Fin de mes livres chez Zulma. La trumperie littéraire

J'ai photographié encore cette fresque de Seth, face au château de la Reine Blanche dans le 13e arrondissement, car je ne m'en lasse pas

J’ai photographié encore cette fresque de Seth, face au château de la Reine Blanche dans le 13e arrondissement, car je ne m’en lasse pas

Trouvé au fond de ma boîte à lettres, parmi un tas de prospectus publicitaires que je ne ramasse que de temps en temps, un avis de lettre recommandée datant de près de quinze jours. Je suis donc allée la chercher à la poste, juste à temps avant qu’elle ne reparte à l’expéditeur. Il s’agissait d’un courrier de Laure Leroy, directrice des éditions Zulma, m’informant qu’en raison de « la situation économique » (sans plus de précision), elle cessait la commercialisation des six livres que j’ai publiés chez eux. Et me proposant de lui en racheter des exemplaires. Grande élégance. Je lui ai répondu par mail, avec copie à la personne qui était en charge des droits – le mail me revient, cette personne ne travaille plus chez Zulma, la réponse automatique donne une adresse anonyme à laquelle s’adresser, il semble que son poste soit supprimé. Peut-être que ça va vraiment mal pour la boîte.

Je n’en sais rien, car je n’ai plus de contact avec eux depuis des années, il y a longtemps que Laure Leroy ne voulait plus de moi. Si j’avais un conseil à donner aux éditeurs, ce serait de réfléchir avant de choisir entre soit garder un·e auteur·e important·e que le milieu rejette pour crime de lèse-parrain, soit rejeter aussi cet·te auteur·e et s’assurer par là le soutien, par exemple, du Monde des livres. Certes il est bon pour un éditeur de pouvoir compter sur une partie importante de la critique pour promouvoir les livres qu’il publie, mais à choisir, et sur le long terme, le mieux c’est quand même de garder les auteur·e·s qui comptent.

À propos de critique dans Le Monde, j’en ai vu une l’autre jour qui comparait la « poésie » de certain petit livre récemment paru à la poésie de Victor Hugo. Intéressée, je suis allée voir en ligne les premières pages du livre en question, que je ne nommerai pas, par charité pour son auteur. Aucun de mes élèves au lycée n’écrivait de si mauvaise « poésie ». Pourquoi cette flagornerie du Monde ? De toute évidence, même le critique le plus nul ne peut que se rendre compte de ce ridicule. Mais c’est que l’auteur entre dans la case musulman-utile et dans les bons réseaux. Trump est parti, Dieu merci, mais la trumperie est toujours de ce monde, avec son mensonge permanent, grossier, criminel – car il y a bien ici crime contre l’esprit.

Pour en revenir à mes titres chez Zulma, j’ai demandé dans ce mail ce qu’il en était des trois qu’ils ont cédés il y a longtemps à d’autres éditeurs pour des collections de poche. J’imagine que ceux-là (Poupée, anale nationale, Une Nuit avec Marilyn et La Dameuse) resteront en circulation. Nous verrons. Si ce n’était pas le cas, cela signifierait que je récupère les droits des six livres. Des trois ou des six sortis de la circulation je ferai sûrement quelque chose, j’ai l’habitude de la récup ;-)

Homère et Maïakovski

"Maïakovski", collage sur papier 31x41 cm

« Maïakovski », collage sur papier 31×41 cm

« Il y a dans la mer fortement agitée,
En face de l’Égypte, une île appelée Phare »

Homère, Odyssée, chant IV, v.354-355 (ma traduction)

Un jour, inch’Allah, j’apprendrai assez de russe pour pouvoir traduire le grand Maïakovski. En attendant le grand Homère (dont je suis en train de traduire toute l’Odyssée) fait très bien l’affaire. J’aime les poètes qui se coltinent l’univers, et j’aime me coltiner l’univers des poètes.

L’auteur selon Peter Brook

"Théâtre" Technique mixte sur bois 45x30 cm Ces vers de Paul Valéry sont gravés au fronton du théâtre de Chaillot à Paris

« Théâtre »
Technique mixte sur bois 45×30 cm
Ces vers de Paul Valéry sont gravés au fronton du théâtre de Chaillot à Paris

Dans ces passages de L’Espace vide (livre important dont j’ai déjà donné d’autres extraits), Peter Brook parle de l’auteur de théâtre (et je me sens concernée, me considérant moi-même comme une auteure de théâtre même si mes textes n’ont pas l’apparence de textes de théâtre – en particulier mes textes de non-fiction, comme mes livres Voyage ou Une chasse spirituelle, pour l’instant hors circuit, dont la scène est l’espace mental de qui lit).
*
« En théorie, peu d’hommes ont autant de liberté qu’un auteur de théâtre. Il peut évoquer l’univers entier sur la scène. Mais (…) il est malheureusement rare que l’auteur de théâtre se donne la peine de relier le détail qu’il a choisi à une structure plus large.
(…)
Qu’un auteur explore la profondeur et les ombres de sa propre existence ou qu’il explore le monde extérieur, dans les deux cas, il croit son univers complet. Si Shakespeare n’avait pas existé, il serait tout à fait compréhensible que nous établissions une théorie selon laquelle les deux genres d’auteurs ne peuvent en aucun cas cohabiter. Il y a quatre cents ans, il était donc possible à un dramaturge de présenter dans une même situation conflictuelle des événements du monde extérieur et les sentiments intérieurs d’hommes complexes, isolés en tant qu’individus, l’immense tension de leurs craintes et de leurs aspirations. Le drame élisabéthain, c’était la révélation, c’était la confrontation, c’était la contradiction, et cela conduisait à l’analyse, à l’engagement, à la reconnaissance et, en fin de compte, à l’éveil de la compréhension.
(…)
Pourtant, un nouveau théâtre élisabéthain, fait de poésie et de rhétorique, serait une monstruosité.
(…)
L’auteur contemporain est encore prisonnier de l’anecdote, de la cohérence et du style. Il est également conditionné par les valeurs qui subsistent du XIXe siècle, à tel point qu’il trouve inconvenant le mot d’ « ambition ». Et pourtant, il en a infiniment besoin. Si seulement il était ambitieux ! Si seulement il voulait décrocher la lune !
(…)
Bien que l’auteur nourrisse son œuvre de sa propre existence et de la vie qui l’entoure – le théâtre n’est pas une tour d’ivoire -, le choix qu’il fait et les valeurs qu’il exalte n’ont de force qu’en fonction de leur théâtralité. (…) Même l’auteur qui ne s’intéresse pas au théâtre en tant que tel mais seulement à ce que lui, l’auteur, essaie de dire, se trouve forcé de commencer par le commencement : s’attaquer à la nature même de l’expression théâtrale. Il n’y a pas moyen d’y échapper, à moins que l’auteur n’accepte d’enfourcher un véhicule d’occasion, hors d’état depuis longtemps, et vraisemblablement incapable de le mener où il veut aller. Le problème essentiel de l’auteur et le problème essentiel du metteur en scène vont de pair. (…) Si l’on veut que la pièce soit entendue, alors il faut savoir la faire chanter. »

Peter Brook, L’Espace vide, Points Seuil (Londres 1968, éd du Seuil 1977 pour la traduction française, par Christine Estienne et Franck Fayolle)
Autres extraits du livre ici

Noël, sacre du printemps : originalité dans la création (avec Haruki Murakami)

"Life Is a Gift", technique mixte sur bois (fond et cadre d'un vieux miroir brisé) 38x48 cm

« Life Is a Gift », technique mixte sur bois (fond et cadre d’un vieux miroir brisé) 38×48 cm


Pourquoi faisons-nous des cadeaux aux enfants, et les présentons-nous comme venus du ciel ? Parce qu’eux-mêmes, en naissant, sont des cadeaux venus du ciel. La vie est un cadeau qui nous vient du ciel à chaque naissance, les nôtres, celles des autres ; et les cadeaux que nous faisons et recevons à l’âge adulte rafraîchissent en nous l’enfance. Noël est la fête de l’origine, de la joie que donne la survenue de l’original – ai-je songé cette nuit en lisant ces mots d’Haruki Murakami dans son livre Profession romancier, alors que j’ai demandé pour Noël un CD du Sacre du printemps, que j’ai tant et tant écouté dans ma jeunesse et que j’ai follement envie de réécouter :

"Chant du monde", technique mixte sur papier A4

« Chant du monde », technique mixte sur papier A4


"How many People in the Universe ?", technique mixte sur papier 42x30 cm

« How many People in the Universe ? », technique mixte sur papier 42×30 cm


« Les Beatles. J’avais quinze ans lorsqu’ils sont apparus. Je crois que la première chanson d’eux que j’ai écoutée à la radio était Please Please Me, et j’en ai eu la chair de poule. Pourquoi ? Parce qu’il y avait là des sonorités que je n’avais jamais entendues. Tout simplement, j’ai trouvé cela génial. J’ai du mal à expliquer ce qu’il y avait là de si incroyable, mais c’était époustouflant. Environ un an plus tôt, j’avais ressenti une impression presque analogue en écoutant pour la première fois Surfin’ USA, des Beach Boys, à la radio. « Ah, ça, c’est extraordinaire ! » « Complètement différent ! »
En y repensant aujourd’hui, je comprends que mon émotion était due à l’originalité exceptionnelle des Beatles et des Beach Boys. Ils émettaient des sons que personne n’avait produits jusqu’alors, ils faisaient de la musique comme personne jusque-là. Qui plus est, d’une qualité sans pareille. Et ils avaient quelque chose de tout à fait spécial. C’était tellement clair qu’un adolescent de quatorze ou quinze ans pouvait le saisir immédiatement, même en écoutant ces chansons sur un pauvre transistor. En somme, l’affaire était toute simple.
Mais où résidait l’originalité de leur musique ? En quoi étaient-ils différents des autres musiciens ? Il me paraît extrêmement difficile de donner une réponse logique et argumentée à ces questions. Pour le jeune homme que j’étais, c’était une tâche impossible, et aujourd’hui encore, alors que je suis écrivain de métier, j’ai beaucoup de mal à le faire. Pour pouvoir fournir ce genre d’explication, il faudrait avoir les compétences d’un expert, mais, même avec cet éclairage théorique, le résultat ne serait peut-être pas très concluant. En fait, tout va bien plus vite quand on écoute leur musique. Écoutez-la, et vous comprendrez.
(…)
On pourrait dire la même chose du Sacre du printemps, de Stravinsky. Quand cette œuvre a été donnée à Paris en 1913, le public a été sourd à sa nouveauté et s’est livré alors à un chahut monumental, resté célèbre. Cette partition qui allait contre toutes les conventions avait stupéfié l’assistance. Mais, au fil des représentations, les réactions hostiles se sont calmées, et de nos jours Le Sacre du printemps est devenu extrêmement populaire. (…) Quand le public d’aujourd’hui écoute Le Sacre du printemps, il n’y a ni tumulte ni stupeur, les auditeurs étant néanmoins capables de ressentir la fraîcheur intemporelle et la puissance de cette œuvre. Cette émotion est en somme une référence mentale des plus précieuse. Un repère essentiel auquel ceux qui aiment la musique se raccrochent, et qui, pour une part, sert de base à leurs jugements de valeur. Pour aller à l’extrême, disons que, entre ceux qui ont entendu Le Sacre du printempset ceux qui ne l’ont pas entendu s’est instaurée une certaine différence dans la profondeur de leur compréhension musicale.
(…)
Pour qu’un créateur puisse être qualifié d’« original », il doit, à mon avis, satisfaire à ces conditions fondamentales :
1) Il faut qu’il possède un style qui lui soit propre (sonorités, manière d’écrire, formes, couleurs), clairement différent des autres, et qui doit être perceptible immédiatement.
2) Il faut qu’il ait la faculté de retrouver de la nouveauté. De se développer avec le temps. De ne pas stagner. Il doit posséder en lui-même une force de renouvellement spontanée.
3) Il faut que ce style personnel devienne un standard avec le temps, qu’il soit intériorisé dans l’esprit du public, qu’il soit érigé pour partie en norme. Qu’il devienne une source d’inspiration pour les créateurs suivants. »

*
Joyeux Noël !

Rabindranath Tagore par Mircea Eliade

L'autre jour au jardin des Plantes, une pause dans mon footing pour photographier cette magnifique lumière

L’autre jour au jardin des Plantes, une pause dans mon footing pour photographier cette magnifique lumière

Ce qui se passe en France est grave. Chacun le voit et le comprend, je n’épiloguerai pas là-dessus aujourd’hui, après avoir posté tant de notes pour dénoncer les violences policières ces dernières années.
Aujourd’hui je redirai juste : ne perdons pas nos forces, notre instinct de liberté. Aujourd’hui et ces temps-ci je suis en très grande forme et pour fêter ça je propose ce témoignage fantastique de Mircea Eliade sur Rabindranath Tagore, poète que j’ai déjà évoqué quelquefois ici (voir le mot-clé à son nom).

*

Rabindranath Tagore

Rabindranath Tagore

« En septembre, Dasgupta m’emmena à Shantinikatan pour me faire connaître Rabindranath Tagore. Je vécus là une des périodes les plus décisives de mon séjour. Je me trouvais soudain plongé dans cette authentique « indianité » à laquelle j’avais tant aspiré. Tout m’émerveillait dans cette université où les cours se tenaient le plus souvent dans un jardin, et à l’ombre d’un arbre. Les étudiantes et les femmes qui m’entouraient me semblaient aussi belles que mystérieuses. Dasgupta était l’hôte de Tagore, et quant à moi, je logeais au Guest House. Ma chambre était toute blanche, avec une terrasse. Plusieurs fois par jour, j’y retournais tout exprès pour y noter mes conversations avec le très érudit Vidushekar Shastri, ou une indiscrétion concernant Tagore, dont l’existence tenait de la légende. J’avais réservé un cahier entier pour noter tout ce que j’entendais dire à son sujet, et sur ses dons extraordinaires de séduction. Comme l’avait dit un jour un de ses admirateurs, plus de la moitié des femmes du Bengale était en adoration devant lui.

Je dus attendre trois jours avant de lui être présenté. Dasgupta m’accompagnait, et notre conversation se ressentit de sa présence. Dasgupta avait la plus grande admiration pour le poète, le musicien et le créateur de centres de culture qu’était Tagore, mais il le tenait pour un piètre théoricien. Dès que Tagore abordait avec moi des sujets tels que le « sens de l’existence », ou la « recherche de la vérité », Dasgupta prenait un air absent et tournait ses regards vers la fenêtre. Tagore s’en était rendu compte, et cela le contrariait. Par bonheur, quelques jours plus tard je pus revoir Tagore et déjeuner avec lui sans que Dasgupta se trouvât entre nous. J’eus alors la révélation de ce climat de secte mystique qui entourait le poète, sans doute à son insu. Tout un cérémonial présidait à ses apparitions, que ce fût à table ou sur la terrasse, ou dans le jardin. La présence de Tagore était charismatique. On pouvait reconnaître son génie rien qu’en le regardant vivre, et l’on devinait que son existence était d’une richesse à laquelle peu de ses contemporains auraient pu prétendre. Chacune de ses heures était lourde de sens et portait ses fruits. Son temps était utilisé à plein. Il était à ce point présent qu’auprès de lui les fleurs, les taches de lumière semblaient s’évanouir. Il vivait en état de création continue. Hormis le temps qu’il passait en méditation ou à écrire, il composait de la musique – il était alors l’auteur de plus de trois mille mélodies – il faisait de la peinture, ou bien conversait avec ses amis ou ses visiteurs d’une façon dont on n’a plus l’idée de nos jours. Chacun des moments passé en sa compagnie était une révélation. »

Mircea Eliade, « L’Inde à vingt ans »

Ulysse le polytrope et Pénélope la tisseuse de texte, ou les mille sens de l’Odyssée

John William Waterhouse, "I Am Half-Sick of Shadows, Said the Lady of Shalott" (wikimedia)

John William Waterhouse, « I Am Half-Sick of Shadows, Said the Lady of Shalott » (wikimedia)

« Et dans les eaux sombres de la rivière
Tel un prophète téméraire en transe
(…)
La Dame de Shallot… »
Alfred Tennyson, The Lady of Shalott

*

Au premier vers de l’Odyssée, Ulysse est désigné non par son nom mais comme homme «polytropos », adjectif qui a été traduit tantôt, selon les traducteurs et les éditeurs, comme « des mille détours » (Bardollet), « aux mille tours » (Bérard), « aux mille expédients » (Dufour et Raison), « illustre par sa prudence » (Remacle), « fameux par sa prudence » (Bitaubé), « fertile en stratagèmes » (Dugas Montbel), « aux mille astuces » (Meunier), « rusé » (Boitet), « adroit » (Froment), « plein d’entreprise » (Pelletier du Mans), « fin et rusé » (Certon), « fécond en ressources » (Pessonneaux), « illustre par sa prudence » (Bareste), « prudent » (Dacier), « aux manœuvres subtiles » (Séguier), « prudent et courageux » (Dubois de Rochefort), « Inventif » (Jacottet), « subtil » (Leconte de Lisle), ou encore « souple, divers, fécond en ruses et en stratagèmes » (Leprince Lebrun). Liste non exhaustive. Pour ma part, j’ai choisi « aux mille sens », et cette liste pourrait suffire à justifier mon choix.

De fait, le mot tropos signifie d’abord direction. Puis tournure, manière, mélodie, style, façon de penser – et aussi figure de mots, trope. Voilà donc tout ce qui, en grande quantité ou qualité (poly) est susceptible de qualifier Ulysse, d’après les deux mots qui composent l’adjectif. L’adjectif en lui-même, polytropos, signifie d’abord « qui se tourne en beaucoup de sens », puis « qui erre çà et là », puis souple, habile, industrieux, rusé, et enfin très divers, très varié. La plus belle traduction est à mon sens celle de Leconte de Lisle : « subtil ». Il se trouve que ce mot pourrait signifier, à l’origine, « qui passe sous les fils de chaîne » (sub tela) du tisserand. Voilà une belle conjonction avec Pénélope la tisseuse et détisseuse – dont j’ai déjà écrit qu’elle pouvait être vue comme la tisseuse (tissu et texte ont même étymologie) de l’histoire d’Ulysse, autrement dit une figure d’Homère.

Victor Bérard, embourgeoiseur de l’Odyssée

Victor Bérard (wikimedia)

Victor Bérard (wikimedia)

Depuis que j’ai commencé à traduire l’Odyssée, je n’avais pas encore vu la traduction de Bérard. C’est en entendant Brunel en parler comme de la traduction qui fait toujours autorité que je me suis dit qu’il fallait quand même que j’aille la voir. Je comptais aller la chercher en bibliothèque, et puis j’ai vu qu’elle se trouvait en ligne. J’en ai donc lu ce que j’ai jusqu’ici traduit, c’est-à-dire le premier chant et les 180 premiers vers du deuxième chant. Et là, j’ai été presque en colère. Que cette traduction fasse autorité alors qu’elle ne respecte pas le texte. Bérard transformerait l’Odyssée, s’il le pouvait, en un récit bourgeois. Ce n’est pas seulement une question de style – chaque traducteur fait nécessairement plus ou moins avec son style, et à ce compte je préfère certes celui de Leconte de Lisle mais cela ne suffirait pas à mon reproche à l’égard de Bérard s’il ne changeait carrément le sens de certains mots, ou en ajoutait d’autres. Selon lui, Zeus au sommet de l’Olympe habite, non dans un palais, mais dans un « manoir » (pourquoi pas un chalet suisse ?) Quand Athéna conseille à Télémaque de se préparer une bonne renommée pour les hommes du futur, lui dit « pour quelque petit-neveu ». Quand Homère inaugure son deuxième chant en disant « Dès que parut Éos (l’Aurore) aux doigts de rose », lui ajoute, d’entrée, quelque chose qui ne s’y trouve pas du tout : « dans son berceau de brume » – la poésie d’Homère ne lui suffit-elle pas, il faut donc qu’il y ajoute la sienne, de poète pompier ?
De plus il tire ridiculement le texte vers le christianisme en appelant Hypérion, fils d’Hélios, « Fils d’En Haut » et Athéna « la Vierge », dès les premiers vers.
Quant aux Éthiopiens, il les appelle les Nègres.

Homère par Philipppe-Laurent Roland, musée du Louvre (wikimedia)

Homère par Philipppe-Laurent Roland, musée du Louvre (wikimedia)

Ces quelques exemples tirés de quelques vers lus rapidement suffisent à disqualifier complètement cette traduction. Je ne dis pas que tout y est mauvais, du reste je vois que j’ai parfois fait les mêmes choix que lui à tel ou tel moment ; je ne dis pas non plus qu’une traduction parfaite est possible, mais enfin je préfère encore des moments maladroits dans une traduction plutôt que des arrangements de cette sorte, qui sont des trahisons conscientes et assumées, sans que le lecteur puisse s’en rendre compte. Certes chacun traduit avec ce qu’il est, son milieu, son époque, et c’est pourquoi les grands textes sont toujours à retraduire et à offrir en plusieurs traductions, mais il faudrait songer tout de même à respecter le texte source autant que possible.

Dans plusieurs traductions que j’ai vues jusque là, y compris donc celle de Bérard, les vers 101 et 102 du chant II sont traduits de façon que Pénélope semble dire vouloir éviter que les autres femmes la critiquent pour n’avoir pas fait de linceul à Laërte. Mais elle dit que les autres n’ont pas à s’indigner, ou à s’irriter contre elle : ce n’est pas le commérage qu’elle repousse, mais l’injustice, qu’elle ou les autres pourraient commettre. Pénélope ne se place pas sous le regard des autres mais veille elle-même à son propre honneur, tout en ne s’excluant pas du peuple, même si elle en est la reine. Là aussi le fait de craindre le regard d’autrui est une considération bien bourgeoise ; en tout cas ce n’est pas, si je ne me trompe, ce que dit le texte.

L’Odyssée a été transmise pendant l’Antiquité et ensuite avec beaucoup de soin, d’esprit de fidélité et de souci d’en établir et préserver le texte d’origine, autant que possible. Ses traducteurs (et c’est une leçon que je me fais aussi) doivent l’aborder avec le même immense respect, ce poème extraordinaire, construit comme pourrait l’être un grand roman de la modernité, et d’une richesse de sens inimaginable, qu’on ne peut rendre toute comme on ne peut en rendre toute la beauté, la musique. À défaut, chaque traducteur doit essayer d’y ouvrir dans sa langue une nouvelle porte, par où entrevoir de nouveau sa splendeur.

la traduction de Victor Bérard peut être lue ici
celle de Leconte de Lisle ici
l’émission avec Pierre Brunel est sur youtube
ma traduction du premier chant (et la suite dans les notes suivantes)
à suivre !