Maï

En début de soirée, nous sommes allés écouter Thomas Tobing jouer préludes et études de Chopin à Saint-Julien le Pauvre, la plus vieille église de Paris. Puis nous sommes allés dîner chez Maï, une vieille petite dame souriante. Trois tables dans son minuscule restaurant, couvertes de toile cirée, et ses plats vietnamiens à quatre ou cinq euros. J’ai tout de suite vu, sur l’étagère du fond, à côté des biscottes, au-dessus des cartes du Vietnam et parmi beaucoup d’autres choses, la Bible TOB, avec ses feuilles dorées. Sur l’autre mur, une image de la Vierge, à côté d’un petit drapeau français. À la fin, il n’y avait plus que nous quatre dans la petite pièce. Maï a fermé la porte et elle nous a raconté sa vie. Son père, instituteur, décapité par les communistes, et elle-même jetée en prison quand elle avait dix ans. Les pieds dans la boue, debout, la pluie à travers la paille. Un jour l’aviation française, l’évasion, la fuite à Hanoï, la nécessité pour l’enfant de se débrouiller seule pour survivre. Puis l’embarquement en boat people. Deux millions de boat people vietnamiens sont morts noyés, dit-elle. Elle et ses compagnons ont survécu en écopant avec leurs mains le bateau qui prenait l’eau. Maï est arrivée en France il y a longtemps, elle travaille toujours et s’y trouve très bien, elle rappelle que c’est un pays où l’on vit très bien, même si tout le monde semble l’oublier. Elle parle encore du Vietnam, montre une photo de sa soeur restée là-bas, quand elle était squelettique par manque de nourriture, raconte la corruption qu’elle y a trouvée en y retournant une fois, en 91. Quelqu’un l’appelle au téléphone, comme la conversation s’éternise je lui tends l’argent de la note, elle me désigne du doigt l’endroit où elle a posé l’argent de la soirée, que je puisse moi-même me servir la monnaie. Avant de partir je lui envoie de la main un baiser, nous nous serrons les bras bien fort.

Foi

en chemin vers Saint-Justin, été 2010, photo Alina Reyes

 

O me dit combien il est impressionné par la droiture de N. (« Noé », comme je l’appelle dans mes livres depuis vingt ans, et qui est maintenant le nouveau propriétaire de la grange, dans la montagne où eut lieu le déluge), droiture de vue et droiture de vie. Et je songe à ce que nous demandons dans la prière islamique : « Guide-nous dans le chemin droit ».

Pourquoi le Christ eut-il à guérir tant de possédés ? Les démons ne sont pas des péchés. Les évangélistes ne disent pas démon à la place de péché. Quand ils veulent parler du péché, ils disent péché. Les démons sont des démons. Le diable est contagieux, il est légion. Certains hommes ouvrent leurs portes aux démons, contents d’en faire leurs alliés, de pouvoir pécher en se reposant sur des puissances célestes, fussent-elles mauvaises. D’autres se battent contre les démons qui s’en prennent à eux. Et les démons redoublent d’ardeur auprès des hommes, pour les séduire ou les détruire, quand ils sentent la présence de ce qui peut les renvoyer au néant, quand le Royaume où ils n’ont pas de place approche. « Ta foi t’a sauvé », dit le Christ. Tout juste a la foi, même s’il ne prononce pas le nom de Dieu. Avoir la foi c’est être libre de l’emprise des démons, même s’ils continuent leur action, avoir la foi c’est être indestructiblement ferme dans le chemin droit, la vérité, la vie, la joie de vivre.

Être sauvé, c’est avoir la foi, ou la retrouver. Ayons foi, et la foi vaincra, d’elle-même, toutes les forces de mort. Dieu aime les hommes.

 

Naissance d’une chair nouvelle

 

Le jeûne rend plus lent, comme le fait de se retirer dans la solitude, dans un lieu isolé. Le temps se déploie, éventail, accordéon. La pesanteur perd de son pouvoir, le corps se détache, jette l’ancre, sort de ses empreintes. Le corps est l’âme. La lumière l’assaille de morsures d’amour. Éperdu, il demande et rend grâce.

Hier dans un instant de fatigue à la bibliothèque où je travaillais, j’ai fermé les yeux et j’ai eu une vision, beaucoup plus solide et concrète que toute vue que nous donnent nos yeux de chair. La marque sur mon pied s’ouvrait, tel un œil vertical, et par cette fente ouverte sur toute la longueur du pied, donnait naissance à une chair nouvelle, lovée sur elle-même en forme d’œuf, qui en s’apprêtant à se déployer m’a réouvert les yeux, mettant fin à la vision mais sans y mettre fin tant elle avait été vivante, charnelle, sensible.

Passage. J’ouvre le passage que le Ciel est en train d’ouvrir. Prions pour ceux qui souffrent.

 

Ramadan

cet après-midi au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Je me suis levée à 3h25, j’ai jeûné à partir de 4h, j’ai prié, j’ai travaillé… Puis j’ai rompu mon jeûne à 16h30, en apprenant que finalement, après la polémique due au choix, non concerté il est vrai, du calcul astronomique plutôt que de la vision à l’œil nu, la date était reportée à demain. J’ai consulté plusieurs sites musulmans, et notamment les commentaires des lecteurs. Il paraît que la lune ne sera pas davantage visible à l’œil nu ce soir, il y faut une lunette astronomique. Il paraît que c’était ainsi l’année dernière aussi, et que personne n’a rien dit. Passons. Les pays arabes entrent en Ramadan demain, mais d’autres pays comme la Turquie y sont entrés aujourd’hui. Prions pour que tous les musulmans du monde arrivent à s’entendre sur la méthode qui leur permettrait d’entrer à l’unisson en Ramadan.

Ne pas manger ni boire ne m’a pas paru difficile, c’est une affaire de mental, une fois qu’on a intégré que le prochain repas est à dix heures du soir on s’adapte de bonne grâce. Mais j’ai été fatiguée par le manque de sommeil. Au moins cette journée m’aura servi de test : puisque la nuit ne fait pas plus de trois heures, trouver un autre temps dans la journée pour redormir.

Où allaient tous ces avions de guerre et ces chasseurs qui ont survolé Paris cet après-midi vers le sud-est ? C’était sinistre. La paix est si belle et bonne. En marchant j’ai songé que si l’on est exempté de jeûne en voyage, c’est aussi parce que le vrai voyage est en lui-même un jeûne, un temps où l’homme jeûne de ses habitudes. Autant que l’effort de l’abstinence, ce déplacement du quotidien qui brise nos conforts est propre à changer le regard, renouveler le cœur. Je n’oublie pas l’importante dimension sociale du Ramadan (même si je ne la vis pas encore), qui œuvre à unir la communauté, y renforcer les liens de respect mutuel et de solidarité. Ramadan est un trésor de l’humanité. L’ascèse et la fête de l’esprit sont liés, c’est pourquoi aussi les moines sont si joyeux. Et profondément apaisés.