Odyssée, Chant I, v.337-364 (ma traduction)

Arthur Rimbaud par Sonia Delaunay

Arthur Rimbaud par Sonia Delaunay

(Illustration trouvée dans un article reprenant sans me citer mon argumentaire, et sa chute, à propos de Verlaine et Rimbaud au Panthéon)
Merveilleux moment de traduction aujourd’hui, quand j’ai entendu Homère dire ce que dira aussi Rimbaud. Je m’explique. De façon générale, je découvre en le traduisant pas à pas la profondeur de la modernité d’Homère. Tout cela fera l’objet du commentaire dont j’accompagnerai ma traduction quand elle sera terminée, dans quelques années. Mais déjà, donnons quelques éléments ici. D’abord, pour le passage de ce jour, mon émotion personnelle en entendant Pénélope dire d’Ulysse « je regrette tant une telle tête, me remémorant… ». C’est une tournure toute homérique que de dire tête à la place d’esprit ou d’âme. Et moi aussi je me remémore… je me remémore le rêve que je fis une nuit, où Homère me donna sa tête à manger.

Mais revenons à Rimbaud. Dans sa lettre du 13 mai 1871 à Izambard, se trouvent ces mots célèbres : « je travaille à me rendre voyant (…) je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense — Pardon du jeu de mots. — Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon ». Dans les vers d’aujourd’hui, Homère fait dire à Télémaque : « pourquoi donc refuser à l’aède fidèle de charmer selon ce qui l’inspire ? Ce n’est pas la faute des aèdes. C’est plutôt Zeus qui est cause des dons qu’il dispense selon son bon vouloir aux gens travailleurs ». Je n’épilogue pas, songez-y si vous en avez le courage. (J’ajoute seulement que le mauvais roman, pas nouveau, qui circule ces jours-ci en ligne, avec explication de texte grossière sur le poème qui accompagne cette lettre de Rimbaud à Izambard, ne vaut pas un clou ; et que je ne crois pas non plus que le jeu de mots de Rimbaud sur « On me pense » soit à comprendre comme aussi « On me panse », interprétation lacanienne ridicule comme presque toujours).

Le je du poète (de l’aède fidèle)est un principe supérieur. Ce même principe qui, sous le nom d’Athéna, inspire à Télémaque des paroles toutes nouvelles, qui, par le changement qu’elles révèlent en son fils, vont stupéfier Pénélope, retournant elle aussi tisser le poème dans ses étages supérieurs.

Cette semaine j’ai trouvé aussi la raison plus profonde que celle qui est dite, la raison plus profonde qui fait que Shéérazade empêche le sultan de la tuer en racontant pendant mille et une nuits.
Nous en étions la dernière fois au moment où Pénélope allait s’adresser à l’aède :
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« Phémios, tu connais bien d’autres chants qui charment les mortels,
Les actions des hommes et des dieux que chantent les aèdes.
Assis parmi eux, chantes-en un pendant qu’ils boivent
Le vin en silence. Mais cesse ce chant lugubre
Qui toujours dans ma poitrine accable mon cœur
Où sans cesse descend la cruelle douleur du deuil.
Je regrette tant une telle tête, me remémorant
À jamais l’homme dont la gloire emplit l’Hellade et Argos ! »

Ainsi réplique à haute voix le sage Télémaque :

« Ma mère, pourquoi donc refuser à l’aède fidèle
De charmer selon ce qui l’inspire ? Ce n’est pas la faute
Des aèdes. C’est plutôt Zeus qui est cause des dons
Qu’il dispense selon son bon vouloir aux gens travailleurs.
Ne lui reproche pas de chanter les malheurs des Danaens
Car les humains préfèrent célébrer un chant
Dont le sujet tourne autour des choses les plus nouvelles.
Lève en ton cœur et âme le courage d’écouter.
Car Ulysse n’est pas seul à avoir perdu à Troie
Le jour du retour. Beaucoup d’autres y ont péri aussi.
Va dans tes appartements t’occuper de tes travaux
À la toile et au fuseau, et exhorte tes servantes
À se mettre à leur ouvrage. La parole est affaire d’hommes,
Surtout la mienne. Car je suis le chef en cette maison. »

Et frappée de stupeur elle rentre chez elle,
Recueillant dans son cœur les sages paroles de son fils.
Montée avec ses suivantes aux appartements supérieurs,
Elle pleure Ulysse, son époux chéri. Puis Athéna
Aux yeux de chouette jette un doux sommeil sur ses paupières.

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.306-318 (ma traduction)

"Nativity", acrylique sur toile 30x30 cm

« Nativity », acrylique sur toile 30×30 cm


La merveille avec les tableaux, c’est que chacun est unique, comme les êtres vivants. Chaque livre est unique aussi, mais l’objet en lui-même est réplicable. Un tableau est un objet unique. C’est pourquoi j’aime même les deux humbles peintures que j’ai trouvées, jetées, un jour et un autre jour, dont je n’ai pu déchiffrer les signatures et qui ne sont pas dépourvues de charme. De vie, même. Comme si l’âme qui les a peintes (un poulbot féminin pour l’un, des fleurs pour l’autre) y respirait encore. Celui-ci, « Nativity », peint hier, j’en ai structuré l’espace rocheux autour de la grotte avec du Gesso mélangé à du café moulu qu’il restait depuis un certain temps dans le frigo. Du coup, il dégage une odeur de café qui va en s’amenuisant mais qui fait bien remarquer l’échange de respiration entre le tableau et la personne qui le contemple.

Nous arrivons aujourd’hui à la fin du dialogue entre Télémaque et Athéna, qui pour cette première rencontre lui est apparue sous les traits d’un étranger venu lui donner des instructions précises pour se débarrasser des prétendants et partir à la recherche d’Ulysse disparu.
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Ainsi répond à haute voix le sage Télémaque :

« Étranger, tu m’as vraiment parlé avec amitié,
Comme un père à son enfant, et je ne l’oublierai jamais.
Mais voyons, bien que tu sois pressé de te remettre en route,
Reste le temps de prendre un bain, de réjouir ton cœur !
Puis tu emporteras sur ton bateau un beau cadeau,
Précieux, qui te comblera de joie, un souvenir de moi,
Comme en offrent les hôtes amis à leurs hôtes. »

Ainsi reprend Athéna aux yeux brillants de chouette :

« Ne me retiens pas davantage, je veux vraiment partir.
Et le cadeau que ton cœur ami te pousse à m’offrir,
Tu m’en feras don à mon retour, pour l’emporter chez moi.
Je prendrai cette merveille et t’en rendrai une aussi belle. »

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.63-79 (ma traduction)

Odilon Redon, Cyclope (wikimedia)

Odilon Redon, Cyclope (wikimedia)

Zeus répond à Athéna, qui lui demande, comme nous l’avons vu hier, pourquoi Ulysse ne peut pas rentrer chez lui. J’emploie le mot « accusation » car le verbe pheugo, « fuir, échapper », (« ce discours qui s’échappe de la barrière de tes dents », dit Zeus littéralement) signifie aussi, en terme de droit, « être accusé ou défendeur » (le dictionnaire ne précise pas s’il avait déjà ce sens à l’époque d’Homère mais il convient très bien à la situation). Zeus s’indigne de la question d’Athéna, mais enfin elle a eu raison de la poser puisqu’il se décide à agir pour y répondre.
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Ainsi répondit Zeus rassembleur de nuages :

« Mon enfant, quelle accusation sort d’entre tes dents ?
Comment oublierais-je jamais le divin Ulysse,
Si intelligent parmi les mortels et si généreux
En sacrifices pour les dieux, habitants immortels
Du vaste ciel ? Mais Poséidon qui enserre la terre
Est toujours irrité de ce qu’il aveugla l’œil
Du simili-dieu Polyphème, le plus fort
De tous les Cyclopes. La nymphe Thoosa,
Fille de Phorkys, l’un des chefs de la stérile mer,
S’étant unie dans les grottes à Poséidon, l’enfanta.
Depuis, Poséidon, l’ébranleur de la terre,
Sans le tuer fait errer Ulysse hors de sa patrie.
Mais allons ! Réfléchissons, nous tous, aux moyens
D’assurer son retour. Poséidon alors
Laissera sa colère. Car il ne pourra, seul,
Lutter contre le vœu de tous les immortels dieux. »

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le texte grec est ici
à suivre !

L’esprit des Yanomami, par Claudia Andujar

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« Malgré la distance, je distinguais parfaitement les xapiri et leurs ornements colorés et brillants. Leurs regards étaient posés sur moi. Leur troupe descendait des confins du ciel, portée par une multitude de sentiers scintillants qui ondoyaient dans les airs ». Davi Kopenawa, chamane yanomami.

Ce qui m’a peut-être le plus impressionnée dans l’exposition « La lutte Yanomami », autour de l’œuvre photographique et militante de Claudia Andujar, ce sont les dessins réalisés par les gens de ce peuple, sur la demande de leur amie photographe. J’étais si impressionnée que je n’ai même pas pu les photographier, comme si c’était tabou (mais vous pouvez en voir dans la vidéo de présentation de l’expo ci-dessous). Parce qu’ils étaient comme sont les dessins d’enfants à l’école maternelle. Ce qui n’est pas du tout le cas des œuvres que nous connaissons des arts dits premiers.

Et puis je regardais ces photos fantastiques, rendant l’esprit des Yanomami, plein de résonances, tel que Claudia Andujar l’a compris après avoir longtemps vécu avec eux, et avant de devenir une militante très active contre l’entreprise génocidaire qu’ils subissent depuis des décennies et contre laquelle ils luttent. De ces photographies comme de ces dessins jaillit la lumière d’un autre monde mental, d’une réalité infiniment riche, vibrante, chaleureuse. Et me venait cette question posée dans la Bible, telle que je la traduis : « qu’est-ce que l’être humain, pour que tu le penses ? »

Je suis repartie à vélo, comme j’étais venue, pendant que l’Amazonie continue à brûler, que la déforestation continue.
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yanomami 4-minAujourd’hui à la Fondation Cartier, photos Alina Reyes
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On peut aussi entendre Claudia Andujar et Davi Kopenawa, entre autres, témoigner de leur lutte lors d’une « Nuit Yanomami » à la Fondation Cartier : ici

« My Light Shines On ». Danser sa vie

Vivre et écrire comme on danse, dans la grâce, la précision, le geste juste, l’art : voilà ce que m’inspirent ces trois chorégraphies du Scottish Ballet, que le Festival international d’Edimbourg, ne pouvant se tenir en cette année de pandémie, partage en ligne ainsi que d’autres performances artistiques (ici) – « to keep a hopeful light burning in dark times ». Merci Edimbourg, je partage aussi.
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« La guerrière chevaleresque », « A Touch of Zen », de King Hu


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J’ai vu et adoré, à leur sortie, Tigre et Dragon et Kill Bill, et j’ignorais que ces films, comme beaucoup d’autres films de sabre, avaient été inspirés par ce premier chef-d’œuvre absolu du genre, dont le titre, Xia nu (La Guerrière chevaleresque), a été changé pour l’Occident en A Touch of Zen. Je viens de visionner le film, disponible jusqu’au 29 août prochain sur Arte, et je reste sous le choc de sa splendeur, de sa grandeur, de sa grâce. De son incroyable modernité, alors qu’il date de 1971. Toutes les critiques que je lis après coup enchaînent les superlatifs (voir par exemple la présentation du film dans Slate) et j’aurais juste envie de les aligner aussi. Mais pourquoi répéter ce que des cinéphiles plus savants que moi en la matière ont pu en dire. J’ajouterai seulement ce que j’y ai vu de plus et que je ne vois écrit nulle part. À savoir qu’il s’agit du combat entre un eunuque qui s’est emparé du pouvoir et une femme devenue guerrière accomplie au monastère. Et que ce qui s’avère finalement à sauver, c’est un bébé. Je n’en dis pas plus pour ne pas spoiler, mais voilà qui approfondit considérablement l’enjeu métaphysique du film.

En moi comme dans le film la guerrière absolument libre, traquée, et le scribe lettré, s’unissent pour assurer la survie d’une lignée, comme on dit en français – terme qui parle spécialement à une écrivaine. Vous identifier aussi à la fois à la guerrière et au scribe, je ne vous souhaite pas mieux au visionnage de cette œuvre. Du côté du pouvoir, l’impuissance et la violence ; face à ça, l’ascèse, l’amour libre, le combat dansant, le savoir, l’intelligence, la fertilité : la puissance réelle. Cela finit de façon sublime.

en une ou plusieurs fois, à voir ici sur Arte

Madame Terre sur la tombe d’Erik Satie à Arcueil. Avec aussi René Clair, Marcel Duchamp et Man Ray, et Matisse, et C215, et une et trois poires

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Sur la tombe de Satie à Arcueil, il y a
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une poire… pour ses « Trois morceaux en forme de poire »


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une bague figurant « La Danse » de Matisse, rappelant ses « Gymnopédies » – dont une interprétation se trouve à la fin du premier pèlerinage de Madame Terre chez Satie

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des pièces d’un jeu d’échecs, pour sa musique du film de René Clair où Marcel Duchamp et Man Ray jouent aux échecs


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Et dehors, sur une porte du cimetière, ce portrait du musicien signé C215
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Hier à Arcueil, photos O, comme toujours pour ses pérégrinations à vélo avec Madame Terre (suivre le mot-clé !)