Mille grands chênes abattus pour rien, Sylvain à la légion, et Anaximandre au désert

Cet après-midi au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

Cet après-midi au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

Mille chênes de cent à deux cents ans vont être abattus pour refaire la charpente de la flèche de Notre-Dame de Paris. Celle de la magnifique Notre-Dame de Reims, bombardée par les obus allemands en 1914, a été refaite à partir de l’année suivante par un architecte intelligent, Henri Deneux, non en chêne comme à l’origine, mais en ciment armé. Ceci pour économiser le bois et pour prévenir les risques d’incendie. Notre-Dame de Reims est toujours aussi magnifique, plus de cent ans après, mais les décisionnaires, à commencer par celui qui se prend pour Jupiter, sont, eux, stupides et beaucoup plus en retard sur le plan de la mentalité, bien que l’époque soit à l’urgence écologique et que Notre-Dame de Paris vienne de brûler. Ni de l’un ni de l’autre fait il n’est tenu compte, il n’est tiré de leçon. Sacrifier mille arbres d’exception pour une charpente invisible et alors qu’on a la possibilité de faire autrement, c’est criminel et sadique.

Les aventures de Sylvain Tesson, comme celles de Martine dans de vieux livres (que je n’ai jamais lus), continuent. Une aventure, un livre. Que voulez-vous, ça distrait son fils à papa, et ça paie, d’autant que le service public met lui aussi la main à la poche, par exemple France Inter qui l’a embauché à nos frais pour parler tout un été d’Homère auquel il ne connaît rien, comme je l’ai démontré. Cette fois, il s’est fait introduire chez les légionnaires. Dans la jungle, houlàlà ! M’étonnerait pas que les gars rigolent en douce en voyant, eux aussi, ce qu’il en est vraiment de ce bluffeur. Combien d’arbres seront encore abattus pour fabriquer des livres aussi creux qu’épate-bourgeois ?

Le sable du Sahara qui a teinté le ciel, la neige et les paysages français de jaune orangé il y a quelques jours, s’avère être radioactif, à cause des essais nucléaires français menés dans le sud de l’Algérie dans les années 60. Le 13 février 1960, une bombe atomique d’une puissance de 70 kilotonnes explose près du village de Reggane – une explosion trois ou quatre fois plus puissante que celle des bombes d’Hiroshima. Sympa, l’esprit colonial. Que le vent renvoie les effets du crime à leurs coupables, qui ose s’en plaindre ?

L’Histoire ne compte pas son temps. Que quelques années, quelques décennies ou quelques siècles lui soient nécessaires pour établir l’ordre et la lumière n’aveugle que les singes aux oreilles, bouche et yeux fermés. Comme le dit le Grec antique Anaximandre (dans ma traduction) : « De cela précisément où les vivants ont leur source, en cela aussi leur dissolution se produit, selon la promesse. Ils se donnent en effet les uns les autres règle et prix du déréglé selon l’ordre du temps. »

Hommage à Philippe Jaccottet

Je côtoie Philippe Jaccottet depuis septembre dernier, depuis que j’ai commencé à traduire l’Odyssée, et, ce faisant, à consulter d’autres traductions, dont la sienne, la plus poétique à mon sens avec celle de Leconte de Lisle. En apprenant aujourd’hui qu’il vient de mourir (à quatre-vingt-quinze ans), j’apprends aussi qu’il était toujours vivant. En fait, je ne m’étais pas posé la question. Il a su entrer dans l’autre monde depuis ce monde, dans l’autre temps depuis ce temps, d’où il était et reste présent.
indexJe ne peux pas, comme je l’ai fait hier pour Ferlinghetti qui vient aussi de mourir, lui rendre hommage en le traduisant, puisqu’il écrit en français. Encore mieux, je peux donner à le lire directement dans sa langue. Voici trois brefs poèmes que j’ai choisis dans des poèmes de Jaccottet, donc, choisis par André Velter pour un tout petit recueil intitulé On ne vit pas longtemps comme les oiseaux (Poésie Gallimard/Télérama, 2015) (Autre parenthèse, je réécris son nom avec deux c, au lieu de me corriger comme je le faisais jusqu’ici en suivant la graphie défectueuse des éditions de La Découverte pour sa traduction de l’Odyssée).

*

… Et le ciel serait-il clément tout un hiver,
le laboureur avec patience ayant conduit ce soc
où peut-être Vénus aura paru parfois
entre la boue et les buées de l’aube,
verra-t-il croître en mars, à ras de terre,
une herbe autre que l’herbe ?

*

Tant d’années,
et vraiment si maigre savoir,
cœur si défaillant ?

Pas la plus fruste obole dont payer
le passeur, s’il approche ?

– J’ai fait provision d’herbe et d’eau rapide,
je me suis gardé léger
pour que la barque enfonce moins.

*

Quelqu’un tisse de l’eau (avec des motifs d’arbres
en filigrane). Mais j’ai beau regarder,
je ne vois pas la tisserande,
ni ses mains même, qu’on voudrait toucher.

Quand toute la chambre, le métier, la toile
se sont évaporés,
on devrait discerner des pas dans la terre humide…

*

Philippe Jaccottet (1991) par Erling Mandelmann

Philippe Jaccottet (1991) par Erling Mandelmann

Des faussaires et autres marchands de breloques et contrefaçons

La criminelle falsification d’Homère commise par Arte dans cette série de documentaires dont j’ai déjà parlé deux ou trois fois (crime de même nature que celui des destructeurs fanatisés de statues et autres œuvres antiques) m’a rappelé que Stéphane Zagdanski avait écrit une conférence sur « l’humour d’Homère » il y a quelques années, un texte que je n’avais pas encore entendu ni lu. On le trouve en ligne sur son site, je suis donc allée le lire. À partir du moment où il se décide à entrer dans le vif du sujet, à savoir le texte d’Homère, il s’avère qu’il passe à côté, ayant travaillé sur traduction (et la pire de toutes à mon sens, celle de Bérard, comme je l’explique ici). Grave problème qui rend vain tout son long développement sur la Muse : il croit, d’après la traduction, qu’il est dit au chant II, vers 485 de l’Iliade que les muses sont présentes partout, et c’est à partir de cette croyance qu’il glose longuement. Or un coup d’œil au texte grec suffit à constater qu’il ne dit pas cela.

Et quand Zagdanski essaie, à la page suivante, de partir du texte grec, il se trompe, considérant uniquement kleos et loupant akouomen dans ce que Bérard traduit par « ouï-dire » (rappelons que ouï dans ce mot renvoie à l’ouïe – ce qu’il ne semble pas savoir-, comme kleos et surtout, plus directement, akouomen). Du coup, j’ai seulement survolé le reste de sa démonstration, qui continue à s’appuyer sur rien ou presque rien, alors qu’il y a tant à dire sur l’humour d’Homère, pour peu qu’on lise le texte grec, comme je le fais en ce moment (moi non plus je n’y voyais pas grand-chose quand je le lisais seulement en traduction).

Zagdanski, au lieu de se moquer, comme il le fait dans son introduction, des universitaires qui ont écrit des ouvrages savants sur Homère, ferait mieux d’en prendre un peu de la graine. Comme les scénaristes de la série d’Arte et comme tant d’autres faux intellectuels et autres intellectuels faussaires de ce temps gagné par l’obscurantisme, Homère le classerait parmi les arrogants prétendants qui voudraient être rois à la place du roi. Attention, finalement l’histoire fait un carnage de tous ces paresseux, sots et fats squatteurs de l’esprit.

Zagdanski ne nous épargne pas non plus son sexisme, assorti de sa fière imagination de lui-même en Zeus s’employant à rendre jalouse sa femme. Voilà au moins qui fait sourire, d’un humour certes involontaire mais c’est souvent le meilleur. À propos de sexisme, je me rappelle aussi qu’après la parution de mon roman Lilith, dont je parlais hier, un journaleux au service d’un éditeur jaloux avait écrit que mon livre était plein de « fausse érudition ». Je m’étais simplement bien documentée pour mon personnage de directrice du Muséum, en lisant des livres et des articles scientifiques, en visitant des grottes, en allant voir des fouilles, en assistant à des conférences et en rencontrant, parfois à plusieurs reprises, d’éminent·e·s paléontologues diversement spécialisé·e·s. Je n’avais évidemment pas retranscrit tout ce que j’avais appris, seulement ce qui était nécessaire à ma narration. J’aime les sciences et j’estime éminemment précieux l’esprit scientifique. La remarque du journaliste au service du jaloux n’était que l’expression d’un mépris sexiste, fondé sur rien. Fondé sur rien, comme d’habitude et comme le reste chez ces gens-là, qui s’imaginent volontiers que tout le monde est aussi vain et bluffeur qu’eux.

Chronique de la bitocratie

Bitocrates. C’est ainsi qu’un compte d’une féministe appelait les machistes et abuseurs (Twitter l’a supprimé pour virulence bien avant de supprimer celui de Trump, pourtant beaucoup plus dangereux). Depuis quelque temps, chaque semaine apporte son accusation de viol envers tel ou tel VIP. Aujourd’hui PPDA, comme on disait jadis. C’est mon roman Lilith (1999) qui est en train de se réaliser, avec ce déferlement de révélations sur la criminalité, jusque là impunie, des puissants. Mon héroïne, Lilith, directrice du Muséum, vient à en avoir assez de la domination masculine. Alors elle prodigue aux abuseurs des fellations fatales, en les vidant de leur sang. Parmi eux, un célèbre présentateur de télévision (je m’étais inspirée pour ce personnage de PPDA, justement, dont on m’avait raconté un comportement minable). Que les femmes se mettent à parler et laissent ainsi les abuseurs exsangues me réjouit.

Si ces femmes courageuses peuvent parler aujourd’hui, quoique ce soit encore très difficile, c’est que d’autres courageuses qui les ont précédées ont, elles aussi, par leurs combats fait peu à peu évoluer le regard de la société sur les pratiques abusives de beaucoup d’hommes, et spécialement de beaucoup d’hommes qui se sont fait une place dans la société en piétinant les autres, une place dont ils se sont servi pour pouvoir continuer à commettre leurs crimes et leurs abus.

J’avais été sanctionnée pour ce livre, Lilith, par quelques connards, apeurés sans doute, du milieu médiaticolittéraire ; mais ce n’était encore rien par rapport à la cabale énorme qui s’est abattue sur moi après et depuis mon roman Forêt profonde (2007). Peu importe, j’ai fait les livres que j’avais à faire et je pense que ça n’a pas été inutile, que ça pourra encore servir, même, quand auront disparu de ce monde les tristes sires acharnés à me faire taire. Au réseau des complices actifs ou passifs qui m’ont vue pendant dix ans réduite à ne plus pouvoir publier, aux salopard·e·s associé·e·s qui n’ont rien voulu savoir de ce qui se passait vraiment, à ceux et celles qui ont préféré, plutôt que de m’écouter, adhérer aux mensonges d’un lamentable notable dont jamais je n’ai accepté le système, je dis : je suis toujours là, je ne me tais pas et je vous plains seulement de vous être rendus vous-mêmes tellement, et de plus en plus, méprisables.

On peut lire aussi, sur le même sujet, ma nouvelle La Dameuse (en fait un micro-roman, paru en 2008), que j’offre en PDF gratuit ICI

Chronique du crime contre l’esprit

Lieux communs et faits alternatifs sont les deux mamelles de l’élite imbécile. Allons- y de « l’islamogauchisme gangrène la société française et l’université » jusqu’à « les dieux punissent les Grecs de leur démesure après la guerre de Troie » en passant par « un prof de philo de Trappes est menacé par les islamistes ». Les formules cent fois répétées finissent bien par faire des illusions de pensée et de vérité, mais pas pour autant de la pensée, ni la vérité.

Il y a toutes sortes de lieux communs ; les lieux d’aisance en font partie. Quant aux faits alternatifs, comme dirait Parménide « ce qui n’est pas n’est pas » : ils illustrent le nihilisme ordinaire des élites qui n’en sont pas. Beaucoup de lieux communs d’aisance tombent, avec un gros bruit, des bouches, des cœurs et des cerveaux empantouflés, dans le même néant où tentent d’exister les faits alternatifs sortis des mêmes orifices pour compléter la cacaphonie, que certain virus malin empêche de sentir.

Car si le propre de la pensée, de l’analyse, est de s’appuyer sur des faits, celui (si l’on peut dire) de la non-pensée est de se soutenir de non-faits. Le sale de la pensée fasciste, en fait, repose sur des faux faits, trouvés ou mis sur le marché. Les lieux communs peuvent avoir été pensés et sensés avant d’être des lieux communs, mais une fois transformés en éléments de pensée toute faite, ils sont vidés de toute substance, ils sont comme le « yaourt » de ces chansons qu’on chante sans en connaître les paroles ou le « lorem ipsum » qui sert à remplir les pages avant qu’elles ne reçoivent un texte réel.

Fin annoncée des quatre mythiques librairies Gibert du boulevard Saint-Michel. Soixante-et-onze employés sans travail, et des étudiant·es par milliers sans livres, et sans joie dans les files d’attente aux distributions alimentaires. Voilà des faits. Dans les faits, les mythes font pleinement partie de l’histoire humaine, et les falsifier, comme le fait le documentaire d’Arte sur Ulysse par basse raison idéologique – promouvoir l’athéisme à l’école en faisant d’Ulysse un athée (que dirait-on si en terre d’islam on apprenait aux enfants, de façon aussi anachronique, absurde, mensongère et malhonnête, qu’Ulysse était un musulman combattant le polythéisme ?), c’est commettre un crime intellectuel et moral contre l’humanité. C’est toujours ainsi que ça commence : les violences commises contre l’esprit sont des violences promises et commises contre les vies.

Pierre-Guillaume de Roux

J’apprends la mort de Pierre-Guillaume de Roux. Bien des hommes de droite et d’extrême-droite férus de littérature rendent hommage à sa liberté et à son exigence d’éditeur. Et je veux témoigner que cet homme eut le courage de publier, en 2007, mon meilleur roman, Forêt profonde. Un roman qui s’en prenait notamment à l’extrême-droite identitaire et au fascisme, et que le milieu littéraire rejeta massivement parce qu’il était une sorte de #MeToo littéraire avant l’heure, dénonçant les abus de notables et leur impunité, les opposant à la liberté créatrice persécutée, décrivant aussi une tentative d’emprise d’un homme socialement puissant sur une femme isolée et dans une situation désespérée. Un roman en forme de lutte acharnée contre le mal et de poésie visionnaire.

Je suis en train de vanter ce roman parce que je veux insister sur le courage qu’eut Pierre-Guillaume de Roux en le publiant. Il lui fallait, pour ce faire, ne pas craindre de se mettre un peu plus à dos à peu près toute la profession. J’en suis consciente aujourd’hui plus encore qu’à l’époque. J’eus l’impression, plus tard, qu’il me laissait un peu tomber, mais aujourd’hui je comprends que les forces adverses avaient pris trop d’ampleur pour qu’il puisse continuer dans ce combat qui était le mien, pas le sien. Je retiens de lui, outre sa gentillesse et sa simplicité, qu’il était un vrai éditeur, et non pas un commerçant comme trop de ses confrères et consœurs (sortis de plus en plus souvent d’écoles de commerce, d’ailleurs). Et aussi qu’il m’a fait l’un des plus beaux cadeaux de ma vie, le plus beau, même (avec mon vélo, offert par O l’année dernière) : le Mathnawî de Rûmî, œuvre monumentale traduite par Eva de Vitray Meyerovitch.

Voilà, c’était ma salutation à un homme dont certes je n’aurais pas partagé les affinités très droitières, mais qui, comme humain, restait à part, aussi libre que possible dans ce nœud de vipères qu’est le milieu de l’édition, et de la presse qui va avec. Que son âme trouve ce qu’elle cherchait.