La vie en rose. Henri Michaux, lecture d’une lithographie de Zao Wou-Ki

reproduction de la  lithographie n°8 de Zao Wou-ki dans "Lecture de huit lithographies de Zao Wou-ki" par Henri Michaux

reproduction de la lithographie n°8 de Zao Wou-ki dans « Lecture de huit lithographies de Zao Wou-ki » par Henri Michaux

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sur la toile blanche du monde

il va faire quelque chose

il est décidé
pour le moment
il marche
quoique indubitablement oiseau et fait pour voler

mais le vol n’est pas à l’horizon
pas pour lui

sur sa droite
en l’air
un insecte à deux paires d’ailes
l’asticote d’idées d’ascension

vraiment ?
est-ce qu’une petite sauterelle
ses leçons de vol pourraient profiter à une outarde ?

non

aussi ne tourne-t-on pas la tête

on va plutôt prendre conseil d’un arbre
(plus réaliste un arbre
plus à l’essentiel
à tenir d’abord
à s’enraciner)
d’un arbre
pour qui
sucer la terre et le dur gravier
c’est déjà la vie en rose

Essence et thèse

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Hier, aujourd’hui, dès cinq heures le matin et pour de longues rapides heures écrivant ma thèse, dans l’effervescence et la joie. Ma méthode : commencer par les gestes, le dessin, les actions poélitiques, porte ses fruits. Le moteur est lancé, le véhicule a fait le plein d’essence, le pays défile – voyage exaltant. Ce que je veux, je l’est (non, ce n’est pas une coquille. Quoique…)

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Bilal Berreni, Nicolas Bouvier et autres êtres aux semelles de vent : de la grande jeunesse

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Je l’ai déjà dit ici, pour moi Bilal Berreni, alias Zoo Project, est un Rimbaud du street art. Et je soutiens de tout cœur l’initiative de ses amis pour mieux le faire connaître et lui rendre hommage.

Qu’est-ce que la jeunesse, sinon la mémoire vivante du haut et grand âge dans lequel nous sommes nés ?

À Prilep en Macédoine (voir note précédente), Nicolas Bouvier décrit des « vieux plaisantins » pleins de légèreté et de joie enfantine, tels que j’en ai vu aussi dans le Sud marocain un demi-siècle plus tard : « semblables à ces bonshommes que les enfants dessinent sur les murs ».

« Seuls les vieux ont de la fraîcheur, une fraîcheur au second degré, conquise sur la vie.

Dans les jardinets qui ceinturent la ville, on tombe ainsi au point du jour sur des musulmans aux barbes soignées, assis sur une couverture entre les haricots, qui hument en silence l’odeur de la terre et savourent la lumière naissante avec ce talent pour les moments bien clos de recueillement et de bonheur que l’Islam et la campagne développent si sûrement.

(…)

Un autre matin que j’étais accroupi dans le jardin municipal en train de photographier la mosquée, un œil fermé, l’autre sur le viseur, quelque chose de chaud, de rugueux, sentant l’étable, se pousse contre ma tête. J’ai pensé à un âne – il y en a beaucoup ici, et familiers, qui vous fourrent le museau sous l’aisselle – et j’ai tranquillement pris ma photo. Mais c’était un vieux paysan venu sur la pointe des pieds coller sa joue contre la mienne pour faire rire quelques copains de soixante-dix-quatre-vingts ans. Il est reparti, plié en deux par sa farce ; il en avait pour la journée.

Le même jour j’ai aperçu par la fenêtre du café Jadran un autre de ces ancêtres en bonnet fourré, quelques pépins de passa-tempo dans la barbe, qui soufflait, l’air charmé, sur une petite hélice en bois. Au Ciel pour fraîcheur de cœur !

Ces vieux plaisantins sont ce qu’il y a de plus léger dans la ville. À mesure qu’ils blanchissent et se cassent, ils se chargent de pertinence, de détachement et deviennent semblables à ces bonshommes que les enfants dessinent sur les murs. Des bonshommes, ça manque dans nos climats où le mental s’est tellement développé au détriment du sensible ; mais ici, pas un jour ne passe sans qu’on rencontre un de ces êtres pleins de malice, d’inconscience et de suc, porteurs de foin ou rapetasseurs de babouches, qui me donnent toujours envie d’ouvrir les bras et d’éclater en sanglots. »

Nicolas Bouvier, L’Usage du monde

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L’islam en Macédoine en 1953, vu par Nicolas Bouvier

Prilep dessiné lors de ce voyage par Thierry Vernet

Prilep dessiné lors de ce voyage par Thierry Vernet

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En 1953, Nicolas Bouvier et son compagnon de voyage Thierry Vernet résident quelques semaines à Prilep, « une petite ville de Macédoine, au centre d’un cirque de montagnes fauves à l’ouest de la vallée du Vardar », alors en Yougoslavie. Après avoir vu le pasteur puis le pope et son église où il trouve « Quelque chose de chaud et de vaincu : comme si le péché, l’enfance et la faiblesse humaines constituaient un capital dont Dieu, par le pardon, touche les intérêts », il fréquente les Turcs de la ville et passe un dimanche à festoyer avec eux. Voici son témoignage, qui commence par une comparaison entre la mosquée et l’église :

 

prilep-old-mosquee*

« La mosquée des Turcs exprime plus de placidité dans l’adoration. C’est un bâtiment trapu, encadré par deux minarets où nichent les cigognes. L’intérieur est crépi à la chaux, les dalles couvertes de tapis rouges, les murs décorés de versets coraniques en papier découpé.

Une fraîcheur affable et une absence de gravité qui n’exclut pour autant pas la grandeur. Rien comme dans nos églises ne suggère le drame ou l’absence, tout indique entre Dieu et l’homme une filiation naturelle, source de candeur dont les croyants sincères n’ont pas fini de se réjouir. Une pause dans cette demeure, les pieds nus sur la laine rugueuse, fait l’effet d’un bain de rivière.

Ici, les Turcs sont peu nombreux mais bien organisés. C’est par Eyoub, le barbier, que nous sommes entrés dans leur société. Il a notre âge et sait quelques mots d’allemand. On s’est lié. Depuis qu’on lui a dit aimer Smyrne dont sa famille est originaire, il insiste pour nous raser à l’œil. Tous les deux jours, nous allons donc nous étendre, la gueule pleine de savon, dans le fauteuil aux cuirs crevés, face aux chromos de Stamboul qui encadrent la glace. De fil en aiguille, on se fait admettre et l’autre jour, Eyoub et ses copains nous ont invités à passer le dimanche aux champs avec eux. Vin, musique, noisettes… on irait en charrette… il y aurait un chamois braconné par le meunier. Tout cela, il nous l’explique par gestes, son allemand ne va pas si loin dans le merveilleux.

Au point du jour, nous nous sommes retrouvés à la sortie de la ville avec quantités d’inconnus qui nous connaissaient – c’est ça « être étranger ». Salaams enroués, complets bleus, cravates à pois énormes, bonnes têtes ensanglantées par le rasoir matinal, et une carriole remplie de mangeailles entre lesquelles on avait coincé un violon et un luth. À l’écart, un gamin tenait deux vélos verts et violets empruntés par Eyoub pour nous honorer. Une fois la compagnie au complet, chacun – comme c’est l’usage ici le dimanche – a lâché la colombe qu’il avait apportée, et nous avons pris la route de Gradsko sur nos vélos versicolores suivis par une charretée de fêtards.

[Je passe le récit des festivités – ripailles, musique, raki – « C’était un dimanche très réussi »]

Le chamois nettoyé jusqu’à l’os, on s’est tous allongés dans le trèfle pour une de ces siestes où l’on sent la terre vous pousser dans le dos. Vers six heures, comme aucun des dormeurs ne bronchait, nous sommes rentrés à Prilep. Nos vélos jetaient mille feux. Les jambes coupées, mais la tête claire, et grande envie de travailler. C’était satisfaisant, cette gonflée rustique sur ces ventres pleins, et rien ne vaut le spectacle du bonheur pour vous remettre en train.

Les Turcs faisaient bien de profiter du dimanche et des champs parce qu’à la ville, les Prilepois leur menaient la vie dure. Les Macédoniens, qui se disaient exploités par Belgrade, se rattrapaient sur cet Islam dont autrefois ils avaient tant pâti. À tort, évidemment ; les quelques Turcs de la ville constituaient une famille candide et très unie dont l’âme était moins troublée que la leur.

Entre leurs minarets et leurs jardins salvateurs, ils formaient un îlot agreste bien défendu contre le cauchemar ; une civilisation du melon, du turban, de la fleur en papier d’argent, de la barbe, du gourdin, du respect filial, de l’aubépine, de l’échalote et du pet, avec un goût très vif pour leurs vergers de prunes où parfois un ours, la tête tournée par l’odeur des jeunes fruits, venait la nuit attraper de formidables coliques.

Les Prilepois préféraient pourtant les tenir à l’écart, se priver de leurs services et les brimer discrètement comme toutes les populations qui, ayant trop souffert, se font justice avec retard, à contre-temps et sans souci de leur propre intérêt. »

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Beckett dénonce l’attaque de la société contre la parole, le sens

Fin-de-partie la manufactureFin de Partie, mise en scène de Jean-Claude Fall à La Manufacture

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Dans Fin de partie, quatre personnages sont en scène : Hamm, vieil impotent aveugle ; Clov, qu’il harcèle ; Nagg et Nell, les parents de Hamm, dans une poubelle. Après de longs renvois de mots, aussi inutiles que dérisoires, entre autres à propos d’un puce et d’un rat, la pièce se termine par un monologue de Hamm, entrecoupé de très nombreuses didascalies. Leur omniprésence et la brièveté des phrases composent un texte hoquetant, bégayant, n’allant de rien à rien, sinon d’un dévoilement (Hamm enlève ses lunettes, révélant des yeux qui ne voient pas) à un voilement (mouchoir sur son visage, et RIDEAU).

Sur deux pages, le monologue contient vingt-six fois la didascalie Un temps. Comme en musique, libre à l’interprète de régler la durée des temps indiqués. Ils hachent la parole, la menacent d’envahissement, de destruction. Les gestes du personnage concourent à ce travail de sape. Enlever ses lunettes, sortir ses lunettes. Sortir son mouchoir, remballer son mouchoir (un mouchoir dont l’importance n’est pas sans rappeler un autre mouchoir célèbre du répertoire, celui du Tartuffe). Lever le sifflet, lâcher le sifflet. Arracher le sifflet, jeter le sifflet. Autant de gestes auxquels la parole se joint, les redoublant, accentuant leur caractère dérisoire. Jusqu’au moment final où un geste enfin s’accomplit : le mouchoir posé sur le visage de Hamm et le rideau se refermant : la mort.

Le monologue de Hamm comporte des adresses qui restent sans réponse, participant à cet anéantissement du sens suggéré par la perte du temps, la perte de temps, la ratiocination. « J’appelle » dit-il, mais on ne sait qui. Puis il s’adresse à un tu qui semble ne pouvoir être que lui-même. Loin de se déployer vers autrui, la parole s’involue, se replie. Il appelle Père et Clov, avec insistance, en vain. Inexorablement, l’aphasie gagne, jusqu’au moment où la parole est définitivement coupée : « N’en parlons plus (…) Ne parlons plus. » Ne reste que le linge, drap mortuaire. Le texte prend fin avec le tissu : le fil fragile de la parole rompu, ne reste que celui de la matière, qui se tient encore même si elle est appelée au pourrissement, et qui sert à clore l’histoire et l’être qui l’a vécue. « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte »… le compte de « cent mille derniers quarts d’heure », d’une vie vécue pour-la-mort (comme dans la philosophie de Heidegger).

Clov et Hamm, « clou » et « marteau » (ou « jambon ») ? Père et « serviteur souffrant », comme dit la Bible ? Plusieurs indices permettent aussi de lire dans le texte une parodie du christianisme : les thèmes de l’aveugle (ici non guéri) ; du mouchoir sur le visage tel un linge de Véronique (ici sans impression) ; de la prière et de la descente ; de la dialectique entre rapetisser et grandir (selon le mot de Jean le Baptiste par rapport au Christ).

C’est Clov qui avait le premier pris la parole au début de la pièce, par ces mots prononcés avec « regard fixe, voix blanche » : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Un peu après, Hamm s’était réveillé sous son mouchoir. Première résurrection d’un mort, finalement condamné ? Mais il ne s’agit que d’une « fin de partie » et comme chez Kafka la mort ne suffit pas à tout nettoyer : « C’était comme si la honte dût lui survivre », écrit-il de Joseph K. à la fin du Procès. Quelques années plus tard, Beckett écrira un petit film de 17 mn intitulé Film, avec Buster Keaton dans le rôle [le film a été supprimé des plateformes de vidéo mais on peut encore le voir ici, malheureusement entrecoupé de publicités]. Film muet (l’aphasie a gagné) où tout est question de regard, de stigmatisation et de honte. Une sorte de prophétie sur la « société du spectacle », ce monde de la didascalie envahissante, où la communication, la com’, prend le pas sur le sens, sur la parole sensée. De cette société insensée, inique et stupide, Beckett, grâce au théâtre, nous purifie.

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(Retranscription de mes notes pour un commentaire de texte donné lors d’un oral de l’agrégation, au cours duquel j’ai notamment mentionné aussi la bouffonnerie de la scène)

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Du lieu commun à la pensée en passant par Socrate, dans les Essais de Montaigne III, 12

Ajout du 2 août 2017 : j’actualise cette note avec ce lien vers une autre de mes notes où je pose la question d’une éventuelle discrimination religieuse au concours (pour cet oral sur Montaigne et un autre sur Char).

Voici, avant évocation de la polémique qui a suivi, la retranscription exacte, avec introduction, conclusion et quelques passages rédigés, des notes que j’ai prises (servant à soutenir la parole) pendant les 6 heures de préparation de l’épreuve phare à l’oral de l’agrégation de Lettres modernes. Il m’a été demandé une étude littéraire (l’épreuve un peu vague qui donne lieu aux plus mauvaises notes), j’en donne le résultat et je le commente après la retranscription.
Montaigne est au programme de l’agrégation de Lettres classiques pour l’année 2018.

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« Fais que ma vieillesse ne soit ni honteuse ni privée de ma lyre ». Horace, Odes. C’est la dernière citation des Essais de Montaigne, et son Livre III se termine sur elle. Le texte de six pages que nous allons étudier se situe dans la deuxième moitié des quarante pages du chapitre 12 de ce livre. Le chapitre précédent (11, « Des boiteux »), se terminait sur le constat que « Les uns tiennent en l’ignorance, cette même extrémité, que les autres tiennent en la science. » Notre chapitre s’ouvre sur cet autre constat : « Quasi toutes les opinions que nous avons, sont prises par autorité et à crédit. » Tandis que le chapitre suivant (13, « De l’expérience »), pose d’emblée que « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. » C’est bien dans le cadre de ces trois constats que se situe notre passage, lui-même témoin de la logique à la fois souple, imagée et rigoureuse, à l’œuvre dans le livre de Montaigne. Le texte constitue en effet un cheminement impeccable de la vie de l’homme à la vie du discours. Dans un premier temps, de « Nous n’aurons pas faute » à « se craindre des Dieux », Montaigne donne le plaidoyer de Socrate lors de son procès, qu’il paraphrase de l’Apologie de Socrate de Platon : il s’agit de donner en exemple son attitude face à la mort. Dans un deuxième temps, de « Voilà pas un plaidoyer » à « l’art n’y peut joindre », Montaigne commente ce plaidoyer et commente la justesse de Socrate. Et dans un troisième temps, de « Or nos facultés » à « l’honneur de l’allégation », Montaigne continuant pourrait-on dire à chevaucher la même logique, passe en douceur à une autre vitesse, une autre allure, embraye de la dimension de la vie de l’homme à celle de la vie du discours, pour établir la supériorité de « l’invention » sur « l’allégation ».
Ce passage constituant en lui-même une leçon d’une parfaite élégance, nous essaierons tout simplement de chevaucher à sa suite pour étudier la façon dont Montaigne nous indique comment se conduire face à la mort et face aux lieux communs, et comment « parler et vivre » sont liés.
Dans un premier temps, nous allons donc suivre Montaigne dans sa retranscription du discours de Socrate face à ses juges, en y distinguant trois thèmes : a) le pari de Socrate ; b) les obligations de la vie ; c) le choix d’une éthique.
Dans un deuxième temps, nous regarderons comment l’auteur des Essais commente ce qu’il appelle le plaidoyer de Socrate : a) en faisant l’éloge de la simplicité de Socrate ; en rapportant les effets de sa justesse, notamment sur les Athéniens ; c) en justifiant le choix du penseur grec par des considérations sur la mort.
Dans un troisième temps, nous serons attentifs à la leçon finale tirée par Montaigne dans le troisième mouvement de sa démonstration : a) par le passage du « il » de Socrate au « nous » et au « je » ; b) par des observations sur la pratique de la citation ; c) en témoignant de sa recherche du dépassement de la citation par l’invention et la réinvention.

I Le discours de Socrate

a) le pari de Socrate

Celui qui va parler dans ce passage, Socrate, est introduit brièvement comme l’un de ces bons maîtres dont un « nous » qui désigne à la fois l’auteur et ses lecteurs ne manqueront pas pour apprendre à philosopher, c’est-à-dire, pour paraphraser Montaigne, à mourir et à vivre. L’un de ces « interprètes de la simplicité naturelle », celle des paysans et autres représentants de la « vérité naïve » qu’il a vantés dans les lignes précédentes. Il est remarquable que le discours de Socrate dans un moment aussi essentiel, aussi décisif, puisqu’il se trouve, rappelle-t-il, « devant les juges qui délibèrent de sa vie », ne soit séparé de la parole propre de Montaigne par aucun signe de ponctuation (hormis le point qui sépare deux phrases habituellement du même locuteur), de typographie, de présentation, ni par quelque incise comme « dit-il ». D’une phrase à l’autre, le je n’est pas le même et c’est une façon d’inviter le lecteur à faire sien, comme Montaigne, le je de Socrate, à entrer en empathie de pensée avec lui. En somme, il nous met en selle par un acte de pensée bondissant, après nous avoir mis le pied à l’étrier par sa brève introduction. Un acte de pensée paradoxale, propre à réveiller le lecteur – comme les juges. « J’ai peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la délation de mes accusateurs. » Autrement dit, si Socrate demande qu’on lui laisse la vie, il fera le jeu de ses accusateurs. On l’accuse de remplacer les anciens dieux par d’autres et de corrompre la jeunesse. Lui veut montrer au contraire qu’il ne souhaite pas être au-dessus des lois de la cité, qu’il s’y conforme, n’ayant pas, contrairement à ce qu’on l’accuse de prétendre, « quelque connaissance plus cachée, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. »
Au contraire, ne sachant pas, il se place devant la perspective de la mort dans une sorte de pari : puisque nul ne peut savoir « ni quelle est, ni quel il fait en l’autre monde », il ne voit que deux possibilités : soit la mort est indifférente, si c’est un anéantissement, un repos éternel ; soit, si elle permet de rejoindre de « grands personnages trépassés »et d’être débarrassé des « juges iniques et corrompus » (jolie pique à ceux qui lui font face), elle est alors enviable. Un pari simple et sans calcul, où l’on est au moins non-perdant.

b) Les obligations de la vie

Elles sont de plusieurs ordres. Sociales : ne pas offenser son prochain, ne pas désobéir au supérieur, soit Dieu soit homme. Familiales : ne pas peiner ses amis et parents, ne pas abandonner ses enfants. Et la responsabilité envers ses concitoyens, que lui-même exerce en enseignant jeunes et vieux, et au nom de laquelle il demande aux juges d’être justes : « je dis bien que pour votre conscience vous ferez mieux de m’élargir. »

c) le choix d’une éthique

Ayant montré sa bonne foi, Socrate plaide pour le choix d’une éthique. Tant pour ses juges auxquels il conseille non sans humour d’ordonner « que je sois nourri, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux dépens publics, ce que souvent je vous ai vus à moindre raison octroyer à d’autres. » Et pour lui-même, qui ne doit pourtant pas les supplier, invoquer leur pitié. Car, dit-il, « je ferais honte à notre ville, en l’âge que je suis et en telle réputation de sagesse que m’en voici en prévention, de m’aller démettre à si lâches contenances. » Ce qui, ajoute-t-il, déshonorerait les autres Athéniens, y compris ses juges auxquels il ne veut pas faire tort en les détournant des seules « raisons pures et solides de la justice ». Tout ceci est savoureux [et j’ai expliqué oralement l’humour et l’ironie du discours]

II Le commentaire du plaidoyer de Socrate

a) l’éloge de la simplicité

Un nouveau paradoxe ouvre cette deuxième partie du texte, et c’est une façon de relancer l’intérêt tout en s’inscrivant dans la continuité des remarques antérieures à l’évocation du discours de Socrate et à sa retranscription. Un plaidoyer, juge Montaigne, « quant et quant naïf et bas, d’une hauteur inimaginable. » Un jugement en forme d’antithèse où le plus bas, c’est-à-dire le plus terre à terre, le plus simple, conduit au plus haut : partant du réel, des choses de la cité et de la famille, Socrate aboutit aux considérations éthiques les plus élevées, qui se traduisent par son refus de se compromettre et de compromettre autrui, fût-ce pour sauver sa vie. Socrate désire un juste dénouement, mais par de justes voies. La fin ne justifie pas les moyens. Et cela, il le dit à sa propre façon, non en empruntant un discours tout fait comme par exemple celui de Lysias. Socrate, avec sa « riche et puissante nature », ne saurait « se parer du fard des figures et feintes d’une oraison apprise. »

b) effets de la justesse de Socrate

Par la sincérité et la justesse de son discours, Socrate a mis les Athéniens de son côté. Après le verdict des juges, celui du peuple [là j’ai évoqué à l’oral l’épisode ironique des juges allant se pendre]. C’est ensuite Montaigne lui-même qui se place face au jugement du lecteur et plaide pour l’exemple qu’il a choisi dans la vie et la parole de Socrate. Ainsi voyons-nous le texte engendrer le texte, la défense du choix de Socrate engendrant celle du choix de Montaigne en une merveilleuse progression naturelle, une dialectique discrète entre l’auteur et le lecteur comme entre les différents personnages, notamment les Athéniens, quelque chose d’une dialectique et d’une maïeutique socratique à la mode de Montaigne qui fait avancer la pensée avec une simplicité et une hauteur dignes de celles dont il fait l’éloge chez d’autres.

c) les considérations sur la mort

À ceux qui considéreraient que l’exemple de Socrate est trop élevé pour pouvoir être suivi par le commun des mortels, Montaigne répond par un nouveau paradoxe, ou du moins en retournant le paradoxe. Ce n’est plus seulement que la simplicité engendre l’élevé, c’est que l’élevé est en réalité ce qu’il y a de plus naturel. Montaigne invite le lecteur à l’observation, plutôt qu’à la répétition d’opinions toutes faites. « Nous avons naturellement crainte de la douleur : mais non de la mort, à cause d’elle-même : c’est une partie de notre être, non moins essentielle que le vivre. »
D’une part la mort en elle-même n’est rien, d’autre part elle est utile à la vie, comme « passage à mille autres vies. » Et nous nous souvenons du titre de ce chapitre : « De la physionomie ». Physio, c’est la nature, phusis. Physionomie, discours sur la nature. Et quand Montaigne parle de cette « république universelle » où la mort sert de « naissance », nous nous souvenons que sa pensée est nourrie de philosophie antique et que cette philosophie nourrit aussi son époque, ce temps d’humanisme que nous avons appelé plus tard Renaissance.

III Du lieu commun à la pensée

a) le passage du « il » au « nous » et au « je »

« Or nos facultés ne sont pas ainsi dressées », objecte Montaigne au début de la troisième partie de sa démonstration. S’ensuit une série de verbes au présent ayant « nous » pour sujets. Montaigne implique le lecteur et l’invite à se regarder face à ses juges et à la mort. Et aussitôt après, il s’implique aussi lui-même. D’abord indirectement : « quelqu’un pourrait dire de moi que je… », puis en répliquant directement à ce quelqu’un : « Certes je… Mais je…. » Comme à son habitude, et comme pour annoncer le titre du chapitre suivant, Montaigne appuie sa pensée sur l’expérience, sur son expérience. Il témoigne de lui-même et c’est sa façon de toucher, comme Socrate, le bas pour atteindre le haut. Faisant ainsi de ses Essais des objets de pensée vivants, habité par la vie dont témoigne un style fluide, une expression enlevée, aussi simple que possible pour exprimer des vérités complexes, révéler sous la couche de crasse de l’opinion (cf juges « pollués ») le visage du réel.

b) la pratique de la citation

Le terme lieu commun a pris aujourd’hui un sens péjoratif. Mais au temps de Montaigne, comme il le raconte, le lieu commun était prôné comme source de savoir [j’en parlais ici en me souvenant d’un cours de Roger Chartier que j’avais suivi au Collège de France où il évoquait ce sujet]. On s’enchantait de redécouvrir les classiques de l’Antiquité, fût-ce seulement à travers quelques citations qu’on appelait lieux communs par référence à leur caractère universel. Des gens confectionnaient des albums de lieux communs (« ces pâtissages », dit Montaigne) comme au siècle dernier ils auraient collectionné des porte-clés. Montaigne lui-même pratique beaucoup la citation, « sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres, autour de moi, en ce lieu où j’écris ». Mais il y a manière et manière de le faire, dit en substance Montaigne [la manière intelligente et la manière stupide, ai-je complété à l’oral d’après son texte]

c) le dépassement de la citation par l’invention

Montaigne s’oppose à ces collectionneurs de porte-clés-à-penser en revenant au « nous » : « nous autres naturalistes ». De nouveau nous revenons au titre du chapitre, Montaigne ne perd pas de vue sa position et sa destination. Le nous qu’il convoque n’est plus exactement celui des lecteurs mais celui de tous ceux qui avec lui (dont peuvent faire partie des lecteurs) sont adeptes de la nature et suivent son fonctionnement comme nous-même, lecteurs, suivons le texte de Montaigne. Et ce que dit le texte par ce « nous autres naturalistes », c’est qu’il nous faut comprendre la logique d’une pensée qui, des considérations sur la mort comme outil de naissance e d’augmentation, passe à celle de la citation comme outil de réinvention, à la lecture comme outil d’invention. Et comment des considérations sur l’éthique face à des questions de vie et de mort, on passe à une éthique de la création, de l’écriture, de la pensée. Dans les deux cas, il est question d’ « honneur ».

Nous nous sommes laissés guider par Montaigne comme une file de cavaliers cheminant dans la forêt derrière un « bon régent », dont la bonne assiette à cheval et la familiarité bienveillante et assurée avec les montures de la pensée sont aptes à nous proposer une bonne et pleine promenade et une heureuse arrivée à destination. Empruntant nous aussi un chemin, parmi d’autres, du lieu commun, nous pourrions songer à Parménide disant avoir été emporté au lieu de son désir de connaissance par des juments, tandis que des jeunes filles montraient la direction. En passant par le je de Socrate puis par le il désignant Socrate, et enfin le nous des lecteurs et le je de l’auteur, Montaigne nous a conduits des régions des apparences (les lieux communs, la pensée toute faite, l’opinion) à celles de l’être (la pensée réelle) dans sa singularité et son universalité.
« Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plus tôt », écrit-il juste après notre passage, arguant que jeune, il était plus proche de ses études et avait plus de mémoire pour faire étalage de sa science, si telle avait été son ambition. Or, sans nier l’importance du savoir et de la pensée d’autrui, que lui-même utilise abondamment, ce n’est pas cette science en elle-même que veut transmettre Montaigne, mais bien plutôt celle qui consiste à savoir lire et à savoir réfléchir ses lectures, non en miroir servile qui transforme un texte, une citation, une pensée, en image figée, voire en idole intouchable mais en fait muette, lettre morte – mais en les réfléchissant dans le mouvement de l’esprit qui, pour embrayer un autre lieu commun, celui du fleuve d’Héraclite, transforme et réinvente continuellement tout.
Au chapitre précédent, « Des boiteux », Montaigne souhaitait des êtres humains « qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans. » Car vouloir être savant à dix ans c’est être vieux, tandis que se vouloir et se savoir apprenti à soixante ans, c’est rendre hommage à la jeunesse perpétuellement reconduite et avançante de l’esprit. Telle est la physio-nomie, le discours, le nom de la nature, selon un auteur qui en suit le meilleur.

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À la suite de mon exposé, le président du jury (tous les jurys devant lesquels je suis passée au concours étaient présidés par un homme, entourés de femmes qui avaient bien moins la parole) m’a demandé si l’histoire des juges qui se pendaient ne me rappelait rien. Bien entendu j’ai dit qu’on pouvait y voir une référence à Judas (et je l’avais évidemment vue, ayant longuement travaillé sur la Bible, ce dont je n’ai rien dit). Mais il a voulu à tout prix me faire dire (comme on le dit ordinairement, et comme le dit une note dans l’édition) que Montaigne nous présentait un Socrate christique. J’ai donné mes arguments pour récuser cette lecture, mais cela a semblé lui déplaire fortement. (J’ajoute ici : Le discours de Socrate via Montaigne est si paraphrasé de celui que rapporte Platon : Platon présentait-il un Socrate christique ? Aberration. Montaigne manie là l’humour et l’ironie comme Socrate l’a fait lui-même, avec connotation politique – rien de tel dans l’évangile chrétien). Socrate est une figure de l’humanisme, lui ai-je dit, il n’est pas question d’un sacrifice « pour racheter le péché du monde ». Il a insisté, cela a duré un petit moment, au cours duquel il a semblé vouloir me faire dire aussi que Socrate dans ce texte, c’était Montaigne – ce qui est faux, le discours est de très près paraphrasé de celui que rapporte Platon, qui en fut le témoin direct et fidèle (d’ailleurs un peu plus loin dans le chapitre Montaigne se démarque clairement de Socrate ; certes comme tout auteur et tout lecteur il peut se retrouver plus ou moins dans telle ou telle parole d’autrui, mais cela n’enlève pas toute altérité dans le texte). Une professeure, quant à elle, a semblé croire que j’imaginais qu’il y avait des guillemets ailleurs dans les Essais, puisque j’avais noté qu’il n’y en avait pas pour encadrer le discours de Socrate. J’étais sidérée qu’on puisse penser que je n’avais pas remarqué la ponctuation et la présentation du texte tout au long du livre. Faut-il vraiment préciser de telles évidences ? Et maintenant je me demande si le jury a vraiment suivi et compris le déroulement de ma lecture. En tout cas cette leçon a été notée 4/20 (et il s’agit de l’épreuve qui a le plus lourd coefficient dans le concours, coefficient 13). Pourquoi une note si basse ? Ai-je été sanctionnée pour avoir présenté puis défendu une lecture bien personnelle du texte, bien personnelle mais très sensée (j’attends qu’on me démontre qu’il y a quelque part un faux sens ou un contresens dans ma lecture) ? Ai-je été sanctionnée pour avoir, femme face à un président homme, soutenu une pensée de ma propre autorité ? Quoi d’autre ? Quoi que ce soit de personnel a-t-il le droit de s’immiscer dans un concours, et dans un tel concours ? Les notes que j’ai eues à l’écrit puis à l’oral tendent en tout cas à indiquer qu’une pensée et un style bien affirmés ne sont pas bienvenus au milieu des exercices formatés livrés par des candidats auxquels on a davantage inculqué des règles d’analyse, de composition et d’expression, qu’on ne les a encouragés à l’ouverture et à la profondeur de l’esprit.

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« Une rose pour qu’il pleuve ». Étude de « À la santé du serpent » de René Char

Ce texte figure dans Fureur et mystère, qui est encore au programme de l’agrégation de Lettres modernes en 2018. Voici ce que j’en ai dit à l’oral de ce concours cette année (simple et exacte retranscription de mes notes prises au cours des 2h30 de préparation), où j’ai choisi d’en donner une lecture thématique en référence à Héraclite (un maître de Char) plutôt qu’à la Bible.

« Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ».

C’est l’aphorisme 24 de ce poème de René Char intitulé À la santé du serpent et situé dans les premières pages du recueil Fureur et mystère. Si nous appelons aphorismes les vingt-sept fragments qui composent ce texte, c’est faute de mots plus précis pour désigner cette création du poète que l’on pourrait désigner aussi, de façon plus vague encore, poème en prose. Quoiqu’il en soit, l’effet graphique dans la page de ces notations brèves séparées par des chiffres romains peut induire plus ou moins consciemment dans l’esprit du lecteur l’image d’une avancée par étirement, comme celle du serpent du titre, surplombant l’ensemble. Elle induit aussi un effet de silence et de vide entre les paroles. Et redouble l’effet de mystère par l’omniprésence des chiffres, fussent-ils exprimés en lettres. Umberto Eco dans un texte sur Nerval s’élève à juste titre contre l’idée qu’il ne faut pas essayer d’élucider un texte poétique. S’il est impossible d’en épuiser le sens, il est cependant du devoir du lecteur de répondre à ce qui lui est exposé en y entrant respectueusement mais sans peur, y ouvrir des pistes. Pour cela nous allons étudier le texte selon deux grands axes : dans un premier temps, en y cherchant comment est évoqué ce qui est ; et dans un second temps en y relevant les évocations de ce qui mue.

1) ce qui est :

a) Les éléments concrets du poème

La plupart des fragments contiennent l’évocation d’au moins un élément concret, le plus souvent des noms communs de choses :

le visage de nouveau-né (fragment 1) ; le pain ; le point du jour (fr.2) ; le tournesol (3) ; l’hirondelle ; l’orage ; le jardin (4) ; la goutte d’eau ; le soleil (5) ; la création (8) ; la maison ; la ville ; les habitants ; l’hiver ; la chair ; le jour (9) ; l’homme (11) ; se baigner ; le pays (12) ; l’écueil (13) ; les larmes ; le confident (15) ; le sable (16) ; l’oiseau ; l’arbre ; le fruit (18) ; les ténèbres (21) ; le dos de la terre ; l’encre ; le tisonnier ; le nuage (22) ; l’agneau ; la laine (22) ; l’éclair (24) ; les yeux ; le jour ; le vent (25) ; les eaux claires : les reflets ; les ponts (26) ; la rose ; la pluie (27) ; le serpent (titre)

Tous ces éléments donnent à la pensée du corps, de l’habitation. Il s’agit bien d’une pensée poétique. Le poète est celui qui fait, au sens artisanal du terme, qui travaille une matière. Le corps du monde est le matériau de René Char, et ce qui rend sa langue matérielle, de même que les couleurs d’un Nicolas de Stael sont matière, effet de matière. Mais Char se fait aussi lui-même matériau du monde : « au tour du pain de rompre l’homme ». Lui-même se laisse travailler, afin que le monde l’enfante et qu’il puisse chanter « la chaleur à visage de nouveau-né » issue de ses noces avec le monde, dont le titre d’un autre de ses poèmes, Le visage nuptial, est évocateur. Mais ici le visage du nouveau-né est évoqué pour imaginer un élément sensible, la chaleur. Le poème repose en effet sur des éléments concrets, mais également sur des éléments sensibles, ou qui font référence à des expériences sensibles, souvent par des noms d’état, éléments que nous allons maintenant relever.

b) les éléments sensibles

la chaleur (deux fois dans le fragment 1) ; la beauté (fr 2) ; l’ébranlement (5) ; le trouble (7) ; le mourant (8) ; la saison (9) ; le réchauffement (9) ; l’avidité ; l’assiduité (10) ; le meilleur (11) ; la témérité ; le bain ; le plaisir (12) ; le souci ; le remords (14) ; le mépris (15) ; la profondeur ; le mesurable ; le subjuguant ; l’amour ; le visible ; la disparition (17) ; la marche ; la tromperie ; l’extase (18) ; l’accueil ; le plaisir ; la gratitude ; le souvenir ; la présence (19) ; aimer 520 ; l’éclair (24) ; les yeux (25) ; les reflets (26)

Autant de références à des expériences, des ressentis, vécus par le poète et destinés à se communiquer au lecteur -> le mettre en condition, lui aussi, de progresser vers un but qui n’est pas dit, de progresser en partant du concret et en passant par le sensible, vers quelque chose qui est du domaine de la pensée.

c) les éléments de l’intellect

souvent exprimés par des verbes ou des dérivés de verbes

chanter (1) ; méditer ; les pensées (deux fois) (3) ; s’informer ; se construire (4) ; l’ascendant (5) ; la connaissance (deux fois) ; le passage ; produire (6) ; venir ; troubler ; mériter ; égards ; patience (7) ; durer ; manque ; mourant; création ; congédié (8) ; être ; se répéter ; connaître ; s’en aller (9) ; essence : constamment (3x) ; pouvoir ; conscience (10) ; faire ; exister (11) ; regarder (12) ; attendre ; franchir ; se définir (13) ; remercier ; prendre souci ; être (14) ; mépriser (15) ; rester (16) ; importer ; devenir ; disparaître (17) ; pouvoir ; marcher ; tromper (18) ; accueillir ; présence ; délivrer (19) ; se courber ; aimer (2x) ; mourir (20) ; s’infuser ; être régi (21) ; négliger ; dévider (22) ; mystifier (23) ; habiter (24) ; croire ; inventer ; éveiller ; pouvoir ; être (25) ; requalifier (26) ; souhaiter (27)

Que la pensée s’appuie sur des verbes signifie qu’elle est un processus. Ceci nous amène tout naturellement à considérer, après avoir vu dans un premier temps l’expression de ce qui est dans le poème, l’expression de ce qui mue, de ce qui est en tant qu’il est en mouvement et donc, comme la peau du serpent, obéit à un phénomène de mue.

2) Ce qui mue

a) les actes

Le processus est l’effet d’actes, accomplis par le poète ou par d’autres sujets.

je chante (1) ; le pain rompt l’homme (2) ; celui qui ne médite pas (3) ; la boucle de l’hirondelle etc (4) ; durer (5) ; produire (6) ; venir au monde ; troubler (7) ; congédier (8) ; l’acte d’être (10) -> caractère héraclitéen de l’être [je l’ai expliqué à l’oral]  -> d’exister (11) ; de se baigner (12) ; d’être soulevé, d’être franchi, de se définir (14), de remercier (14), de naître et disparaître (17), mutation de l’arbre au fruit (18), présence sans adieu (19), rapport ténèbres-lumière (21), critique de ceux qui font remontrance à la condition de l’homme, des tricheurs, des orgueilleux (25), l’éternel dans l’éphémère (24), les eaux qui ne s’attardent pas (26), le rapport entre les éléments, l’éphémère et le temps de la durée (27)

La dialectique ainsi exprimée entre l’être fixe et l’être en mouvement, le durable et l’éphémère, est couplée avec la dialectique poétique induite par les effets de miroir.

b) les effets de miroir

visage (1) ; pain/homme (2) ; pensée/tournesol (3) ; goutte d’eau/soleil (5) ; ce qui vient au monde/trouble (7) ; homme mourant/congédié (8) ; maison/saison ; hiver/chair réchauffée (9) ; essence/conscience (10) ; âme/homme (11) ; image/plaisir (12) ; écueil/définition (13) ; celui qui/ton égal (14) ; larmes/confident (15) ; profondeur/destinée (16) ; visible/disparais (17) ; l’arbre/le fruit (18) ; souvenir/présence (19) ; aimer/mourir (20) ; ténèbres/lumière (21) ; rose/pluie (27)

Comme dans le fleuve héraclitéen, le miroir renvoie une image troublée, autre. Ainsi fonctionne aussi le texte, qui met en miroir l’auteur et le lecteur, le je (1) et le tu (20). Cette relation nous conduit à considérer pour finir les éléments du poème qui évoquent l’amour.

c) l’amour

Dans le poème précédent, « Suzerain » -> relation du poète avec un Ami :  » Ceci n’est plus, avais-je coutume de dire. Ceci n’est pas, corrigeait-il. Pas et plus étaient disjoints. Il m’offrait, à la gueule d’un serpent qui souriait, mon impossible que je pénétrais sans souffrir ».

L’amour se révèle dans la disjonction entre le pas et le plus (alors qu’il meurt dans le « jamais plus » du Corbeau de Poe)

Amour lié au chant, à la chaleur, au visage, au nouveau-né (1) ; au fait d’être rompu (2) ; au fait de tourner vers la source de lumière (3) et dans ce tour, « un orage, un jardin (4), une connaissance (6), un trouble (7), le fait d’être poète (10), la mise au monde de l’homme (11), le plaisir (12), la définition de soi (13), l’égalité (14), les larmes (15), le rapport à la profondeur et à la destinée (16), la parole qui s’efface et transmet (17), le fruit (18), la présence (19), la courbure (20), la poésie (26), la pluie de grâce (27)

Au bout de ce trop bref parcours dans le poème, nous avons essayé de montrer qu’il offre une infinité de pistes, déployables à l’infini à partir des quelques occurrences que nous avons relevées, des quelques ouvertures que nous avons esquissées. Le poème, né de la contemplation, offre lui-même un espace et un temps de contemplation sans compter, comme Char aimait contempler, notamment les tableaux de Georges de La Tour, et particulièrement « La femme de Job », qui disait-il, avait su lutter contre l’hitlérisme – ceci bien sûr au mépris de l’ordre chronologique de l’histoire. Telle est la santé du serpent. La poésie de René Char, poète et résistant, est aussi une façon de combattre le nihilisme de tous les temps.

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À la suite de mon exposé, l’examinateur a voulu me faire dire que ce serpent était en fait biblique. J’ai dit que c’était une lecture possible, que le symbole était polysémique, mais qu’une lecture faisant référence à Héraclite, un maître du poète, me semblait particulièrement pertinente (je l’ai dit autrement, pour ne pas le vexer, mais c’était bien le sens). Résultat : 8/20. Ce n’est rien à côté de la sanction qui m’a été appliquée à la leçon, où j’ai contesté, avec arguments, le lieu commun selon lequel Montaigne nous présente un Socrate christique. L’examinateur voulait absolument me le faire admettre. 4/20 pour une épreuve à coefficient 13.

Ajout du 3 août 2017 : voir aussi ma note sur le lien entre René Char et Héraclite ; et ma note sur Montaigne à l’oral de l’agrégation

Après plusieurs démonstrations du bien-fondé de mes exposés sur Char et sur Montaigne, j’ai fini par poser la question d’une éventuelle discrimination religieuse à l’agrégation : explications et tous liens utiles dans cette note.

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