L’oeil qui voit le réel

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Je m’assois sur le banc de bois du jardin alpin du Jardin des Plantes, sous le feuillage du vaste pendula. Une dame qui était assise à l’autre bout du banc se lève en laissant sur le siège un livre. Je l’appelle en le lui tendant. Elle se lance alors, debout devant moi, dans un long discours, que je ponctue essentiellement par des sourires, des hochements de tête et des mmh-mmh. Ce livre n’est pas à elle, me dit-elle, c’est un jeune homme qui l’a déposé là avant mon arrivée. Je me suis d’abord méfiée, dit-elle, à cause du titre, vous comprenez ? L’œil qui jouit. À cause de jouit, vous comprenez ?  Elle le dit plusieurs fois, en ajoutant : mais non, c’est un livre très sérieux. Sur le cinéma. Tenez, ajoute-t-elle en lisant la quatrième de couverture, écrit par Jean-François Rauger, le responsable de la programmation de la Cinémathèque française, qui collabore régulièrement au journal Le Monde. Vous voyez ? Ils ont mis jouit parce que c’est ce qui intéresse les gens, vous comprenez ? Pour accrocher.

Elle est grande et un peu forte, vêtue d’un pantalon et d’un haut beiges, hantée et affable. Elle me dit qu’elle a plusieurs annuaires sur le cinéma chez elle, avec le nom des acteurs. À mesure qu’ils meurent, elle ajoute à leur notice la date de leur mort. Elle me raconte que son frère avait des photos de Marlon Brando prises sur un tournage dans les dunes du Touquet. Elle a oublié le nom du film, qui n’est pas connu, et celui de l’actrice. Je me souviens juste de Marlon Brando, dit-elle. Bien sûr, je comprends, dis-je. Elle me dit que son frère avait chez lui un tas de films et un grand projecteur de cette époque. Peut-être cela valait-il cher ? Maintenant il est mort et bah, c’est son autre frère qui s’est occupé de tout ça, sûrement il a tout jeté. Elle me dit qu’elle allait dans les festivals de cinéma, Deauville, Cannes (une fois, en 87), Cabourg… Elle me recommande ce dernier, car c’est un festival du film romantique. Avant de continuer son chemin, elle m’invite avec insistance à emporter le livre. Je le feuillette en essayant d’y trouver une phrase intéressante à citer. La voici, elle est de Guy Debord, à propos de Paris : « c’était une ville si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres plutôt que riches n’importe où ailleurs. »

Oui mais seuls les yeux de pauvres peuvent voir réellement la beauté, où qu’elle soit et n’importe où.

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extraordinairement brûlant amour

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Toute la nuit dans mes veines, dans mon corps, en moi qui marchais, a marché le peuple des êtres humains, de vraies personnes que je voyais, ensemble et une par une, souvent vêtues de blanc, par les routes du monde que j’étais et où je marchais moi-même, seule et en leur compagnie, à moment donné quittant l’autoroute déserte pour prendre, à rollers malgré l’herbe, les cailloux et les pentes, à travers champs, puis nous retrouvant autour d’une table, dans une sensation de violent, extraordinairement brûlant amour.

 

exactement ce qu’il faut

 

Me tournant vers le visage du Christ scotché sur mon mur, je le vois me sourire, et plaçant deux doigts à mon front je le salue, lui disant, radieuse : « je t’écoute, Capitaine, je te suis ! » Il me sourit dans tout le corps, il est content.

 

manteau de mousse sur le rocher soulevé par le vent, photo Alina Reyes

 

« Mais l’enchevêtrement de ces longs pins abattus [par la tempête], semblables à des baguettes de mikado, crée en une nuit, comme des dés jetés par la main de Dieu ou, qui sait, selon le schéma directeur pensé et exécuté par un autre grand architecte, tout un réseau spontané de barrières, de corrals et de murets qui vient protéger la future vague de trembles et de cèdres prêts à prendre racine au centre de ce labyrinthe de troncs éparpillés, de ce chaos, ou de ce qui apparaît comme tel, trop confus et trop dense pour que même le cerf le plus affamé s’y aventure et atteigne les pousses naissantes des jeunes arbres. C’est ainsi que l’effondrement de l’ancienne pinède et l’érection de barrières qui l’accompagnent fournissent, dans cette abstention même, exactement ce qu’il faut aux cerfs pour assurer leur survie – la future protection de l’épaisse canopée des cèdres adultes en hiver quand les cerfs affaiblis chercheront un abri contre la neige profonde et le froid glacial, et les tendres feuilles de tremble quand les faons de l’été seront en passe de devenir de jeunes adultes et qu’ils seront prêts à dévorer la terre entière. »

Rick Bass, Le journal des cinq saisons

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Dieu est exact

 

Le rocher

photo Alina Reyes

 

Chaque jour je pense à mon père, là-bas. Qui oublie tout au bout de quelques secondes. Jamais de sa vie il ne m’a téléphoné ou rendu visite, même quand j’étais dans une très grande précarité seule avec mes deux petits, les aînés des deux jeunes hommes. Jamais il n’a accepté mes invitations à venir un ou quelques jours chez nous, jamais non plus il ne s’est intéressé plus de quelques minutes à ses petits-enfants. Je ne ne lui en veux pas, il est ainsi, c’est tout. Simplement je veux dire : comment fonder une relation dont quelqu’un ne veut pas ?

Quant à ma mère, elle m’a écrit il y a plusieurs années que je n’étais plus sa fille. Ensuite j’ai essayé d’arranger les relations à l’intérieur de toute cette famille, j’ai voulu y faire apparaître un peu de vérité, et j’ai dû m’y prendre très mal je l’admets, car tout n’a fait qu’empirer. La dernière fois que je l’ai vue, en juillet avant de partir à la montagne, elle m’a rappelé qu’elle n’avait jamais vu une enfant aussi entêtée que je l’avais été, selon elle – histoire de me faire savoir que tout cela était de ma faute. Je n’ai pas protesté, seulement plaisanté, sans ironie, sur mon horrible caractère. Tous les parents commettent des erreurs et des fautes envers leurs enfants, mais elle n’est pas du genre à en reconnaître le dix-millième d’une.

J’écris ceci au Jardin, à l’ombre sous un arbre, mais à l’instant je sens qu’il fait vraiment trop chaud, je vais rentrer. C’est là qu’on apprécie d’avoir un appartement meilleur marché, orienté au nord. Je pense à O, c’est pour lui que je regarde tant la web tv du sanctuaire de Lourdes en ce moment, avec toutes les prières à la grotte et son silence bienfaisant la nuit. La grotte, le rocher, est infiniment plus puissant que toutes les paroles humaines qui s’y disent.

(écrit hier au jardin, pour un livre en cours)

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JOIE

 

Hier soir en allant avec Jo chercher Syd à la gare, j’ai fait cette photo d’un livreur à moto sur laquelle il était écrit :

URGENT
SANG

Presque quatre semaines que les deux frères ne s’étaient pas vus, c’était leur plus longue séparation. À la sortie du train notre Sourit-Toujours a dit qu’il avait voyagé à bord d’une voiture pleine de religieux de retour de Lourdes. Il y avait aussi une famille d’Indiens de retour de pèlerinage, dont une jeune fille vêtue d’une robe blanche « transparente », et il a remercié Jésus, ajoute-t-il en levant les yeux au ciel, avec son éternel sourire d’ange.

Les motos et les trains sont les ânes d’aujourd’hui. Nous sommes arrivés à la maison à minuit, il faisait plein jour de joie.

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Un bon jour pour vivre

Photo Alina Reyes

 

« On », toujours sous le couvert d’un masque ou de l’anonymat, continue à m’insulter, ou à me faire parvenir des messages pour me faire part de son plaisir à l’odeur de la mort qui menace. Janus est bête.

Je relis l’Évangile de Luc, qui est vraiment un homme merveilleux. J’aimerais travailler sur ses écrits, peut-être pourrais-je le faire un jour. Pourquoi pas dès maintenant ? C’est que j’ai un autre projet en cours, un très beau, pour l’amour, et puis les peintures il faut que je les fasse même si je ne suis pas peintre, comme tout le reste cela se présente à moi de façon impérieuse et je m’acquitte en toute confiance envers le travail de l’Esprit, qui me commande. En toutes choses Dieu sait ce qu’il fait, si vous vous en remettez entièrement à lui vous pouvez être assurés absolument, non pas pour ce qui vient des hommes, mais pour ce qui vient de lui.

Aujourd’hui je fus à Lourdes par le cœur et par l’internet, aussi longtemps que le temps que je passais dans la prairie, il y a si longtemps déjà, à simplement écouter et sentir et voir, et comme alors, ce fut très doux. Aujourd’hui, et encore ce soir, et demain et chaque jour, ce fut, c’est et ce sera un bon jour pour vivre la douceur de l’âme, et nous sommes éternels.

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