Ma « parole du jour » est à ces quelques tags que j’ai photographiés dans Paris depuis avant-hier, jour du déconfinement, et qui sont en effet à méditer pour déconfiner le vieux monde. (Le correcteur souligne en rouge déconfiner chaque fois que je l’écris, il ne connaît pas encore le mot, un néologisme que j’ai d’ailleurs inventé la première le 22 mars dernier – invention bien simple et qui tombait à point.
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Parole du jour
Force de l’esprit vs mécanique du crime
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« Arrachez de votre île ces pestes publiques, ces germes de crime et de misère. Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruiront les métairies et les bourgs qu’ils ont renversés, ou céderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir sur leurs ruines. Mettez un frein à l’avare égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d’accaparement et de monopole. Qu’il n’y ait plus d’oisifs pour vous. Donnez à l’agriculture un large développement ; créez des manufactures de laine et d’autres branches d’industrie, où vienne s’occuper utilement cette foule d’hommes dont la misère a fait jusqu’à présent des voleurs, des vagabonds ou des valets, ce qui est à peu près la même chose.
Si vous ne portez remède aux maux que je vous signale, ne me vantez pas votre justice ; c’est un mensonge féroce et stupide. » Thomas More, L’Utopie, trad. Victor Stouvenel
Par la fenêtre de mon ordinateur, j’observe et j’enquête. Comme aux questions « Qui a tué le petit Grégory ? » ou « Qui a tué John Kennedy ? », à la question du crime en lui-même il faut trouver des éclaircissements et des réponses. Le crime est là où sont les appâts du gain, du pouvoir, de la vanité, là où l’on se complaît dans leur bourbier verni.
Par la fenêtre de mon appartement, j’écoute crier un invisible vol de mouettes. Grâce au yoga, ma respiration est lente et calme (12 à 13 cycles à la minute assise à mon bureau, 9 la nuit couchée dans mon lit), ma tension basse (11), mon esprit, dans tout cet espace-temps libéré, rapide et paisible. « Le yogi, dit Iyengar, mesure la durée de sa vie non pas en nombre de jours mais en nombre de respirations. Puisque dans le pranayama la respiration est allongée, cela prolonge la vie. »
Le monde est l’un de ces Titanic dont nous ne voulons plus, pollueur et vain, insuffisamment pourvu en canots de sauvetage, sauf pour les plus riches. Et ce sont les pauvres, les travailleurs, toutes celles et ceux qui, au péril de leur santé ou de leur vie, sont à l’œuvre sur de petits bateaux, qui sont en train de l’empêcher de couler. Que celles et ceux qui sont confinés renforcent leur esprit pour le jour de chaque jour et pour celui du retour. Car les riches, les gâtés, n’ont pas de force d’esprit, ils ne peuvent sauver qu’eux-mêmes, ou même pas eux-mêmes. Pour que leur pesanteur ne fasse pas couler l’humanité, nous avons à rassembler toute notre vitalité.
Le yoga est une danse, dit Travis Eliot. Par la danse de l’esprit et du corps, nous avons pouvoir de marcher sur les eaux.
Épidémie et banalité de la barbarie (avec Brian Catling)
Face à l’incurie hallucinante du gouvernement révélée par la pandémie, incurie d’autant plus flagrante quand on la compare à l’efficacité avec laquelle elle a été gérée par les pays asiatiques ou aux mesures responsables mises en place par le gouvernement allemand, je pense à ce passage de Vorrh, roman de Brian Catling inspiré de Raymond Roussel que je lis en ce moment (l’ayant emprunté en bibliothèque numérique) :
« Plus ils deviennent incapables de travailler, plus les aïeux pèsent sur cette économie pauvre. Une fois impotents, on les livre au bon vouloir des dieux du printemps en les plaçant devant leur maison avec à manger et à boire – de quoi tenir trois jours. À cette période-là de l’année, à l’inverse du déluge d’automne que nous venons d’endurer, la pluie est douce et constante. Les anciens restent assis sur place en silence, conscients qu’aucun dialogue, aucune supplique n’y changera rien : autant économiser leurs forces. Après le temps imparti, on les accueille de nouveau à l’intérieur pour les rendre à leur lit d’angoisse. Ils trouvent cette épreuve plus civilisée, moins cruelle que celle qu’imposaient leurs aïeux. Lors de ces lointaines périodes de famine, on les emmenait sur les falaises et les forçait à rentrer seuls. Les dieux s’engraissaient de leur charpie. Un quart d’entre eux mourra au cours des semaines à venir : fièvres nocturnes, grippes ou phénomènes d’intervention divine. Ceux qui restent seront célébrés, nourris et honorés encore une année. »
Brian Catling, Vorrh, Fleuve Éditions, 2019 ; trad. de l’anglais par Nathalie Mège
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Un peu de pornographie pour Isabelle Huppert
Portrait de Temple, la petite jeune fille qui va être violée par un cinglé d’adulte, abusée physiquement et mentalement par des cinglés d’adultes, dans le fantastique Sanctuaire de William Faulkner. Faulkner qu’Isabelle Huppert a insulté en le citant à tort et à travers pour défendre un système et un homme violeurs.
« Temple était assise sur le lit, les jambes ramassées sous elle, le buste droit, les mains sur les genoux, son chapeau repoussé sur la nuque. Elle avait l’air d’une toute petite fille, son attitude même, véritable offense aux muscles et aux tissus de ses dix-sept ans passés, semblait plutôt celle d’une enfant de huit à dix ans. Les coudes collés à ses côtés, elle tenait la tête tournée vers la porte, contre laquelle était calée une chaise. (…)
La tête de Temple bougea, tourna, lentement, comme si elle suivait le passage de quelqu’un de l’autre côté du mur. Tous les autres muscles restant immobiles, elle pivota jusqu’à ce que ce fût atroce, comme la tête d’un de ces jouets de Pâques en carton, remplis de sucreries, et s’immobilisa dans cette position retournée. De nouveau, elle vira lentement, comme si elle suivait la progression d’invisibles pas de l’autre côté du mur, revint à la chaise placée contre la porte, et resta immobile un instant.
(…)
Il se retourna, regarda Temple. Il secoua un instant le revolver et le remit dans sa poche, puis il marcha vers elle. Il se déplaçait à pas silencieux ; la porte ouverte béait et battait contre son montant, mais, elle aussi, sans le moindre bruit ; il semblait que les lois du bruit et du silence fussent interverties. Elle put percevoir comme le bruissement de cette épaisseur de silence que Popeye dut écarter et traverser pour parvenir jusqu’à elle (…) « Je vous avais bien dit que ça arriverait ! » clamait-elle, et ses paroles s’envolaient comme des bulles brûlantes et silencieuses dans l’éclatant silence qui les entourait. Enfin, le vieux tourna vers elle son visage aux deux crachats coagulés, vers l’endroit où elle se tordait et se débattait, renversée sur les planches brutes rayées de soleil. « Je vous l’avais bien dit ! je n’ai pas cessé de vous le dire ! »
William Faulkner, Sanctuaire, trad. R.-N. Raimbault et H. Delgove, revue par M. Gresset
L’ascèse, le combat, selon Nikos Kazantzaki
Je l’appelle Kazantzaki, comme il le souhaitait, plutôt que Kazantzakis. J’ai déjà cité l’autre jour son épitaphe, extrait de cet essai, Ascèse, dont je ne partage pas complètement la pensée mais qui opère des déplacements réveilleurs. En voici un autre passage.
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« La vie est un service militaire sous la férule de Dieu. Nous avons entamé la Croisade pour délivrer, bon gré mal gré, non le Saint-Sépulcre, mais le Dieu enseveli dans la matière et dans notre âme.
Chaque corps, chaque âme est un Saint-Sépulcre. Le Saint-Sépulcre est le grain de blé ; délivrons-le ! Le Saint-Sépulcre est le cerveau ; Dieu y gît, luttant contre la mort. Courons à son aide !
Dieu donne le signal du combat, et moi aussi je m’élance à l’assaut en tremblant.
Que je déserte ou que je combatte vaillamment, je tomberai toujours au combat. Mais dans un cas, ma mort est stérile. Avec moi disparaît mon corps et mon âme aussi se disperse dans le vent.
Dans l’autre, je descends sous terre, comme le fruit, plein de semences. Et mon souffle, laissant pourrir mon corps, produit de nouveaux corps et continue le combat.
Ma prière n’est pas la plainte d’un mendiant ni une confession amoureuse, ni l’humble addition d’un commerçant : donnant donnant.
Ma prière est le rapport d’un militaire à son général. Voilà ce que j’ai fait aujourd’hui, comment je me suis battu pour sauver, dans mon propre secteur, l’ensemble de la bataille, voilà les obstacles que j’ai rencontrés, et c’est ainsi que j’envisage de combattre demain. »
Nikos Kazantzakis, Ascèse, trad. du grec par Jacqueline Razgonnikoff, éd. Aux forges de Vulcain
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Le génie de Mme de Staël vu par Lamartine
Cet hommage d’Alphonse de Lamartine au génie de Mme de Staël peut être lu aussi comme une définition de la fonction littéraire de l’écrivain, et une salutation à son esprit.
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« Mme de Staël, génie mâle dans un corps de femme ; esprit tourmenté par la surabondance de sa force, remuant, passionné, audacieux, capable de généreuses et soudaines résolutions, ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâcheté et de servitude, demandant de l’espace et de l’air autour d’elle, attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui sentait fermenter en soi un sentiment de résistance ou d’indignation concentrée ; à elle seule, conspiration vivante, aussi capable d’ameuter les hautes intelligences contre cette tyrannie de la médiocrité régnante, que de mettre le poignard dans la main des conjurés, ou de se frapper elle-même pour rendre à son âme la liberté qu’elle aurait voulu rendre au monde ! Créature d’élite et d’exception, dont la nature n’a pas donné deux épreuves, réunissant en elle Corinne et Mirabeau ! Tribun sublime, au cœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable et miséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main du dernier des Catons ! Ne pouvant susciter un généreux élan dans sa patrie, dont on la repoussait comme on éloigne l’étincelle d’un édifice de chaume, elle se réfugiait dans la pensée de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui seules vivaient alors de vie morale, de poésie et de philosophie, et lançait de là dans le monde ces pages sublimes et palpitantes que le pilon de la police écrasait, que la douane de la pensée déchirait à la frontière, que la tyrannie faisait bafouer par ces grands hommes jurés, mais dont les lambeaux échappés à leurs mains flétrissantes venaient nous consoler de notre avilissement intellectuel, et nous apporter à l’oreille et au cœur ce souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que nous ne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l’esclavage et de la médiocrité. »
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, « Des destinées de la poésie »
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Crète : Héraklion, Cnossos
« Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre ».
Épitaphe de Nikos Kazantzaki (né à Héraklion), choisi par lui et extrait de son essai L’Ascèse
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Vue de notre chambre. Ce matin, tôt, les cloches ont longuement sonné, puis, trois heures durant, on a entendu la célébration religieuse donnée dans cette cathédrale orthodoxe pour les enfants des écoles, qui se pressaient très nombreux sur le parvis.
En Grèce le ministère de l’Éducation est aussi celui des Affaires religieuses ; écoliers, collégiens et lycéens commencent la journée par une prière collective et ont deux heures de catéchisme (une heure pour les lycéens) par semaine. Ils assistent à la messe et trois fois par an au moins, dont le 30 janvier, fête des Trois saints hiérarques, tous les élèves sont emmenés à l’église pour une grande célébration. Le poids de l’église se fait sentir comme il s’est fait sentir pour Kazantzaki, esprit libre qui n’a pu être inhumé au cimetière, sur interdiction des popes.
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Après avoir séjourné à La Canée puis à Chora Sfakion, nous sommes donc retournés à Héraklion. J’y ai visité aussi ce musée d’icônes anciennes, ici également vu de notre chambre.
Celle-ci représente la » Vierge Buisson ardent » ; elle est l’œuvre de Michel Damaskinos, qui fut sans doute le maître à Héraklion du peintre El Greco (dont deux œuvres sont visibles au musée historique de la ville) :
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Quel scandale que le guide du Routard, que j’ai emprunté à la bibliothèque avant de partir, juge rétrograde le fait que les élèves grecs aient une heure de cours de grec ancien par semaine ! Encore heureux qu’ils n’aient pas que la religion pour culture, qu’ils aient accès à leur immense culture antique et à leur langue magnifique.
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Dans cette galerie, une exposition d’un peintre crétois contemporain, Kostis Moudatsos
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Au musée archéologique (dont les salles de l’étage n’étaient malheureusement pas ouvertes), beaucoup de figures minoennes, dont certaines très fameuses :
…et cette femme assise en demi-lotus, ou siddhasana, comme on dit au yoga et comme moi tous les matins :
…et celle-ci avec des pavots sur la tête :
… le disque de Phaïstos et son écriture toujours non entièrement déchiffrée:
…des taureaux bien sûr :
… et des doubles haches :
ainsi qu’une maquette du palais de Cnossos, où nous nous rendons le lendemain :
C’est ma troisième visite sur ce site, mais la première où nous y étions quasiment seuls, voire par moments complètement seuls (nous y sommes restés longtemps, à flaner ou nous reposer au soleil)
La reconstruction partielle du palais par Arthur Evans a été critiquée mais je l’aime bien, elle permet de se représenter mieux ce que fut le palais-labyrinthe en ces temps très anciens, avec ses centaines de pièces sur plusieurs étages, ses fresques et ses couleurs
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De retour à Héraklion, dans son vieux centre où la vie est bien douce, entre cafés, tavernes et marché
…le lendemain visite du très intéressant musée historique, retraçant l’histoire mouvementée de l’île-continent.
« L’union ou la mort ». Le combat de la Crète pour se libérer du joug ottoman (après d’autres occupations) fut long et peut inspirer d’autres peuples aujourd’hui – je pense aux Palestiniens.
Au dernier étage du musée, reconstitution du bureau de Kazantzaki à Antibes ; il comprend aussi, invisible sur la photo, un petit lit pour le repos
Ce dessin d’un Indien dansant est de la main de l’immense poète :
Ces jours-ci à Héraklion, photos Alina Reyes
Toutes mes notes sur la Crète : ici
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