une belle conférence de Michel Pastoureau
voir aussi mon commentaire d’un extrait du merveilleux Yvain le chevalier au lion
une belle conférence de Michel Pastoureau
voir aussi mon commentaire d’un extrait du merveilleux Yvain le chevalier au lion
« Savez-vous, disait Napoléon à Fontanes, ce que j’admire le plus au monde ? C’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit. À la longue le sabre est toujours vaincu par l’esprit. »
Les conquérants, on le voit, sont quelquefois mélancoliques. Il faut bien payer un peu le prix de tant de vaine gloire. (…)
Il suffit alors de connaître ce que nous voulons. Et ce que nous voulons justement c’est ne plus jamais nous incliner devant le sabre, ne plus jamais donner raison à la force qui ne se met pas au service de l’esprit.
C’est une tâche, il est vrai, qui n’a pas de fin. Mais nous sommes là pour la continuer. (…)
Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, c’est tout.
Sachons donc ce que nous voulons, restons ferme sur l’esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d’une idée ou du confort. (…)
Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit pure et froide de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais ensuite de voir cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit.
Ce n’est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop pour ne pas savoir qu’ils sont la terre d’élection où la contemplation et le courage peuvent s’équilibrer. La méditation de leur exemple m’enseigne alors que si l’on veut sauver l’esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. N’y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l’esprit, il suffit de travailler pour lui.
Mais où sont les vertus conquérantes de l’esprit ? Le même Nietzsche les a énumérées comme les ennemis mortels de l’esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de caractère, le goût, le « monde », le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais sont nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient. Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit.
(1940)
in L’été
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Qui suit docilement la Voie est renforcé par elle et en elle, même par les actions extérieures qui voudraient l’en détourner. L’autre jour j’ai assisté à l’exposé d’un étudiant sur la théologie négative. Il y fut dit un peu n’importe quoi, et pas mal de bêtises et d’incohérences, de la part du professeur comme de celle de l’étudiant, mais nous étions dans un séminaire de littérature, pas de théologie, et de plus, comme le dit Grégoire de Naziance dans son Discours 27, chapitre 3 (ma traduction, du grec) :
« Ce n’est pas tout le monde, vous savez, qui peut philosopher à propos de Dieu, ce n’est pas tout le monde ! Ce n’est pas une affaire à bon marché, ni pour ceux qui se traînent à terre. J’ajouterai même : ce n’est ni partout, ni pour tous, ni sur tout qu’on peut en discuter, mais à tel moment, pour telles personnes, et jusqu’à un certain point. Non, tous ne peuvent pas en discuter, mais seulement ceux qui en ont fait l’épreuve, qui sont passés par la contemplation, et avant tout ont purifié et leur âme et leur corps, ou prennent soin de les purifier. Car toucher la pureté sans être pur, c’est précisément aussi dangereux que de regarder un rayon de soleil avec de mauvais yeux. »
C’est la raison pour laquelle je me suis abstenue d’intervenir, sauf pour évoquer très brièvement l’islam et Rûmî. Et plus tard, à la fin, un étudiant du fond de la salle a pris lui aussi très brièvement la parole, pour dire en écho à ma brève intervention la profession de foi à laquelle bien sûr je pensais : lā ilāha illa-llāh, “il n’est de dieu que Dieu”, qui fit éclater magnifiquement la vérité, provoquant un moment de stupéfaction, comme si tous venaient de se brûler les yeux. (Moment qui témoignait aussi de la gêne que provoque le fait de parler positivement de l’islam – car la prétendue théologie “négative”, ou apophatique, lorsqu’elle est développée jusqu’à son accomplissement, révèle la pure positivité – un peu comme si quelqu’un arrivait nu dans une assemblée, à l’université par exemple : être sans vêtements n’est pas négatif, c’est pleinement être).
Al-Haqq, la Vérité est l’un des noms de Dieu en islam : il n’y a de vérité que la Vérité. S’y tenir c’est avancer, en tous domaines. Et pour en revenir à la littérature, ce passage du Temps retrouvé de Proust :
“… car je sentais que le déclenchement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu’à ce point de vue, même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c’était les dispositions mondaines qu’on y apporte. Mais par lui-même il n’était pas plus capable de vous rendre médiocre qu’une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète.”
Un peu plus tôt dans le livre Proust avait parlé du “sens artistique” comme de “la soumission à la réalité intérieure”. On ne saurait mieux définir la façon d’être du musulman, si l’on songe notamment au verset où Dieu dit de l’homme : Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire. (Coran 50, 16) Suivre la Voie, ce n’est rien d’autre qu’obéir à la Vérité qui est en nous. Encore faut-il ne pas, à force de pratique du mensonge sous diverses formes, l’avoir laissée partir en de meilleures demeures.
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Groupe de théâtre musical, Bagdad, années 1920
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Un matin j’ai traversé Paris pour aller dire adieu à Sarane Alexandrian, arrivé au terme d’une longue et discrète vie de combattant pour l’art et la poésie. Il n’y a pas si longtemps, mais cela me revient maintenant comme une petite chute de film surréaliste qui viendrait s’insérer, de façon subliminale et subversive, dans la Grosse Production adorée chaque jour par des milliards d’âmes humaines.
Après un long trajet en bus j’arrive à proximité du Père-Lachaise, c’est encore tôt le matin, on sent cette fraîcheur de l’air et de la vie, y avait-il ce jour-là, à cette heure-là, la très longue queue de démunis que l’on voit régulièrement devant le cimetière, attendant la distribution de sandwiches ? Je marche dans les allées en suivant la direction du crématorium, je descends dans une salle en sous-sol où ses amis sont réunis. « Le feu va brûler le feu », dit le poète Christophe Dauphin. Puis l’artiste Anastassia Politi, toute grâce, s’approche du cercueil posé là comme un piano, ou bien le monolithe noir de Stanley Kubrik. Elle se penche, sa main esquisse une caresse au-dessus du bois, elle se dépouille de sa longue robe noire, apparaissant en longue robe blanche, pieds, épaules et bras nus ; et elle lit, entrecoupés de ses chants grecs mélancoliques, des passages d’un livre de Sarane, Les terres fortunées du songe, hommages aux quatre éléments. Avant de partir je laisse dans le cahier un mot de bon voyage et d’amitié, puis je remonte à l’air libre. Il pleut un peu, très doucement, juste le temps de rejoindre la sortie. Je descends du bus au bord de la Seine et je contemple l’eau où jamais l’on ne se baigne deux fois, en me rappelant Sarane, son sérieux enfantin, son élégance soignée, sa grâce qui s’ignorait, sa conversation toujours enjouée. Un homme élevé jusqu’à six ans à la cour du roi à Bagdad, parmi les femmes du harem et les biches des jardins, on n’en rencontre pas tous les jours. Dans sa jeunesse il a quitté cette atmosphère de Mille et une nuits pour Paris, où il n’allait pas tarder à replonger dans le rêve : à vingt ans il rejoignait Breton et s’engageait dans l’aventure surréaliste. Je reconnais l’œuvre de Breton, même s’il est trop grave et bourgeois à mon goût, si j’aime mieux la radicalité d’Artaud ou de Daumal ou des Slaves de ce siècle où le monde s’en allait à la dérive. Sans le savoir nous sommes toujours portés perdus en mer, et nous avons un besoin criant de poètes de leur trempe.
La dernière fois que j’ai rendu visite à Sarane, j’ai traversé Paris par des métros bondés, dans une alternance de nuages et chaleur qui ont fini par se mêler en grand vent, jusqu’à son immeuble d’une rue calme du XVIIème arrondissement. Solidement planté et vêtu d’un pull multicolore, il m’a reçue avec sa gaieté habituelle dans son bureau, c’est-à-dire la pièce de l’appartement que toute personne ordinaire aménage en salon. Aux murs toujours des tableaux de sa femme Madeleine Novarina, une toile de Ljuba, l’un des nombreux artistes sur l’œuvre desquels il a écrit un livre, une grande photo noir et blanc de Macha Méryl à cinquante ans, en buste, nue, toute sourire, très belle, de jolis seins frais. Et bien sûr des bibliothèques. Sur sa table une nouveauté, l’ordinateur portable.
On a bu du vin doux de Samos en se rappelant nos dernières rencontres dans des cafés avec des poètes, et puis on a parlé de Supérieur Inconnu, il m’en a donné un numéro avec son éditorial : « Il n’y a aucune autre revue au monde, assurément, disait-il, qui est financée par les lettres de Breton, Bataille, Char, Magritte et leurs pairs. Cela donne un caractère sacré à cette nouvelle série : quiconque y collabore, quiconque en achète un numéro ou s’y abonne, rend hommage à ce comité de soutien invisible qui est au-dessus de moi. »
Soufflait autour de lui un esprit de gratuité, une rare alliance de bienveillance et de rigueur, de mémoire et de goût du présent, de fidélité et d’ouverture. Sarane, continue à te rappeler à moi quand j’écris, je te prie, comme tu le faisais de temps en temps. Nous avons tant besoin de nous souvenir de la fraîcheur d’avant la Grosse Production. Je suis rentrée à pied en traversant lentement le Jardin des plantes. Le ciel était bleu, les terres fortunées songeaient par brassées de verdures parfumées, d’enfants, d’hommes et de femmes qui déambulaient dans la paix lumineuse et tendre.
extrait de Voyage, que je suis en train de réviser
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Tout en admirant son œuvre, depuis l’adolescence j’ai toujours considéré Baudelaire comme un poète un peu trop adulte. Je veux dire, « mes » poètes, c’étaient Rimbaud, Nerval, des êtres imprégnés de l’esprit d’enfance. Aujourd’hui, et notamment depuis que j’ai écrit sur Jeanne Duval, je le vois plus comme un frère certes différent de moi mais aussi amusant que moi, avec son dandysme et ses excès parfois risibles. Ses moments cyniques ou sexistes me déplaisent, mais ce sont des poses, en profondeur c’est un homme honnête et c’est ce qui m’importe plus que tout. D’ailleurs un poète qui ne serait pas en profondeur honnête ne vaudrait rien. Luxe, calme et volupté font ma joie comme ils font son rêve. Et par luxe je n’entends bien sûr pas la version vulgaire de la chose, le luxe obtenu par le fric, mais le luxe suprême, le luxe gratuit. Celui de l’esprit. Celui de la liberté. Celui de l’amour et de la volupté. Celui de respirer, de marcher, de contempler, d’écouter, de sentir, de goûter. Celui de vivre en paix malgré toutes les difficultés. Celui de mon enfance sauvage à l’océan. De ma jeunesse dévoreuse de livres, chanteuse, danseuse, voyageuse. Celui d’accueillir avec bonheur l’enfant qui s’annonce sans avoir été prévu, alors qu’on n’a pas vingt ans et qu’on vit seule et joyeuse dans une maison isolée. Celui de partir à l’aventure avec compagnon et enfants. Celui de vivre en ermite en altitude, dans la neige au long de longs hivers et dans les autres splendides saisons, avec les pierres, les arbres, les herbes et les animaux. Celui de redevenir étudiante longtemps après et de pédaler dans la côte pour aller à la Sorbonne. Celui de vivre avec les poètes, avec les musiciens, avec les hommes vrais quel que soit leur art ou leur métier. Il y a deux façons d’écrire : d’après ce que « je » suis, ou d’après ce que le verbe dicte au sujet vidé de son « je ». Et une troisième, qui vient après avoir vécu absolument les deux, celle où le je et le verbe sont mêmes, ou unis, un seul être.
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« …aider l’esprit à reprendre pied à ce niveau du temps, et du lieu, et du hasard, et de l’existence, dont j’ai dit qu’il était inaccessible aux incursions du concept »
Présentation et détail de la conférence et de la vidéo ici
avec toujours toute mon affection et mon admiration pour toi, Sarane ! Je vais travailler aussi avec toi pour ma thèse.
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Les Hommes sans Épaules perpétuent Supérieur Inconnu ici
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