Petites réflexions sur l’adverbe

wir.skyrock.netÀ la question : Relevez le ou les adverbes dans la phrase Il fait très beau ces jours-ci, on répondra classiquement : très.

Mais il est possible d’envisager une autre réponse. Il est possible de voir très, dans cet emploi, non comme un adverbe mais comme une particule affixable de beau, servant à former un superlatif absolu de cet adjectif (familièrement, on le formerait avec le préfixe super- : superbeau ; d’autres superlatifs absolus sont formés avec le suffixe -issime : nullissime). En principe, en français, l’affixe n’est pas séparé du mot ou du radical dont il modifie le sens ou la fonction. Cela se produit pourtant, par exemple avec le préfixe extra, qui peut s’employer fixé au mot, comme dans extraordinaire, ou bien, indifféremment, fixé ou séparé par un tiret, comme extraconjugal ou extra-conjugal. Les affixes sont souvent, à l’origine, des adverbes. Et il arrive que l’adverbe très soit nettement employé comme préfixe quand il s’ajoute au mot en n’étant séparé de lui que par un tiret, comme dans le très-haut, le très-bas. Très beau pourrait être considéré, plus efficacement que comme adverbe + adjectif, comme adjectif au superlatif, formé avec préfixe superlatif détaché.

Mais il est encore possible d’analyser les choses autrement. Le mot beau est-il réellement employé comme adjectif dans la locution Il fait très beau ? Qui donc est beau dans cette phrase ? Il s’agit d’une locution verbale, le verbe est employé ici sous une forme impersonnelle. En comparant il fait beau à il fait vieux, où le verbe est employé sous sa forme personnelle, il apparaît évident que beau et vieux n’ont pas la même fonction. On peut dire elle fait vieille, mais non pas elle fait belle (dans le même sens que il fait beau). Cette invariabilité ne tire-t-elle pas beau vers la fonction d’adverbe si l’on décompose la locution verbiale il fait beau ? Et très beau ne pourrait-il être considéré comme syntagme adverbial, comme par exemple très vite (vite étant selon les cas adjectif ou adverbe) ?

Prenons maintenant ces jours-ci. Groupe nominal, complément circonstanciel de temps, dira-t-on classiquement. L’adverbe, ou la locution adverbiale, sont aussi compléments circonstanciels. Ce jour est une locution adverbiale. Pourquoi pas ces jours-ci ? Toute fatiguée que j’étais, je n’avais peut-être pas complètement tort à mon oral, l’autre jour. Le fait est surtout que les classifications, en grammaire comme ailleurs, peuvent toujours être discutées, et que leurs frontières ne sont pas étanches. Cela fait partie de la beauté de la langue : elle est vivante, libre, inenfermable -pour former un néologisme plein d’affixes.

*

Arche de jeunesse

à dix-sept ans, en Grèce, photographiée par mon amie allemande, Eva

à dix-sept ans, en Grèce, photographiée par mon amie allemande, Eva

À dix-sept ans, j’avais changé mon sang, l’affaire était entendue : transfusée de poésie à haute dose, mon ADN devenu corde solide, souple, sensible, apte à toutes les variations, toutes les démultiplications, j’étais armée pour la vie.

Armée pour être vivante, sans cesse.

Ayant bu et mangé de la littérature par milliers de pages à l’âge où les veines sont tendres, accueillent le flux et le transportent follement vite et pur au cœur du cœur, réécrite par mes actes de lecture, mes lectures de textes et de nature, j’entrai à jamais dans la vie de lecture, d’écriture, de relecture et de réécriture qui s’appelle perpétuelle jeunesse.

Lisez ! Savoir lire est la connaissance.

*

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —
Eux chassés dans l’extase harmonique,
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? —
Et chante et se poste.

Arthur Rimbaud, Mouvement

*

Tout est lumineux dans les poèmes des Illuminations, à qui sait lire

*

Histoire d’œuf, avec Piero della Francesca, Julio Cortazar et la poule d’eau

Piero_della_Francesca_046détail-1-530x339

Piero della Francesca, Retable Montefeltro, détail. Source

*

« Devant les seaux qui adouciraient cette aube,
Masaccio entendit prononcer son nom.

Il partit, et déjà le jour
de Piero della Francesca se levait. »

Julio Cortazar, derniers vers de son poème Masaccio, trad Silvia Baron Supervielle

 

vignetteHier après-midi j’ai trouvé le nid de la poule d’eau, dont j’avais photographié la construction, puis où je l’avais photographiée en train de couver (cf notes des jours précédents), vide. C’est une question à la Petit Prince : les œufs ont-ils été mangés par un animal, ou bien ont-ils éclos, provoquant le déménagement de la petite famille ?

sorbonne nouvelleAu retour, j’ai vu cette nouvelle œuvre de street art, signée Arsène, sur un mur de la Sorbonne Nouvelle.

Tolkien, l’érudition faite création (avec vidéo)

Avant, à la question : quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ?, j’aurais répondu : la Bible. Aujourd’hui je répondrais : l’œuvre de Tolkien. Car depuis j’ai lu la Bible mais pas encore Tolkien, qui est sans doute d’une grandeur comparable. L’érudition d’Umberto Eco a donné lieu à un roman au succès mondial, Le Nom de la rose, que j’ai lu et moyennement apprécié, lui préférant les œuvres écrites par des auteurs du Moyen Âge, beaucoup plus fines, riches et touchantes. J’ai vu les films tirés de l’œuvre de Tolkien et je sais qu’ils n’en donnent qu’une faible idée. Il faudra donc, un jour où j’aurai terminé ma thèse et quelques autres travaux en cours, que je m’y plonge comme en d’autres temps je me suis plongée dans Nerval, Rimbaud, Kafka, Stevenson, Schwob, Borges, Cortazar… Et peut-être qu’un jour, après être devenue professeure j’écrirai, moi aussi, un autre livre fantastique, né de l’érudition que j’aurai pu acquérir. Comment l’érudition peut faire éclore le génie, voilà qui n’est pas commun, voilà ce que j’aimerais expérimenter.

 

La valeur d’une œuvre littéraire

photo Alina Reyes

photo Alina Reyes

 

La valeur d’une œuvre littéraire est proportionnelle au rayonnement de son champ sémantique, à l’ampleur de ses virtualités sémantiques.

Un livre de peu de valeur littéraire est un livre très peu polysémique, un livre qui dit ce qu’il dit et rien ou pas grand chose de plus.

Une œuvre littéraire, réellement littéraire, ne se contente pas de raconter une histoire bien ficelée, ni d’enfiler des considérations. Elle fait du verbe, du texte, un champ aux strates infinies, extrêmement profond dans tous les sens et mouvant, vivant. Vivant de toute la vie des lectures qui en ont été faites et de celle de toutes les lectures virtuelles qu’il contient encore en son sein comme autant d’enfants. Une œuvre littéraire est une pouponnière d’étoiles qui exige de qui veut l’atteindre et y être accueilli un voyage sans fin.

 

Albert Camus, se donner à la terre et faire avancer l’histoire

jeanne d'arc fluctuat nec mergiturune image pour illustrer l’accord de Paris sur le climat, rejeté par Trump : « Fluctuat nec mergitur » ; ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

*

Dans son discours à Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel en 1957, Albert Camus déclarait que la tâche la plus grande de sa génération était d’ « empêcher que le monde ne se défasse. » Il s’agit là du même appel que celui que sa voix fait entendre ici : celui de se donner à la terre, à la dignité des vivants – un appel qui reste d’une grande urgence dans l’écologie de la nature comme dans celle des esprits : refus de la culture de l’abus, du viol, de la destruction, du trafic, de la domination, du mensonge ; respect et amour de la vérité, de la vie, et courage de les défendre et de les cultiver.

Dans l’entretien avec Jean Mogin, il dit se considérer d’abord comme un artiste, parle de l’importance du style et de la composition, rappelle la possible fécondité du sentiment de l’absurde et affirme qu’ « il y a un chemin qui passe entre la servitude et la folie, et c’est celui que les intellectuels, en particulier, ont pour mission de repérer, au moins ». Puis il lit un passage de son livre L’homme révoltéje donne après la vidéo les dernières phrases de sa lecture, écrites.

 

« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. »

Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part.

Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau.

Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi.

Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure.

Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.

Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus.

La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan.

L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être.

Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite.

Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale.

Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme. »

Albert Camus, L’Homme révolté

René Crevel, « Le clavecin de Diderot » (et le penseur de Rodin)

rené-crevel_3« Le poète, il est le plus sensible des clavecins sensibles, donc, de ce fait, le moins facile d’entre eux. Ses recherches, son alchimie, si verbale puisse-t-elle paraître, ne font point de lui un de ces spécialistes que la société volontiers protège, sachant que toute spécialité à soi-même confinée, ne risque guère de lui être danger.

Un contemporain de Diderot imagine un clavecin de couleurs, Rimbaud, dans le sonnet des voyelles, nous révèle le prisme des sons, les objets surréalistes de Breton, Dali, Gala Éluard, Valentine Hugo, sont des objets à penser amoureusement : la poésie, ainsi, lance des ponts d’un sens à l’autre, de l’objet à l’image, de l’image à l’idée, de l’idée au fait précis. Elle est la route entre les éléments d’un monde que des nécessités temporelles d’étude avaient isolés, la route qui mène à ces bouleversantes rencontres dont témoignent les tableaux et collages de Dali, Ernst, Tanguy.

Elle est la route de la liberté, une route qui ne veut pas se laisser perdre parmi les terrains vagues. »

Plus loin :

« en fait de penseur, devant le Panthéon des gloires nationales, un homme de bronze dont l’effort nous donne à penser que ça lui tombera des boyaux, plutôt que ça ne lui jaillira de la cervelle », c’est ainsi que René Crevel décrit le Penseur de Rodin. Et il poursuit :

« Un tel spectacle, d’ailleurs, nous évitera d’oublier que le Panthéon devait être une église, et, en tout cas, n’a pas été, comme il eût fallu, désaffecté, désinfecté, a conservé sa forme de croix.

Cette brute d’airain, sous son apparence de nudiste obtus, avec son anatomie d’adjudant, il est le digne successeur de Dieu, de l’Immobile, pour qui, étant donné ses attributs, la création n’est concevable que sous forme de divertissement fécal.

Quant à la bourgeoisie qui s’est donné pour mâle ce penseur à son image, elle prétend fruit de ses entrailles, de ses seules entrailles tout ce qui est esprit.

Elle veut faire croire que, forcément, de ses jupes, doivent sortir, aux plis de son cotillon, s’accrocher les intellectuels.

Que l’un, parmi eux, ne soit, se réjouisse de n’être, d’elle, issu, que tel autre d’elle s’éloigne, elle commencera par faire des petits signes d’amitié, des mamours. Elle ouvre son giron, elle ne demande qu’à être la maman Kangourou de tous les enfants prodigues.

Et si l’on ne veut pas habiter la poche où elle entasse tous ceux qui, par peur des intempéries, acceptent la tiédeur nauséabonde qu’elle leur a offerte ?

Alors, elle imite la plus rageuse des femelles, la Vierge Marie , alors, elle se métamorphose en Notre-Dame du coup de pied dans le bas-ventre. Il ne faut pas qu’on lui résiste. Elle entend, à la fois, pondre tout et tous et ne rien laisser de ce qu’elle a pondu. Elle s’adore au point de gober, comme si c’était des œufs du jour, ses moindres, ses plus vieilles crottes de bique. Elle ne se nourrit que de ses déjections, même et surtout quand elle fait la petite idéaliste. Sacre-t-elle basses certaines parties de son individu c’est afin de s’en mieux délecter. »

Le texte entier du livre se trouve sur wikisource

Image trouvée ici. Il s’agit d’un morceau d’une photo de Tristan Tzara et René Crevel par Man Ray