai fait hier pour Ferlinghetti qui vient aussi de mourir, lui rendre hommage en le traduisant, puisqu’il écrit en français. Encore mieux, je peux donner à le lire directement dans sa langue. Voici trois brefs poèmes que j’ai choisis dans des poèmes de Jaccottet, donc, choisis par André Velter pour un tout petit recueil intitulé On ne vit pas longtemps comme les oiseaux (Poésie Gallimard/Télérama, 2015) (Autre parenthèse, je réécris son nom avec deux c, au lieu de me corriger comme je le faisais jusqu’ici en suivant la graphie défectueuse des éditions de La Découverte pour sa traduction de l’Odyssée).

*

… Et le ciel serait-il clément tout un hiver,
le laboureur avec patience ayant conduit ce soc
où peut-être Vénus aura paru parfois
entre la boue et les buées de l’aube,
verra-t-il croître en mars, à ras de terre,
une herbe autre que l’herbe ?

*

Tant d’années,
et vraiment si maigre savoir,
cœur si défaillant ?

Pas la plus fruste obole dont payer
le passeur, s’il approche ?

– J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins.

*

Quelqu’un tisse de l’eau (avec des motifs d’arbres
en filigrane). Mais j’ai beau regarder,
je ne vois pas la tisserande,
ni ses mains même, qu’on voudrait toucher.

Quand toute la chambre, le métier, la toile
se sont évaporés,
on devrait discerner des pas dans la terre humide…

*

Philippe Jaccottet (1991) par Erling Mandelmann

Philippe Jaccottet (1991) par Erling Mandelmann

Hommage à Lawrence Ferlinghetti : son poème Autobiography, dans ma traduction

Lawrence Ferlinghetti, photo John O’Hara / The Chronicle

Lawrence Ferlinghetti, photo John O’Hara / The Chronicle

Lawrence Ferlinghetti est mort ce lundi 22 février, à l’âge de cent un ans (à un mois de ses cent deux ans). En l’apprenant cette nuit, j’ai aussitôt pensé à la City Lights Bookstore, la librairie de la Beat generation qu’il a fondée et où je suis bien sûr allée quand j’étais à San Francisco, il y a trente ans. Et surtout à son poème Autobiography, que j’avais traduit un peu après, un été à Barèges, juste comme ça, ainsi que d’autres poèmes de ses comparses de l’époque, comme Corso. Il se trouve que par exception, alors que j’ai perdu quasiment tous mes manuscrits, il me reste quelques feuilles écrites à la main de ces traductions, dont celle-ci. Je l’ai revue et complétée, car il ne me reste pas tout le texte, la voici. Je n’ai pu la confronter à d’autres traductions en français, j’espère n’avoir pas fait de faux sens mais la langue en elle-même est assez simple, ça devrait aller.
J’aime le rythme de ce poème de 1958, qui rappelle La Prose du Transsibérien de Cendrars (1913), voire Howl de Ginsberg (1956), ou le rouleau de Sur la route de Kerouac (1957). J’ai retranscrit les majuscules en français, là où d’habitude on n’en met pas, pour être plus proche de l’esprit du texte en américain. Je me suis demandé pourquoi il disait que les billets de dollars ne portaient pas l’inscription In God we trust – et découvert qu’en fait ils l’ont portée peu après l’écriture du poème.
*

Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à regarder les champions
de l’Académie de billard Dante
et les accros du flipper français.
Je mène une vie tranquille
sur Lower East Broadway.
Je suis un Américain.
Je fus un garçon américain.
J’ai lu l’American Boy Magazine
et je suis devenu boyscout
en banlieue.
Je me prenais pour Tom Sawyer
pêchant l’écrevisse dans la Bronx River
et imaginant le Mississipi.
J’ai eu une batte de baseball
et un vélo American Flyer.
J’ai livré le Woman’s Home Companion
à cinq heures de l’après-midi
ou le Herald Trib
à cinq heures du matin.
J’entends encore le bruit sourd du papier qui cogne
sur des porches perdus.
J’ai eu une enfance malheureuse.
J’ai vu la terre de Lindbergh.
J’ai regardé à la maison
et je n’ai pas vu d’ange.
Je me suis fait prendre en train de voler des crayons
au Five and Ten Cent Store
le même mois où j’ai fait Eagle Scout.
J’ai coupé des arbres pour le CCC
et je me suis assis dessus.
J’ai débarqué en Normandie
dans une barque qui s’est renversée.
J’ai vu les armées éduquées
sur la plage à Douvres.
J’ai vu des pilotes égyptiens dans des nuages violets
des commerçants roulant leur store
à midi
salade de pommes de terre et pissenlits
aux pique-niques anarchistes.
Je lis « Lorna Doone »
et une vie de Hans Most
terreur de l’industriel
une bombe sur son bureau à tout moment.
J’ai vu la parade des éboueurs
à la Parade du Jour de Colomb
derrière les désinvoltes
pétants trompettistes.
Je n’ai pas fait de longue retraite
dans un cloître
ni aux Tuileries
mais je pense toujours
à y aller.
J’ai vu la parade des éboueurs
quand il neigeait.
J’ai mangé des hotdogs dans des terrains de baseball.
J’ai su le discours de Gettysburg
et le discours de Ginsberg.
Je me plais ici
et je ne retournerai pas
d’où je viens.
J’ai aussi cavalé sur des wagons wagons wagons
J’ai voyagé parmi des inconnus.
J’ai été en Asie
sur l’Arche avec Noé.
J’étais en Inde
quand Rome fut bâtie.
J’ai été dans la Crèche
avec un Âne.
J’ai vu le Distributeur Éternel
d’une Colline Blanche
dans le sud de San Francisco
et la Femme Qui Rit à Loona Park
à l’extérieur de la Fun House
sous une pluie torrentielle
qui riait encore.
J’ai entendu le bruit des festivités
dans la nuit.
J’ai erré solitaire
comme une foule.
Je mène une vie tranquille
à l’extérieur de Mike’s Place chaque jour
à regarder le monde marcher
dans ses étranges chaussures.
Un jour j’ai commencé
à faire le tour du monde
mais j’ai échoué à Brooklyn.
Ce Pont était trop pour moi.
Je me suis engagé dans le silence
l’exil et la ruse.
J’ai volé trop près du soleil
et mes ailes de cire sont tombées.
Je cherche mon Vieil Homme
que je n’ai jamais connu.
Je cherche le Chef Perdu
avec qui j’ai volé.
Les jeunes hommes devraient être des explorateurs.
Mais Mère ne m’a jamais dit
qu’il y aurait de telles scènes.
Entrailles-lasses
je repose
j’ai voyagé.
J’ai vu la ville idiote.
J’ai vu le fatras de la masse.
J’ai entendu pleurer Kid Ory.
J’ai entendu prêcher un trombone.
J’ai entendu Debussy
tendu à travers une feuille.
J’ai dormi dans cent îles
où les livres étaient des arbres.
J’ai entendu les oiseaux
qui sonnent comme des cloches.
J’ai porté des pantalons de flanelle grise
et j’ai marché sur la plage de l’enfer.
J’ai habité dans cent villes
où les arbres étaient des livres.
Quels métros quels taxis quels cafés !
Quelles femmes aux poitrines aveugles
membres perdus parmi les gratte-ciel !
J’ai vu les statues des héros
aux carrefours.
Danton pleurant à l’entrée d’un métro
Colomb à Barcelone
pointant vers l’Ouest sur les Ramblas
vers l’American Express
Lincoln dans sa chaise de pierre
Et un grand Visage de Pierre
dans le Dakota du Nord.
Je sais que Colomb
n’a pas découvert l’Amérique.
J’ai entendu cent Ezra Pound domestiqués.
Ils devraient tous être libérés.
Ça fait longtemps que j’étais berger.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à lire les annonces classées.
J’ai lu le Reader’s Digest
d’un bout à l’autre
et remarqué l’identification profonde
des États-Unis à la Terre Promise
où sur chaque pièce est marqué
In God We Trust
mais pas sur les billets de dollars,
qui sont les dieux en eux-mêmes.
Chaque jour je lis les petites annonces
à la recherche d’une pierre une feuille
une porte introuvable.
J’entends chanter l’Amérique
dans les Pages Jaunes.
On ne croirait jamais
que l’âme a ses fureurs.
Chaque jour je lis les journaux
et j’entends l’humanité bancale
dans la triste pléthore d’imprimé.
Je vois où l’étang de Walden a été vidé
pour faire un parc de loisirs.
Je vois qu’ils sont en train de faire à Melville
manger sa baleine.
Je vois qu’une nouvelle guerre arrive
mais je ne serai pas là pour la combattre.
J’ai lu ce qui est écrit
sur le mur des cabinets.
J’ai aidé Kilroy à l’écrire.
J’ai défilé dans la Cinquième Avenue
soufflant dans un clairon au milieu d’un peloton compact
mais je me suis dépêché de rentrer à la Casbah
chercher mon chien.
Je vois une similitude
entre les chiens et moi.
Les chiens sont les véritables observateurs
par monts et par vaux dans le monde
à travers le pays de Molloy.
J’ai descendu à pied des ruelles
trop étroites pour des Chrysler.
J’ai vu cent chariots à lait sans chevaux
dans un terrain vague à Astoria.
Ben Shahn ne les a jamais peints
mais ils sont là
de travers à Astoria.
J’ai entendu l’obbligato du ferrailleur.
J’ai roulé sur des autoroutes
et j’ai cru aux promesses des panneaux de signalisation
Traversé les Jersey Flats
et vu les Cités de la Plaine
Je me suis vautré dans la nature sauvage de Westchester
avec ses bandes errantes d’autochtones
dans des breaks.
Je les ai vus.
Je suis l’homme.
J’étais là.
J’ai souffert
un peu.
Je suis un Américain.
J’ai un passeport.
Je n’ai pas souffert en public.
Et je suis trop jeune pour mourir.
Je suis un self-made man.
Et j’ai des projets d’avenir.
Je suis en lice
pour un super job.
Je vais peut-être déménager
à Detroit.
Je ne suis que temporairement
vendeur de cravates.
Je suis un bon gars.
Je suis un livre ouvert
pour mon boss.
Je suis un total mystère
pour mes plus proches amis.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à contempler mon nombril.
Je fais partie de la longue folie du corps.
J’ai erré dans divers bois de la nuit.
Je me suis penché aux portes saoules.
J’ai écrit des histoires folles
sans ponctuation.
Je suis l’homme.
J’étais là.
J’ai souffert
un peu.
Je me suis assis sur une chaise instable.
Je suis une larme du soleil.
Je suis une colline
où courent les poètes.
J’ai inventé l’alphabet
après avoir observé le vol des grues
qui font des lettres avec leurs pattes.
Je suis un lac sous la plaine.
Je suis un mot
dans un arbre.
Je suis une colline de poésie.
Je suis un raid
sur l’inarticulé.
J’ai rêvé
que toutes mes dents tombaient
mais ma langue vivait
pour raconter l’histoire.
Car je suis un alambic
de poésie.
Je suis une banque de chant.
Je suis un pianiste
dans un casino abandonné
sur une esplanade en bord de mer
dans un brouillard dense
continuant à jouer.
Je vois une similitude
entre la Femme Qui Rit et
moi-même.
J’ai entendu le son de l’été
dans la pluie.
J’ai vu des filles sur des promenades
avoir des sensations compliquées.
Je comprends leurs hésitations.
Je suis un cueilleur de fruits.
J’ai vu comment les baisers
causent de l’euphorie.
J’ai risqué l’enchantement.
J’ai vu la Vierge
dans un pommier à Chartres
et Sainte Jeanne brûler
au Bella Union.
J’ai vu des girafes dans les Jim la jungle
leur cou comme l’amour
enroulé autour des circonstances de fer
du monde.
J’ai vu la Vénus Aphrodite
sans bras dans son couloir à courant d’air.
J’ai entendu une sirène chanter
au One Fifth Avenue.
J’ai vu la Déesse Blanche danser
dans la rue des Beaux-Arts
le 14 juillet
et la Belle Dame Sans Merci
se curer le nez au Chumley’s.
Elle ne parlait pas anglais
Elle avait des cheveux jaunes
et une voix rauque.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à regarder les joueurs de billard de poche
faire la scène du minestrone
louper les macaronis
et j’ai lu quelque part
le Sens de l’Existence
déjà oublié
où exactement.
Mais je suis l’homme
Et je serai là.
Et je peux faire que les lèvres
de ceux qui sont endormis
parlent.
Et je peux fabriquer mes carnets
dans des brassées d’herbe.
Et je peux écrire ma propre
éponyme épitaphe
intimant aux cavaliers
de passer.

*
Le texte en américain est ici

Des stéréogrammes, de la rigueur et de la grâce, dans les sciences humaines et dans l’art

stereogrammeC’est un phénomène extrêmement exaltant que de voir apparaître dans un texte des dimensions jusque là insoupçonnées. Comme, en exerçant ses yeux à converger et à diverger, on voit apparaître des profondeurs, des effets, des volumes, des formes, des thèmes cachés dans un stéréogramme. C’est ce qui m’arrive, avec de plus en plus de force, à mesure que je traduis l’Odyssée (tous les textes ne se prêtent pas aussi bien à l’exercice, seulement les grands textes poétiques riches en dimensions, et bien sûr seulement dans leur langue originelle). Cela demande du temps, même si les révélations finissent par arriver soudainement, beaucoup d’attention, et ensuite de l’abandon à ce qui est apparu, pour mieux le goûter, et ce faisant mieux le savoir, l’analyser, mettre en perspective la nouvelle perspective. Cela demande aussi des outils sophistiqués : de l’expérience, et de l’étude. Étude de certains travaux savants qui, même s’ils n’ont pas abouti en eux-mêmes à une exégèse révolutionnaire, en donnent les moyens à qui sait se servir des outils qu’ils constituent.

Et je soutiens et j’admire ceux des savants, des universitaires, qui travaillent avec sérieux, avec autant de sérieux, de science, de méthode, de précision, dans les sciences humaines, que dans les sciences exactes. Sans cet énorme travail de base, celui des autres et celui qu’on peut faire soi-même, on ne fait que remuer de l’air, parler pour ne rien dire ou pour ne dire que du faux. J’ai quitté mon premier directeur de thèse quand j’ai compris que nos esthétiques et nos éthiques différaient trop. Mais je lui suis reconnaissante de m’avoir bien rappelé la manière scientifique d’établir des notes. Et je fus choquée lorsque le suivant me déclara, à la fin, qu’il y accordait peu d’importance, qu’il trouvait même qu’on pouvait s’en passer. Mais à quoi servirait un travail savant qui n’apporterait pas ce qui est la moindre des politesses scientifiques : des sources, des preuves ? Non seulement il ne serait pas crédible, mais il ne serait pas non plus utilisable ; ce ne serait qu’un travail égoïste et stérile. Et ce serait aussi la porte ouverte au n’importe quoi, au mensonge, au bluff, comme on ne les voit que trop souvent à l’œuvre ici ou ou encore et en bien d’autres cas.

Toute recherche, toute analyse, universitaire ou autre, exige la rigueur. Autant de rigueur que doivent en avoir les artistes. Sans elle, il ne reste que gestes approximatifs, bavardage, cacophonie, absence de sens. Sans elle, pas de grâce.

*

Vous pouvez vous exercer aux stéréogrammes ici, en les affichant pleine page ou en les imprimant. En convergence (en louchant fixement vers le centre de l’image placée à 30 cm de vos yeux environ, jusqu’à apparition du relief caché) et en divergence (en plaquant d’abord vos yeux sur l’image, de façon à ce qu’ils se disposent comme s’ils regardaient à travers un objet lointain, et en les en éloignant lentement, jusqu’à 30 cm environ aussi, en continuant à la fixer jusqu’à apparition du relief, en général plus manifeste et plus spectaculaire dans ce sens). Une fois le relief apparu, rester un peu sur l’image, qui deviendra plus nette et plus profonde encore. À ne pas faire plus de quelques brèves minutes, pour éviter les maux de tête. Un bon exercice à faire de temps en temps, en convergence puis en divergence pour l’équilibre, afin d’entretenir sa musculature oculaire.

Journal intime d’une jeune femme libre, 7 : Montréal, et réflexion sur la guerre

À partir des mots « Le métro de Montréal », je crois que le texte est celui d’une de mes chroniques hebdomadaires de l’époque au journal Le Devoir, au début de la guerre du Golfe – ou du moins son brouillon (je n’ai plus les chroniques que j’ai écrites à l’époque, et quand j’ai publié ce Journal, en 2001, sous le titre Ma vie douce, je l’ai composé à partir des papiers épars qui avaient survécu à toutes mes allées et venues, et que je n’ai plus non plus). Ceci est la première partie de mon journal à Montréal, où je suis partie vivre après mon deuxième roman (je mentionne Bordeaux car j’y revenais aux vacances scolaires, retrouver mes deux premiers enfants), je le terminerai en une ou deux notes.

*

Montréal, 1990-1991

À écrire, demain, mes deux chroniques pour Le Devoir. Bien sûr, au dernier moment. À finir, avant la fin de la semaine, mon scénario pour Eric. À continuer, mon roman (six pages, à peine, à ce jour). Et une idée en réserve, un roman érotique : la fille une nuit de tempête, se perd sur la route en Bretagne, se retrouve au château isolé (carte postale de Florent, château en Écosse par Jean-Loup Sieff), avec cinq hommes – pays de la nuit, car laissent les volets clos.

Depuis mon retour de Bordeaux, il y a une semaine, j’ai commencé un nouveau roman, dont je viens de trouver le titre : La Chambre aux bas de femme. Très, très contente, quoique encore incertaine sur le devenir de ce petit roman. L’idée, je l’avais eue avec Florent, avant Noël, en parlant un soir, au Lola’s Paradise. En fait, c’est l’idée de François Mauget, du théâtre des Tafurs, qui avait monté à Bordeaux une exposition sur l’histoire, présentée comme réelle, d’un homme qui aurait conservé des bas de femme dans des bocaux, et des bouteilles de champagne. On avait d’abord pensé écrire un scénario, et puis il est très vite apparu que je ferais mieux d’écrire un roman, et Florent un scénario de son côté. Ce qu’il est en train de faire, ayant terminé les scénarios de son premier long-métrage, et de son épisode pour une série télé. Je suis tellement heureuse de me remettre à écrire. J’ai envie de dévorer un tas de livres.
Voilà ce qui m’est apparu, d’ici, sur cette ville où j’ai vécu dix ans : Bordeaux est une fleur fanée. Le charme ambigu et envoûtant des fleurs fanées, voilà ce que je voudrais mettre dans mon livre. Je pense à ce photographe espagnol, dont j’ai oublié le nom, et qui photographie si superbement les fleurs fanées. Je viens de lire dans le Magazine littéraire une interview de Moravia où il dit qu’on doit trouver le style du livre avant de l’écrire (comme un ténor sa voix, avant de se mettre à chanter). C’est exactement ce qui m’est arrivé pour ce livre. Dès que j’ai trouvé le style, j’ai su que le livre pouvait exister. Arriverai-je à réaliser les promesses que j’y vois ? Un univers moite, envoûtant, inquiétant, sensuel, immobile… Un univers bien particulier, nouveau… Si j’arrive à l’explorer.

La guerre menace. C’est angoissant.
Depuis quelques jours, je dors, l’après-midi, la nuit, le matin. Il fait très froid. Mon roman n’avance presque plus. Je suis incapable d’écrire des scènes de sexe, ça serait comme copier Le Boucher. Je voudrais que ça soit inquiétant, comme La Chute de la maison Usher.
Il est 16h30, la télé est allumée, j’entends de la chambre le journal de TF1, retransmis par TV5. On ne parle que de la guerre. Plus que cinq jours, on négocie encore, et d’avance, on compte les morts.

La guerre a bien lieu. Passé quelques jours devant la télé, à suivre les informations. Et puis on s’habitue, c’est une guerre moderne, prétendument propre, chirurgicale, si peu justifiée. Il n’y a même pas un gentil et un méchant. Le droit occidental doit régner…
En attendant, la presse fait son beurre, les chefs d’État aussi. Il y a bien quelques pauvres cons qui vont y laisser leur peau, mais ça, c’est toujours the same old story…
Avec tout ça, j’ai arrêté d’écrire (ça paraissait si bête), je m’y remets maintenant, mais ça n’est pas facile. Ne pas perdre de vue ce que je dis toujours, mais que j’ai oublié pour Lucie : il faut que ce soit fort, violent.

Le métro de Montréal est droit, simple, spacieux, lumineux, froid. Parfois, c’est pareil dans ma tête : des souterrains sombres, bordés d’étapes aux murs lisses, où rien n’accroche. Parfois, j’ai l’impression de n’être pas de ce monde, de voyager à côté dans un espace de lumière irréelle, tel un être invisible, aveugle, sans avenir et sans mémoire.
J’en ai d’ailleurs si peu, de mémoire. J’ai oublié mille morceaux de ma vie, oublié plus de vingt ans d’école, l’histoire et la géographie, des milliers de livres, des poèmes, des films. Quelques morceaux de musique, deux ou trois tableaux dont j’ai oublié le nom, c’est tout ce qui me reste. J’ai oublié d’être là, mais là où je suis, je suis si bien, légère, transparente, traversée d’air et de lumière.
Souvent je suis étourdie, parce que je trouve le monde tellement étourdissant.
Et puis soudain, dans le métro de Montréal, il y a une affiche sombre, avec une tête d’enfant décharné, et cinq mots, la fin dans le monde, du moins il me semble, parce que je ne l’ai pas vue un quart d’un quart de seconde, j’étais dans mon étourdissement, et puis entraînée par tout ce monde qui descend de la rame en même temps que moi, et m’entoure, et bien sûr ne reste pas devant l’affiche à la contempler comme si elle était exposée dans un musée, mais comme moi ne la voit pas et s’en va, s’en va. Correspondance, sortie…
Seulement je me retourne, je voudrais être sûre d’avoir bien vu, est-ce que c’était vraiment écrit la fin ? Oui, sans doute, d’ailleurs je l’ai déjà vue, cette affiche, mais je ne m’en souviens pas, alors je voudrais vérifier, mais trop tard, la foule m’emporte, je ne la vois plus, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser, l’univers de lumière irréelle autour de moi se brise, et revoilà le monde inquiétant des hommes. Je me souviens qu’hier soir Florent m’a lu une phrase de l’autobiographie de Jean Renoir, j’ai oublié les mots exacts, mais le sens c’était qu’à son avis il était douteux que le monde occidental dans son vertige survive bien longtemps, et que si par hasard il restait des historiens dans cinq cents ans, ils diraient que tout avait basculé à partir de la Première Guerre mondiale.
Justement hier soir j’ai revu La Grande Illusion de Jean Renoir. Tout est beau dans ce film, même le désespoir. Parce que tout est encore tellement humain. Des camps d’extermination pendant la Deuxième Guerre mondiale, que reste-t-il ? De l’inhumain : indicible. Si Malaparte a trouvé des mots et des images d’une beauté aiguë pour dire l’horreur de cette guerre, c’est qu’il ne l’a pas toute vue. Et de cette troisième guerre, que nous restera-t-il ?
C’est la fin dans le monde…Pourquoi est-ce toujours à des enfants qui n’ont pas la peau blanche de succomber dans les famines, sous les bombes ou les mitraillettes ? À cause de la vieille loi du plus fort, évidemment. Les enfants de mes enfants seront-ils encore les plus forts ? J’ai soif de justice pour tous les floués de ce monde, mais j’aimerais tellement croire que notre civilisation va perdurer, j’aimerais tellement croire à l’espoir et au progrès, et qu’un jour la paix viendra entre les peuples. Mais s’il fallait croire à cela, pourrait-on croire en même temps que les hommes seront toujours des hommes ?
J’ai rêvé qu’il y avait une alerte, une sirène sinistre comme celle qui faisait courir mes parents aux abris quand ils étaient enfants, et qu’il nous fallait nous réfugier dans un souterrain creusé derrière McGill. L’entrée de l’abri était tout à fait celle d’un terrier de lapin, mais à taille humaine, et il y avait devant une file d’attente, calme et disciplinée.
Vous imaginez-vous, parfois, que la guerre pourrait être ici, dans notre ville, que nous pourrions vivre constamment sous la menace des bombardements quotidiens ? Non, je crois qu’on ne peut pas l’imaginer. Si on avait pensé un instant que la guerre pourrait se faire chez nous, on ne se serait certainement pas tant pressé de la déclencher. Nous acceptons bien d’y envoyer nos soldats, mais nous sommes tous bleus de peur devant la mort.
La preuve ? Dès que l’Europe est menacée d’actes de terrorisme, on n’y voit plus le bout du nez du moindre Américain. Festivals, tourisme, affaires… Ils annulent tout, ils se défilent, ils détalent, ils désertent, la seule vue d’un aéroport leur fout les tripes à l’envers, il n’y a plus personne, ils sont morts de trouille.
On a déjà connu ça, nous y revoilà. Les hôteliers se désolent, les organisateurs de manifestations diverses aussi, mais on ne peut tout de même pas prendre les Américains dans nos bras pour les rassurer, leur expliquer que le risque de mourir dans un attentat est minime, et les prier de ne pas nous laisser tomber.
En attendant, ces vaillants guerriers seraient-ils aussi prompts à s’échauffer pour faire régner l’ordre s’ils devaient y risquer leur peau et celle de leur famille, avoir la guerre chez eux ? Et tous les autres pays, qui les ont suivis docilement, n’auraient-ils pas un peu plus renâclé, eux aussi, n’auraient-ils pas déployé un peu plus d’imagination pour éviter l’affrontement armé, si celui-ci avait dû avoir lieu sur leur sol ?
Mais, c’est le monde moderne. On mange tous les jours sans avoir à tuer de bête ou semer du blé, on commence à fabriquer des bébés sans avoir à faire l’amour, et on fait la guerre sans avoir à la subir, bien calé dans son fauteuil, la télécommande à la main. Tout ce qui ramenait l’homme face à ses responsabilités cruciales est pris en charge aujourd’hui par quelques spécialistes.
Alors, où est le sens des choses dans tout ça ? Après le sens du néant, véhiculé par la Deuxième Guerre mondiale, c’est peut-être ça que devait montrer la troisième : la crise du sens, à l’échelle planétaire. Cette guerre est d’une hypocrisie monumentale.