Du feu de Dieu

Ma page Bible, Coran et autres textes saints marche du feu de Dieu, avec des lecteurs de tout le monde francophone, spécialement africain.

Et je commence à développer une page Amour et Littérature, anthologie de scènes d’amour de la littérature mondiale voisinant avec mes propres textes, images, livres et ebooks. Pour le divin, inépuisable bonheur de lire ! C’est Jorge Luis Borges qui m’y a fait revenir, voici, en hommage, l’un de ses poèmes.

*

Loin de la mer et de la superbe guerre,

Car c’est ainsi que l’amour célèbre ce qu’il a perdu,

Le boucanier aveugle épuisait

Les terreux chemins d’Angleterre.

 

Sous les aboiements des chiens de ferme,

Risée des garçons du village,

Il dormait d’un sommeil perclus et crevassé

Dans la noire poussière des caniveaux.

 

Il savait qu’en de lointaines plages d’or

Lui appartenait un trésor caché

Et cela soulageait son déplorable sort ;

 

Toi aussi, en d’autres plages d’or

T’attend incorruptible ton propre trésor :

La vaste et vague et nécessaire mort.

 

Jorge Luis Borges, L’Auteur (trad. Philippe Bataillon)

Éloge des oiseaux

Tout le temps mais surtout au printemps, où ils redoublent d’ardeur, les oiseaux élèvent en choeur leurs chants de louange, à l’aube et au crépuscule.L’occasion de nous rappeler ce merveilleux Éloge des oiseaux de Giacomo Leopardi (traduit de l’italien par Joël Gayraud, éd Allia)

*

Les oiseaux sont, par nature, les créatures les plus joyeuses au monde. Je ne prétends pas par là qu’à les entendre ou à les voir, l’on se réjouisse toujours; mais je veux dire que les oiseaux, en eux-mêmes, ressentent la joie et la gaieté plus que les autres animaux. Ceux-ci paraissent d’ordinaire sérieux et graves; nombre d’entre eux se montrent même mélancoliques: chez eux la joie ne se manifeste guère, et encore les signes en sont-ils timides et fugaces. Dans la plupart de leurs jouissances et de leurs plaisirs, jamais ils ne font fête ni ne témoignent d’allégresse. Les campagnes verdoyantes, les horizons dégagés et splendides, les soleils éclatants, les cieux cristallins et doux les charmeraient-ils, ils n’en laissent jamais rien voir; excepté les lièvres, dont Xénophon écrit qu’aux nuits de lune, surtout lorsqu’elle est pleine, ils dansent et s’ébattent ensemble, égayés par la lumière. C’est dans leurs mouvements et leur allure que les oiseaux se montrent surtout si joyeux: et ce pouvoir qu’ils ont de nous réjouir à leur spectacle tient à ce que leurs manières et leur aspect expriment une aptitude naturelle, une inclination particulière à éprouver du plaisir et de la joie; et c’est là une apparence qui ne saurait être tenue pour vaine et trompeuse. En effet à chacun de leurs bonheurs, à chacune de leurs satisfactions, ils se prennent à chanter; plus ce bonheur et cette satisfaction sont vifs, plus ils mettent d’ardeur et de zèle dans leur chant; et comme ils chantent le plus clair de leur temps, ils doivent être de belle humeur et favorisés par le plaisir. S’il est certain qu’à la saison des amours ils chantent mieux, plus souvent et plus longtemps, il ne faut pas croire qu’ils ne connaissent d’autres raisons, heureuses et agréables, de chanter. Ainsi l’on voit bien qu’ils chantent davantage par temps calme et lumineux que lorsqu’il fait sombre et que l’air est agité; et que dans la tempête ils se taisent, comme chaque fois qu’ils sont pris de frayeur. Mais celle-ci passée, ils reviennent avec leurs chants et leurs jeux. Et, de même, ils ont coutume de chanter à l’aube, dès le réveil, poussés en partie par la joie du jour nouveau, en partie par le plaisir que prend généralement tout animal à sentir ses forces restaurées par le sommeil. Ils tirent aussi une joie extrême des riantes prairies, des vallées fertiles, des eaux pures et transparentes et de la beauté du paysage. En cela il est remarquable que ce qui nous paraît gracieux et plaisant, le leur paraisse aussi, comme on peut le voir aux leurres dont on se sert dans les oiselleries pour les attirer vers les filets et vers les pièges. L’on s’en rend compte également à la situation des lieux champêtres où ils se rassemblent en plus grand nombre et chantent avec plus de constance et d’entrain. Tandis que les autres animaux, si ce n’est peut-être ceux que l’homme a domestiqués et habitués à vivre avec lui, ne sont presque jamais sensibles à l’agrément et au charme des lieux. Et il ne faut pas s’en étonner, car ils ne sont sensibles qu’à ce qui est naturel. Or, en cette matière, la majeure partie de ce que nous appelons naturel ne l’est pas, et est bien plutôt artificiel; ainsi, les champs cultivés, les arbres et les plantes taillés et disposés avec art, les cours d’eau endigués et détournés de leur lit, n’offrent pas l’apparence que leur eût prêtée l’état de nature. Si bien que, sans parler des villes et des autres lieux où les hommes se concentrent pour vivre, l’aspect de tout pays civilisé, depuis des générations, est purement artificiel, fort différent en cela de ce qu’il serait naturellement. Certains prétendent, ce qui conforterait notre propos, que la voix des oiseaux dans nos régions est plus délicate et plus douce, et leur chant plus harmonieux que dans celles où les habitants sont rudes et sauvages; et ils concluent que les oiseaux, même à l’état de liberté, empruntent quelque chose à la civilisation de ces hommes dont ils côtoient les demeures.

Quoi qu’il en soit, ce fut une remarquable combinaison de la nature que d’accorder aux mêmes animaux le vol et le chant, car, ainsi, ceux qui ont à divertir les autres créatures avec la voix se rencontrent d’ordinaire dans les lieux élevés, d’où celle-ci peut se répandre plus largement à l’entour et toucher un plus grand nombre d’auditeurs; et d’autre part, l’élément destiné au son, l’air, se trouve peuplé de créatures chantantes et musiciennes. C’est vraiment un grand réconfort et un grand plaisir que procure, autant, me semble-t-il, aux animaux qu’à nous-mêmes, le chant des oiseaux. Je crois que cela tient moins à la douceur des sons, à leur variété ou à leur harmonie, qu’à cette idée de joie qu’exprime naturellement le chant, en particulier celui-là, lequel est une sorte de rire que l’oiseau émet lorsqu’il est plongé dans le bien-être et le contentement.

Ainsi, pourrait-on dire, les oiseaux partagent avec l’homme le privilège de rire, que la nature refuse aux autres animaux; raison pour laquelle certains pensent que l’homme, qui est défini comme un animal intelligent ou raisonnable, pourrait tout aussi bien être qualifié d’animal rieur, étant donné que le rire ne le caractérise pas moins en propre que la raison. Certes, c’est merveille qu’au fond de l’homme, de toutes les créatures la plus misérable et la plus tourmentée, réside la faculté de rire, étrangère à tout autre animal. Merveilleux aussi, l’usage que nous faisons de cette faculté, puisque jetés dans la plus cruelle infortune, accablés de chagrin, écœurés de la vie, convaincus de l’inanité des biens humains, à peu près inaccessibles à la joie et privés de tout espoir, nous n’en sommes pas moins capables de rire. Bien mieux: moins ils ignorent la vanité de ces biens, et la misère de la vie, moins ils sont aptes à espérer et à jouir, et plus ces êtres singuliers se montrent susceptibles de rire. Rire dont il est à peine possible de définir et d’élucider la nature, ses ressorts profonds et ses modes, surtout pour ce qui touche à l’âme, à moins de dire qu’il est une espèce de folie qui ne dure pas, ou même d’égarement et de délire. Car les hommes, que rien ne peut réellement charmer et satisfaire, ne peuvent jamais avoir un motif pertinent et sensé de rire. Il serait même curieux de chercher pourquoi et en quelle occasion l’homme a vraisemblablement usé et pris conscience pour la première fois de ce pouvoir. Il n’est pas douteux, en effet, qu’à l’état primitif et sauvage il se montre le plus souvent sérieux, comme les autres animaux, voire d’une apparence mélancolique. Aussi pensé-je que le rire, non seulement apparut dans le monde après les larmes – ce qui ne saurait être contesté -, mais qu’un long moment se passa avant que l’on n’en fît la première expérience. En ce temps-là, la mère ne souriait pas à son enfant, et celui-ci ne reconnaissait pas, comme dit Virgile, sa mère à son sourire. Car si aujourd’hui, du moins dans les contées civilisées, les hommes commencent à rire peu après la naissance, ils le font essentiellement en vertu de l’exemple, lorsqu’ils voient rire les autres. Et je croirais volontiers que la première occasion de rire a été donnée aux hommes par l’ivresse, cet autre caractère bien propre au genre humain. L’origine de celle-ci remonte bien avant que notre espèce connaisse aucune forme de civilisation, car il n’est pas un peuple, si grossier soit-il, qui n’ait inventé quelque boisson ou tout autre moyen de s’enivrer, et n’ait accoutumé d’en user avec passion. L’on ne saurait s’en étonner, si l’on considère que les hommes, qui sont les plus malheureux des animaux, sont séduits plus qu’aucun autre par toute forme d’aliénation non douloureuse de l’esprit, d’oubli de soi-même et, pour ainsi dire, de suspension de la vie; ce faisant, ils annulent ou estompent pour quelque temps le sentiment et la conscience de leurs maux, ce qui pour eux n’est pas le moindre des bienfaits. On sait d’autre part que les sauvages, tristes et graves en temps normal, s’abandonnent au rire lorsqu’ils sont ivres et, contre leur habitude, se mettent alors à chanter et à parler d’abondance. Mais sur ce sujet je reviendrai longuement dans une histoire du rire, que je me propose d’écrire plus tard: là, après avoir étudié sa naissance, je poursuivrai en narrant ses exploits et ses tribulations jusqu’à nos jours où il est plus en faveur que jamais, tenant dans les nations civilisées une place et un rôle si grands qu’il remplit l’office dévolu en d’autres temps à la vertu, à la justice et à l’honneur; c’est ainsi, par exemple, qu’il intimide parfois les hommes et les détourne de mal faire. Mais, pour conclure sur le chant des oiseaux, j’ajouterai que le spectacle de la joie chez autrui, lorsqu’il n’y a pas lieu d’en être jaloux, nous réconforte et nous égaie toujours, et que par suite il faut louer la nature d’avoir pris soin que le chant des oiseaux, qui est une manifestation d’allégresse et une sorte de rire, fût chose publique; contrairement au chant et au rire humains qui, eu égard au reste du monde, demeurent chose privée. Et c’est par une sage disposition de la nature, que la terre et l’air sont remplis d’animaux qui, de leurs cris de joie sonores et incessants, applaudissent tout le jour à l’existence universelle et incitent à l’allégresse les autres créatures, en leur délivrant le témoignage perpétuel, quoique mensonger, de la félicité des choses.

Si les oiseaux se montrent et sont effectivement plus joyeux que les autres animaux, ce n’est pas sans raison. En vérité, comme je l’ai indiquée d’emblée, ils sont, par nature, mieux disposés au plaisir et au bonheur. D’abord, ils semblent ignorer l’ennui; ils changent de lieu à tout instant, passant d’un pays à un autre, insoucieux des distances, s’élevant d’un trait, avec une aisance stupéfiante, depuis le niveau du sol jusqu’aux régions les plus hautes de l’air. Ils ressentent au cours de l’existence une infinité d’impressions différentes; ils se dépensent physiquement sans compter et débordent, pour ainsi dire, de vie extérieure. Les autres animaux, sitôt qu’ils ont pourvu à leurs besoins, aiment à se tenir en paix, à rester oisifs; aucun, hormis les poissons et quelques insectes, ne se livre aux courses lointaines pour le seul plaisir. A moins qu’il ne soit chassé par la tempête, les fauves ou quelque autre calamité, l’homme primitif ne se déplace qu’à peine, excepté pour subvenir à ses besoins, ce qui ne lui coûte que peu de temps et d’efforts. Il chérit par-dessus tout le loisir et le repos, et passe nonchalamment presque tout le jour à paresser à l’intérieur de sa hutte informe, ou bien au grand air, ou encore à l’abri de quelque faille au creux des rochers. Les oiseaux, au contraire, ne tiennent jamais en place; ils vont et viennent sans nécessité, se plaisant à voler par jeu, et s’éloignent ainsi parfois à des centaines de milles de leur séjour habituel, pour finalement revenir avant le soir, dans la m^me journée. Dans le court instant où ils demeurent au même endroit, ils s’agitent toujours de côté et d’autre, tournoient, ploient leur col, étirent leurs ailes, s’ébrouent et virevoltent, avec une aisance, une vivacité, une promptitude indicibles. Bref, depuis l’heure où il sort de l’œuf, jusqu’à celle de sa mort, l’oiseau, mis à part la coupure des sommeils, ne se repose jamais. De ces observations il semble possible de conclure que, si l’état naturel des autres animaux ainsi que de l’homme est le repos, celui des oiseaux est le mouvement.

A ces caractéristiques extérieures correspondent des qualités internes, propres au domaine de l’âme, lesquelles leur assurent également une plus grande aptitude au bonheur. Ils ont l’ouïe si fine, la vue si perçante et si parfaite, qu’on ne peut que difficilement s’en faire une représentation exacte. Ces facultés leur permettent de jouir tout le jour de spectacles immenses, sans cesse changeants, car de là-haut, ils découvrent d’un coup d’œil une telle étendue de terre et distinguent tant de lieux différents que même par l’esprit, l’homme ne saurait les embrasser aussi vite. On peut en déduire que c’est chez les oiseaux que l’imagination atteint son plus haut degré de vivacité et de puissance. Non point cette imagination profonde, fébrile, orageuse, qui fut celle de Dante et du Tasse, don funeste, lourd d’angoisses et de tourments perpétuels, mais une imagination riche, variée, légère, instable et enfantine, source inépuisable de pensées aimables et joyeuses, de tendres illusions, de jouissance et de plénitude, et qui est le présent le plus précieux que puisse accorder la nature à une âme vivante. Ainsi, de cette faculté, les oiseaux recueillent-ils à profusion ce qui favorise l’épanouissement de l’âme, non ce qui lui pèse et la chagrine. Et de même qu’ils abondent de vie extérieure, mais de telle sorte que cette abondance leur soit heureuse et profitable comme chez les enfants, sans jamais devenir cause de souffrance et de détresse, comme c’est le cas pour la plupart des hommes. En effet, pour l’agilité et la vivacité du corps, l’enfant et l’oiseau présentent des similitudes évidentes, qui laissent raisonnablement supposer qu’ils se ressemblent ainsi pour les qualités de l’âme. On voit que si les biens de l’enfance étaient communs aux autres âges, et si les maux qui affectent ceux-ci n’excédaient pas les misères de nos premières années, nous aurions peut-être quelque raison de supporter patiemment la vie.

A mon sens, la nature des oiseaux, sous certains aspects, dépasse en perfection celle des autres animaux. Par exemple, dans les domaines de la vue et de l’ouïe, qui, suivant l’ordre naturel des êtres animés, sont considérés comme les sens principaux, l’oiseau l’emporte très largement. De surcroît, comme on l’a déjà vu, les oiseaux, à la différence des autres créatures, sont particulièrement enclins à se mouvoir; or le mouvement ressemble plus à la vie que le repos – on peut même dire que la vie est mouvement – et les oiseaux sont déjà nantis au plus haut degré de cette aptitude-là. En outre, la vue et l’ouïe, qui sont leurs facultés dominantes, sont les deux sens qui caractérisent le mieux les êtres vivants, car ils sont les plus mobiles, tant en eux-mêmes que pour les comportements et les émotions qu’ils induisent chez l’animal. Enfin, en tenant compte de tout ce qui vient d’être exposé, on conclura sans peine que l’oiseau est, de toutes les créatures, celle qui jouit de la plus grande richesse de vie intérieure et extérieure. Or, si la vie est plus parfaite que son contraire, du moins chez les créatures vivantes, et si une plus grande abondance de vie indique une plus grande perfection, il s’ensuit que les oiseaux sont également capables de supporter le froid et la chaleur extrêmes, et de passer de l’un à l’autre sans transition, comme on le voit aisément lorsqu’ils quittent la terre pour s’élever en un instant jusqu’aux régions les plus hautes du ciel, où règnent des températures glaciales, ou quand nombre d’entre eux migrent en quelques jours sous des climats très différents.

Enfin, comme Anacréon, qui désirait se changer en miroir pour être sans cesse contemplé par celle qu’il aimait, ou en tunique pour la vêtir, en baume pour oindre son corps, en eau pour la baigner, en bandelette pour être serré sur son sein, en perle pour être suspendu à son cou, ou en soulier pour qu’au moins elle le pressât de son pied, de même, moi, je voudrais un moment me transformer en oiseau pour connaître le contentement et la joie qu’ils éprouvent à vivre.

Vertu de la précarité

Voici un  texte extrait de mon livre Forêt profonde. Il fut d’abord publié, dans une version plus brève, en tribune dans le journal Métro, avec pour titre Vertu de la précarité, en 2006 ou en 2007. Un jeune lecteur m’écrivit alors que j’avais « des couilles ». Sans doute voulait-il dire qu’il est bon d’entendre de temps en temps une parole forte et assumée, prononcée sans masque ni filet, par un être seul et sans réseau. Sept ans ont passé, force est de constater que le fait de parler librement et ouvertement est sanctionné par la société – il y a bien longtemps que je suis tacitement censurée, sans que nul ne s’en émeuve d’ailleurs. Mieux vaut en rire, en se rappelant que les tricheurs finissent toujours mal et que le monde, en dépit des apparences, n’appartient pas aux assurés mais aux aventuriers, aux hommes libres.

foret-profonde

« Il y a un point, tu le sais mieux que personne toi l’oiseau, où la précarité et la pérennité se rejoignent. Apprendre à vivre précaire, c’est apprendre à vivre. Dieu dans le désert distribue jour après jour la manne, il suffit de le savoir pour qu’il en soit ainsi.

Mais le vivre demande une foi, c’est-à-dire une force, dont l’homo consommator est devenu incapable. Seuls les habitants des pays pauvres, les migrants, les aventuriers peuvent encore porter en eux cette force. C’est en te regardant vivre, oiseau, que je veux dire à l’homme : Sois l’aventurier de ta vie !

Ne crains pas de perdre tes biens du jour au lendemain.

Ne te laisse pas posséder par ce que tu possèdes ou désires posséder.

Je te parle de ce que j’ai connu, de ce que je connais.

Cela suppose non pas que tu renonces à te battre, mais que tu combattes chaque jour contre toi-même.

Cela suppose que tu renonces à trop attendre de la société, qui est alors ton pire ennemi.

Ne demande pas davantage de subventions, d’allocations, de lois pour te protéger. Ce qu’il faut ce n’est pas demander, c’est prendre. Ce qu’il faut prendre ce ne sont pas des garanties, ce sont des libertés.

Comme le bonheur est une somme de moments heureux qu’il ne tient qu’à toi de saisir et de vivre, la liberté est une somme de libertés, y compris de petites libertés prises ici et là avec telle coutume, telle bienséance, telle loi, telle bien-pensance, tel discours, telle vision.

Ne t’imagine pas que pour être libre il te suffit d’être libre dans ta tête. Ne t’imagine pas non plus que pour être libre il te suffit de satisfaire tes désirs. Ta liberté d’esprit est limitée par l’exercice que tu en fais : si tu ne l’appliques pas dans les actes concrets de ta vie, elle devient une machine infernale et mortifère. Ta liberté d’action est limitée par la pensée que tu en as : agir sans connaissance de cause n’est pas le fait d’un homme libre mais d’un enfant encore dépendant.

Choisis toi-même les bornes que tu dois poster ou franchir sur le chemin de ta liberté. La liberté est un chemin à faire à chaque instant, l’homme libre est toujours en marche.

Combats chaque restriction de ta liberté que la société t’impose ou tente de t’imposer (le plus souvent, elle n’y parvient qu’avec ton consentement). Essaie par tous les moyens d’identifier et de contourner les obligations et les mots d’ordre. Toutes les règles auxquelles le monde moderne t’oblige à te soumettre, notamment les horaires et les formalités administratives, compense-les par une prise de libertés supplémentaires, ailleurs. Si tu ne peux franchir une frontière sans passeport, rien ne t’oblige à voyager en suivant les guides.

Sache entendre l’autre parole que porte une parole.

Ne perds pas ton énergie à chercher à gagner autre chose que ta liberté, car gagner sa liberté c’est gagner tout le reste, y compris de quoi nourrir son corps, son âme et son esprit. Gagner chaque jour sa liberté, c’est aussi gagner l’accès à l’amour vrai et à la connaissance supérieure. Gagner sa liberté, c’est vivre vivant.

Je te parle d’une vie que j’ai menée, que je mène. D’un combat que je pratique. Et qui est la nature de l’être.

L’amour et la connaissance, n’est-ce pas ce que tu peux te souhaiter de mieux ? N’est-ce pas le seul devenir perpétuel que tu puisses t’offrir ? N’est-ce pas ce que tu peux offrir de mieux aux autres, ton meilleur être ? N’est-ce pas le seul mieux-être, et la meilleure arme contre les forces négatives, le mal engendré par la haine et l’ignorance ?

Quels que soient ton origine sociale et culturelle, ta nationalité, ta couleur de peau, ton sexe, ta date de naissance, ne les tiens jamais pour acquis.

N’essaie pas d’entrer dans un moule mais n’essaie pas non plus de dominer ta vie. Considère-la comme une monture, cheval ou moto, serre-la convenablement entre tes cuisses et conduis-la, mais en respectant sa façon de se mouvoir. Ne t’imagine surtout pas que tu peux mépriser son fonctionnement pour n’en faire qu’à ta tête ; ni qu’il suffit d’avoir le cul sur la selle pour qu’elle t’emmène quelque part.

Apprends à lire les livres (lire vraiment), à déchiffrer le monde, à entendre la langue des oiseaux, des arbres, de la mer. Ne perds pas ton temps à essayer de te connaître toi-même si tu n’as pas d’abord appris à parler avec tout ce qui parle, c’est-à-dire tout. L’introspection, la philosophie, la psychanalyse, les religions ne font que t’enfermer davantage entre les murs de ta prison si tu ne t’en es pas d’abord échappé.

Quel que soit le processus dans lequel tu t’engages, ne le fais pas en espérant ta liberté, fais-le en homme déjà libre. Même les périodes de servitude, volontaire ou non, même les moments de grande souffrance ou de grande jouissance, et ni la gloire ni l’humiliation, ne doivent pouvoir entamer ta liberté.

Ta liberté doit savoir et admettre qu’elle ne peut être que relative : elle n’en sera que plus farouche et solide. Personne ne naît libre, mais il est possible de mourir infiniment plus libre qu’à sa naissance. Regarde ce qu’il en est : la plupart n’ont fait au cours de leur vie qu’épaissir les murs de la prison autour d’eux. Et il en sera de même pour toi, si tu ne combats pas chaque jour.

Apprends à voir de tes propres yeux. Kafka dit qu’il faut se laver les mains le matin en se levant avant de se toucher les yeux. Pourquoi ? Pour la même raison qui fait écrire à Nietzsche qu’il faut savoir ressortir propre même d’une situation malpropre. L’homme est appelé à mettre la main à toutes sortes de pâtes au cours de sa vie et souvent il le fait de nuit, c’est-à-dire les yeux fermés, sans avoir conscience de ses actes sur le moment. Il s’agit de ne pas laisser les mains souillées contaminer le regard, de ne pas porter la boue à ses yeux, ni même la pâte à gâteau, il s’agit de préserver la possibilité de voir l’invisible, la vérité qui ne se montrent qu’aux pupilles pures et saines.

La précarité isole, fragilise, déshabille, déshonore aux yeux de la société. Elle est porteuse de grandes angoisses, jusqu’au moment où l’on s’est assez combattu soi-même pour l’accepter pleinement. Alors elle, la condition primitive de l’homme, devient tout simplement le mode idéal d’existence, le seul mode d’existence et de vie possibles, la seule révolution permanente. Alors soudain elle pourvoit à tous tes besoins sans effort, de même que la température du corps se régule elle-même et permet de s’adapter aux aléas des saisons.

Être précaire c’est être nu : un cauchemar, un vice, une honte, une peur, une transgression, un rêve, une joie ? Si c’est une joie, tu verras que bientôt tes yeux se déshabillent aussi : tombée la croûte de peinture, le chef-d’œuvre t’apparaît, et tu entres dedans.

C’est à toi de te lever, te lever du livre

Pars bouge-toi

Aime un homme ou une femme fais-lui des enfants sauvages restez unis tout le temps de votre aventure soyez heureux

Dédaigne les écoles et les frontières, respecte les écoles et les frontières que tu auras toi-même créées et fixées

Sois sans modèle

Aime sans mesure

Souffre sans peur

Jouis sans le vouloir

 

Trouve un maître spirituel, dépasse-le, dépasse-toi toi-même

Lance-toi dans l’expérience des limites puis bondis dans l’illimité

Sois de partout

Dépasse l’imagination

Dépasse-la en actes et en être

Sois courageux

Refuse ta lâcheté

Aie du cœur à l’ouvrage, à l’honneur et à l’amour

Accepte ton royaume.

Le royaume c’est le réel, parce que le réel c’est le spirituel.

 

Espérance, vieux fardeau de l’humanité désespérée. N’espère pas. C’est là, tout de suite, qu’il faut vivre et agir.

Rends grâce à l’inutile.

Que ta vie soit poétique, chaque jour, chaque nuit, à chaque instant. Qu’il en soit ainsi, et nulle instance n’aura de pouvoir sur toi.

Cherche en toi le sens du mot « poétique ».

Ne cherche pas le bonheur dans une vie rêvée.

Ne le cherche pas dans l’art ni dans la littérature. Ne le cherche pas dans la religion. Ne cherche pas le bonheur, aime et vis.

Ne crois pas en l’infini. Ne crois en rien. Ce à quoi tu veux croire est en réalité l’implantation du néant en toi.

Retourne-toi, fais face à ce qui te poursuit, combats loyalement. 

Fracasse le miroir. Quand tu sauras que le royaume ceint d’un miroir n’est pas encore le royaume.

 

Être puissant n’est pas régner sur soi ni sur autrui. Qui veut régner est appelé araignée, comme a dit le poète. As-tu envie d’une existence d’araignée ? La puissance est dans la foi.

La foi c’est juste adhérer à la vie, à la ruche de sens de la vie. Être relié aux circuits qu’ils empruntent par et depuis toutes les dimensions. La foi, c’est être au centre des sens l’absolu de la justesse. Souviens-toi : il ne s’agit pas d’avoir la foi, il s’agit de l’être. Sois la foi.

Sois souple, écoute la Langue, réponds, ajuste-toi, navigue.

Sois souple vraiment, car voici l’aube des déchirures et des passages entre les dimensions, voici le nouveau monde et les nouvelles vies à inventer.

 

Sois doux, sois douce.

Que le chant te porte.

Je t’aime. »

 

Je me tus, et l’oiseau s’envola. 

 

les anges descendre du ciel mélodieusement

Joachim m’indiquant la sublime interprétation du sublime Gaspard de la Nuit de Ravel par Ivo Pogorelitch, j’ouvre le recueil d’Aloysius Bertrand et j’y trouve au hasard ces trois vers en prose, à trois endroits différents du livre.

 

*

La lune peignait ses cheveux avec un démêloir d’ébène qui argentait d’une pluie de vers luisans les collines, les prés et les bois.

*

Deux juifs, s’étant arrêtés sous ma fenêtre, comptaient mystérieusement au bout de leurs doigts les heures trop lentes de la nuit.

*

Et moi, pèlerin agenouillé à l’écart sous les orgues, il me semblait ouïr les anges descendre du ciel mélodieusement.

 

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit

Chant de la carmélite errante

Comme j’ai rêvé la nuit dernière d’un château et de mes soeurs du Carmel (voir note précédente), voici le Chant de la carmélite errante, que j’écrivis chez elles et qui est le premier des Chants de Voyage, Manifeste du nouveau monde.

*

Je suis la carmélite errante,

Mon canasson c’est Rossinante,

Dieu mon aimé, mon seul bonheur,

Monte l’ânesse de mon cœur.

Qu’importe la maison, ma fête

C’est la parole des prophètes,

Des pauvres hères, des rempailleurs

De Loi, des fous, des orpailleurs

Du ciel, des crieurs dans les sables,

Des justes et des dresseurs de tables

Qui servent au désert d’autels,

Garnis de sauterelles au miel.

Va ma jument, va mon ânesse,

Allez montures, trottez en liesse !

Je suis enclose dans ma foi,

Et l’homme et moi nous faisons trois.

Je suis du Christ la sainte amante,

De l’humain passant l’innocente

Aux mains pleines d’amour, qui vient

Joyeusement boire son vin,

Livrer tout son pain en partage,

Ouvrir toute son âme sage

Et d’une seule flamme, monter

En chœur où Dieu se fait toucher.

.

Je suis la carmélite errante,

La reine aux nu-pieds de mendiante,

La rose au jardin sans pourquoi,

La combattante de la foi.

Je suis la route qui se déroule,

Le jus de la vigne qu’on foule.

Armée de psaumes je pourfends

La mort, le mal, les méchants.

À chaque instant je me fais belle,

Je sais que je suis éternelle

Face au Seigneur, mon seul miroir.

Je prie du matin jusqu’au soir.

Forte de joie, douce et vaillante,

Toute silence, souriante,

J’abats chaque jour des dragons

Et je me passe d’étalons.

Que dites-vous de la nouvelle ?

Une femme libre vous appelle.

Elle te parle corps à corps,

Elle t’éveille quand tu dors

Devant la crèche abandonnée,

Quand gémit l’âme arraisonnée,

Quand sonne l’heure de la fin,

Quand tu halètes après demain.

.

Je suis la carmélite errante,

Mes lèvres chantent, accueillantes,

Ma bouche est rouge de baisers

Donnés, reçus du Bien-Aimé.

L’aurore vient à la chapelle

Où je vais, impatiente, telle

La tente ouverte en mes poumons

Où me presse l’Esprit, pardon

Qui souffle sur la terre, langue

Qui croise dans la mer, où tangue,

Frères, le mystique vaisseau

De notre destinée. Assauts

D’amour ! Je demande justice,

Me saisis à mains nues du vice

Et le consume entièrement

Au feu de mon regard ardent.

Je suis en route, traversée

De nuit sur la longue travée

Du sang de notre amour. Je suis

Pour vous servir l’eau et le puits,

Et la poulie qui joue, l’enfance

Retrouvée dans la pure errance

Obéissante, ô tendre paix

Du cœur, Réel révélé vrai.

Pi (Apocalypse, 3, 14-16)

14 À l’ange de l’église en Jugement du Peuple, dis :

Ainsi parle l’Amen,

le Témoin, le fiable et le véritable,

le principe de la création de Dieu.

15 Je sais ce que tu fabriques parce que tu n’es ni frais ni fervent. Que n’es-tu frais ou fervent !

16 Parce que tu n’es pas franc, parce que tu n’es ni fervent ni frais, je vais te vomir de ma bouche.

 

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(ma traduction ; chliaros, habituellement traduit par tiède, signifie aussi mou, efféminé, c’est-à-dire maniéré, indirect, non franc ; psuchros, habituellement traduit par froid, indique aussi la fraîcheur, au sens de plongé dans l’eau fraîche. Ceux qui ne sont ni fervents ni frais, ni purifiés par le feu ni purifiés par l’eau, ne sont pas francs, ils trafiquent, ils sont indirects, ils peuvent avoir du pouvoir mais ils sont sans puissance vitale, Dieu les vomit car il rejette le mauvais et il garde la vie).