Au firmament d’Hildegarde de Bingen


Hildegarde de Bingen, Liber divinorum operum

 

« Dans la rotondité de la tête humaine, c’est la rotondité du firmament que l’on retrouve. Les dimensions justes et rigoureuses du firmament correspondent aux mêmes dimensions de la tête de l’homme. Celle-ci a donc ses mesures exactes, comme le firmament, qui répond lui aussi à des mesures rigoureuses, afin de pouvoir accomplir une révolution parfaite, afin qu’aucune partie n’outrepasse injustement la mesure d’une autre. C’est que Dieu a façonné l’homme sur le modèle du firmament et il a conforté son énergie par des forces élémentaires. Ces forces, il les a aussi confortées à l’intérieur de l’homme, afin que ce dernier les aspirât et les expirât, de même que le soleil, qui illumine le monde, émet ses rayons pour ensuite les faire revenir à lui. La rotondité et l’harmonie de la tête de l’homme signifient donc que l’âme suit dans les péchés la volonté de la chair, avant de se renouveler dans les soupirs qui la portent vers la justice (…)»
Hildegarde de Bingen, citée par Jean-Claude Schmitt dans Quand la lune nourrissait le temps avec du lait. Le temps du cosmos et des images chez Hildegarde de Bingen

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Et voici Séquence de l’Esprit saint, l’un des poèmes cités par Régine Pernoud dans sa biographie (au Livre de Poche) du prochain docteur de l’Église :

 

Ô feu de l’Esprit protecteur
Vie de la vie de toute créature
Tu es saint, vivifiant toute forme.

Tu es saint
Toi qui oins les blessés en péril
Tu es saint
Toi qui essuies les blessures puantes.

Ô toi qui insuffles la sainteté
Et le feu de l’amour
Ô goût de la douceur dans la poitrine
Infusion des coeurs
Dans la bonne odeur des vertus.

Ô source très pure
En laquelle est contemplé
Ce que Dieu attire les étrangers
Et recherche les âmes perdues.

Ô cuirasse de vie et espoir de protection
De tous les membres
Ô ceinture d’honnêteté
Sauve les bienheureux.

Garde ceux
Qui furent emprisonnés par l’ennemi
Et délie les enchaînés que ta force divine veut sauver.

Ô chemin des plus courageux
Qui as tout pénétré
Dans les hauteurs et sur la terre
Et dans tous les abîmes
Tu les réunis et les rassembles tous.

De toi s’écoulent des nuages
L’éther vole
Les pierres prennent humidité
Les eaux coulent en ruisseaux
Et la terre exsude viridité.

Tu induis toujours les doctes
Par inspiration de sagesse
Et les rends joyeux.

Que louange soit donc à toi
Qui résonnes de louange
Et joie de vie,
Espoir et honneur des plus vifs
Donnant des récompenses de lumière.

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écouter sa céleste musique :

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Passants

Paris, 13e. Photo Alina Reyes

 

Tout passe, Dieu incarné le premier. Ce qui est faux tombe dans la mort et n’en sort que pour la deuxième mort. Ce qui est vrai, même éphémère, est éternel. Principe de la Résurrection : le vrai et l’éphémère sont les conditions du passage dans l’éternel. Rapport trinitaire entre le Principe, l’Incarnation et le pouvoir-action de l’Esprit.

Le faux est éphémère parce qu’il est faux, donc non viable, mortel. Le vrai peut être éphémère en tant qu’épiphanie, expression dans un temps donné de l’immuable qui tout en devenant et donc se transformant, trouvant expression dans une autre forme et un autre temps, demeure.

L’homme doit apprendre à reconnaître et vivre le vrai, donc l’éternel, dans l’éphémère de sa condition et de son existence. À savoir qu’une union vraie est à jamais vivante, même si elle paraît rompue selon les bornes de la loi ou du regard social. « Ils ne furent plus qu’une seule chair » : il suffit d’une fois, l’union est inscrite dans l’éternité, et doit être respectée à ce titre. De même l’art éphémère, chant, danse, peinture du corps, street art, œuvres de sable… exprime avec puissance l’éternité. Justement par son refus de s’inscrire dans une durée capable de dépasser la vie humaine mais nécessairement limitée malgré tout par le temps, nécessairement inscrite de façon corruptible sur des supports corruptibles. L’art tente de lutter contre la corruptibilité, tout en sachant qu’il n’y parviendra pas, que même d’habiles restaurations ne lui rendront pas la vie éternelle. Une restauration, quel que soit le domaine dans lequel elle a lieu, est de l’ordre de la renaissance, non de la résurrection. C’est la grandeur de l’art, de tenter la traversée des siècles. Mais l’art éphémère, s’il est souvent moins grand art, est plus grand seigneur, dans le sens où il fait fi de l’aspiration humaine de se dépasser soi-même, pour se soumettre entièrement à la transcendance qui le dépasse et à laquelle il fait don gratuitement de soi, sans désir de s’inscrire dans une « éternité » humaine, mais en révélant dans un jaillissement son oui à notre condition, ce oui qui est seul capable en vérité de la dépasser.

 

La drachme perdue


Eugène Burnand, La drachme retrouvée

 

Ce qui serait vivant, ce serait que toute l’Europe change sa monnaie pour adopter la drachme, monnaie qui fut inchangée pendant des millénaires.
Si elle pouvait le faire par désir d’être un espace de joie commune, et  par sens du beau, du temps, de la lumière.
« Les cadeaux de Dieu ne sont pas toujours faciles », disait à Christian de Chergé son ami Mohammed, qui concevait le jeûne de Ramadan comme un don du ciel.

 

Symboles, symboles, symboles


Andy Alcala

 

Le soir du 6 mai, voyant sur mon ordinateur la colonne de la Bastille avec sa grappe de gens, j’ai cru voir le radeau de la Méduse. Il ne s’agit pas d’une figure de style ni d’un symbole délibéré – c’est bien ce qui m’est arrivé, en une vision fulgurante et tenace.

Il se dit « président de la jeunesse de France » et il commence par instrumentaliser son propre fils, réduit au rôle du grand benêt écoutant muet papa au téléphone, « ridicule », comme il le dit ensuite, devant la France entière.

« On n’élit pas une famille », avait-il rappelé pendant la campagne. Mais dès ce soir d’élection, son fils était à la télé, à répétition, et le voilà maintenant, ce même fils, interviewé dans Paris Match – en fait toute la presse parle de lui, de Glamour au Monde. Quant à sa compagne, elle est partout aussi, vire du QG tel socialiste indésirable, sermonne les journalistes qui les attendent devant leur domicile (elle qui travaille à Paris Match !), envoie un sms cinglant à qui écrit que ce fiston à iPhone est l’aîné du couple Hollande-Royal, au lieu de dire « ex-couple »… Que serait-ce si l’on avait élu sa petite famille en même temps que lui ? Si toutes ses paroles sont aussi fiables, si son action doit être aussi en contradiction avec son discours… Le radeau n’a pas fini de dériver. Mais tel est le rêve de communication que l’on vend même à ceux qui sont censés porter du sens. Rassurer l’inconscient du bon peuple, ce n’est pas si compliqué. Le plan com étant donc dans cette affaire : au nom du père, du fils et de la marâtre. Singerie quand tu nous tiens… on te lâche.

Au soir de l’élection, devant Notre-Dame de Tulle, tel saint Jean de la Croix qui disait « au soir de notre vie nous serons jugés sur l’amour », il déclarait aussi : « … quand au terme de mon mandat, je regarderai à mon tour ce que j’aurai fait pour mon pays, je ne me poserai que ces seules questions : est-ce que j’ai fait avancer la cause de l’égalité et est-ce que j’ai permis à la nouvelle génération de prendre toute sa place au sein de la République ? » Puis mêlait en une seule phrase une louche d’américanisme, « le rêve français », une autre de ségolénisme, « notre avenir », une autre encore de maoïsme, « la longue marche », et après ce fatras symbolique et verbal osait appeler à « la confiance », pour finalement remercier les vendeurs de soupe qui l’ont campbellisé et qu’il appelle « humanistes ».  Trois jours plus tard il était au Grand Palais à évoquer « la force des symboles » et à promettre de s’engager pour « la culture », en compagnie du décorateur connu pour avoir agrémenté de colonnes tronquées et rayées un autre Palais, le Royal.

 

Marilyn Monroe, Celle qui buvait la lumière


portrait réalisé par Ben Heine

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Marilyn Monroe. La vivante que les hommes voulurent capturer, et qui les captiva.

De toute son âme assoiffée, de tout son cœur d’enfant battant dans son corps de rêve, elle aima.

Son visage, sa chair buvaient littéralement la lumière.

Elle était éternelle, déjà. Les studios lui prirent son temps, pour en faire de l’argent.

Ils en eurent pour leur argent et au-delà. Toutes les puissances mauvaises, les mafias qui cancérisent le monde, tiennent l’industrie du spectacle et les hommes de pouvoir, les vampires qui se nourrissent du sang des vivants, la jetèrent, nue qu’elle était, nue qu’elle fut toujours, sur les chemins de ronces de leurs désirs malsains.

Pour sauver leurs apparences essayant de la prostituer aux peuples, qu’ils en fassent leur chose comme ils auraient aimé en faire la leur. Mais malgré les faiblesses du peuple, grâce à ses faiblesses aussi, l’esprit de l’amour reconnaît en son sein les apparitions de l’amour.

Contrairement à ceux qui la tuèrent, Marilyn n’est pas une apparence, mais une apparition. Elle a tout donné, elle donne tout d’elle, du plus humble, du plus misérable de l’humain en elle, au plus sublime.

Jetée aux enfers, loin de s’en trouver vaincue par la mort, elle y déclenchait un tremblement de terre et en ramenait la grâce, toujours plus de grâce, démultipliée pour nourrir des millions d’âmes dans des salles obscures.

Présentée en idole, casquée d’or, elle abat l’idolâtrie par la puissance de sa présence humaine, de son cœur de chair offert en toute libéralité.

Et maintenant elle réjouit les anges, ceux du ciel et encore nous autres, pauvres terriens qui voulons boire aussi la lumière et qu’elle transporte, un moment au moins, au ciel.

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(petite introduction écrite sur la demande de l’éditrice stanbouliote de ma nouvelle Une nuit avec Marilyn en traduction turque)

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au-delà

ce soir à Paris. Photo Alina Reyes

 

« Voici un autre mot, assez singulier pour nous, d’un théologien musulman.
Hallâj passait avec ses disciples dans une rue de Bagdad où ils surprennent le son d’une flûte exquise. Un de ses disciples lui demande : « Qu’est-ce que c’est ? »
Il répond : « C’est la voix de Satan qui pleure sur le monde. »
Comment faut-il commenter ? « Pourquoi pleure-t-il sur le monde ? Satan pleure sur le monde parce qu’il veut le faire survivre à la destruction, il pleure sur les choses qui passent, il veut les ranimer, tandis que Dieu seul reste. Satan a été condamné à s’attacher aux choses qui passent, et c’est pour cela qu’il pleure. »
Vous le voyez, là encore, l’orthodoxie, l’idée directrice de cet art musulman est de hausser au-delà des formes, de ne pas laisser idolâtrer les images, mais d’aller au-delà vers Celui qui les fait bouger comme dans une lanterne magique, comme dans un théâtre d’ombres, qui est le seul permanent. »

« L’art n’a pas à souligner l’harmonie des choses, mais la trace de leur passage : Dieu seul ne passe pas. »
Louis Massignon, Topographies spirituelles

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Un Occident de plus en plus muséal, commémoratif, facticement mémoriel. Un Orient de plus en plus tenté par le repli dans le passif de l’histoire. Partout le même homme moderne apeuré, angoissé, paniqué par la fuite en avant de son monde.

Laissons à Dieu seul le fait de ne pas passer. La vie, l’avenir, la paix du coeur appartiennent à ceux qui savent assumer leur condition d’hommes, à ceux qui savent passer. C’est en passant toujours et de nouveau que l’homme peut arriver à l’ultime passage, celui de Pâques.

 

Ce monde qui veut priver les pauvres de leur Pauvreté

Mikhaïl Nesterov, La vision du jeune Bartholomée

 

« La Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique. Et cela par un double mouvement de pensée qui ôte à la Pauvreté son sens absolu et à la Charité la valeur qu’elle détient de cette Pauvreté secourue. (…)

Désormais, la misère n’est plus prise dans une dialectique de l’humiliation et de la gloire ; mais dans un certain rapport du désordre à l’ordre qui l’enferme dans la culpabilité. Elle qui, déjà, depuis Luther et Calvin, portait les marques d’un châtiment intemporel, va devenir dans le monde de la charité étatisée, complaisance à soi-même et faute contre la bonne marche de l’État. Elle glisse d’une expérience religieuse qui la sanctifie, à une conception morale qui la condamne. Les grandes maisons d’internement se rencontrent au terme de cette évolution : laïcisation de la charité, sans doute ; mais obscurément aussi châtiment moral de la misère. (…)

On a l’habitude de dire que le fou du Moyen Âge était considéré comme un personnage sacré, parce que possédé. Rien n’est plus faux. S’il était sacré, c’est avant tout que, pour la charité médiévale, il participait aux pouvoirs obscurs de la misère. Plus qu’un autre, peut-être, il l’exaltait. Ne lui faisait-on pas porter, tondu dans les cheveux, le signe de la croix ? C’est sous ce signe que Tristan s’est présenté pour la dernière fois en Cornouailles – sachant bien qu’il avait ainsi droit à la même hospitalité que tous les misérables ; et, pèlerin de l’insensé, avec le bâton pendu à son cou, et cette marque du croisé découpée sur le crâne, il était sûr d’entrer dans le château du roi Marc (…)

L’hospitalité qui l’accueille va devenir, dans une nouvelle équivoque, la mesure d’assainissement qui le met hors circuit. Il erre, en effet ; mais il n’est plus sur le chemin d’un étrange pèlerinage ; il trouble l’ordonnance de l’espace social. Déchue des droits de la misère et dépouillée de sa gloire, la folie, avec la pauvreté et l’oisiveté, apparaît désormais, tout sèchement, dans la dialectique immanente des États. »

Michel Foucault, Histoire de la folie, « Le grand renfermement »

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« Cependant, au début du XVIIe siècle… en haut de l’actuelle rue Cuvier, se construit, sur l’emplacement d’un jeu de paume désaffecté, un établissement créé en 1612 par édit de Marie de Médicis, régente du royaume,… dont le nom est tout un programme : « Notre-Dame de la Pitié ». (…)
Cet établissement fut d’abord affecté au « renfermement » des mendiants, car depuis longtemps, et malgré la création du « Grand Bureau des Pauvres » par François 1er, le décret de 1525 les menaçant de pendaison, la condamnation du Parlement de 1552 les vouant, enchaînés par deux, au curage des égouts, l’interdiction de 1554 de chanter dans les rues sous peine de mort, l’édit de Charles IX leur promettant les galères, celui d’Henri III les astreignant à l’asile de fous, les mendiants continuaient à envahir Paris comme les mouches les ruisseaux de ses ruelles.
Ne cherchez pas de vestiges de cette première « Pitié », ni sur un plan, ni sur le terrain car elle a été remplacée, depuis trois quarts de siècle, par la mosquée de Paris. »

Maximilien Vessier, La Pitié-Salpêtrière

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