« Corps de bataille » de Valérie Lang et présence de Josiane Balasko : brève réflexion sur le théâtre

plafond odeon massonAvant la représentation, j’ai photographié le plafond de l’Odéon, peint par André Masson

*

Ce mercredi soir je suis allée écouter à l’Odéon, sur invitation, une lecture des écrits de la comédienne trop tôt disparue Valérie Lang. Réflexions sur le théâtre, sur l’engagement politique, sur son expérience de vie, qui ont notamment beaucoup intéressé le jeune comédien qui m’accompagnait. Trois lecteurs se relayaient : Josiane Balasko, Stanislas Nordey, Pascal Rambert. La présence extraordinaire de Josiane Balasko rendait le texte qu’elle lisait littéralement vivant. Elle lisait sobrement, se tenait sobrement assise, était vêtue sobrement, ne cherchait pas d’effets, mais elle habitait tout le théâtre. Valérie Lang dans ses écrits parlait à plusieurs reprises de la question de l’être. Voilà, Balasko était, est.

En rentrant, j’ai songé à ce que m’avait dit le kiné qui me faisait faire ma rééducation après que je m’étais cassé la cheville, à la montagne. Il avait eu l’occasion de soigner des sportifs de haut niveau, et de constater que leurs qualités physiques naturelles, leurs capacités de récupération etc., étaient exceptionnelles. Ils n’étaient pas faits comme tout le monde, et mon kiné en était resté aussi stupéfait et admiratif que je l’ai été ce soir en constatant la présence exceptionnelle de Josiane Balasko. L’être est un don. Et comme dans tout art, il ne suffit pas d’avoir la technique, d’avoir fréquenté les bonnes écoles ou les bons ateliers d’écriture : si tu n’as pas l’être, si tu en as trop peu, ton art ne vaudra rien. Tout art est théâtre, lieu où l’on vient voir l’invisible, et il ne peut se manifester et se voir que s’il est plein d’être.

*

Objets à la rue

Ils ont été laissés là, oubliés, perdus, jetés ou abandonnés. Séparés de leur fonction usuelle, ils en deviennent singulièrement visibles, ou invisibles. Comme les bouteilles à la mer ils portent un message au gré des flots des passants, mais sans que personne n’ait envoyé délibérément ce message. Inanimés, aveugles, muets, ils le portent d’eux-mêmes, sans le vouloir nous adressent la parole, nous regardent. Témoignant de l’être vivant auquel ils ne sont plus attachés, que nous ne connaissons pas, que nous pouvons imaginer, auquel nous pouvons les rattacher, jusque auquel nous pouvons, par eux, remonter en pensée. Exposant, hors de leur cadre, leur étrangeté, renvoyée en miroir à l’humanité : c’est nous qui les avons faits, et voilà que, comme des créatures, ils se retournent vers nous et nous demandent : que fais-tu de ta vie ? où sont les êtres à qui je te relie ? où es-tu ?

« Tout est permis au théâtre : incarner des personnages mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé de faire jouer les accessoires, faire revivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. » Eugène Ionesco, Notes et contre-notes

 

 

accordéon

chaussette bébé

sac de couchage

demi vélo

tongue

doudou,

street art involontaire

street art caisse livres

chaise

à Paris, photos Alina Reyes

Tartuffe, Arnolphe et le Misanthrope expliqués par Dom Juan

Je réédite cette note, augmentée et étendue aux quatre pièces de Molière, actuellement en tournée et prochainement jouées à Choisy le Roi

moliere*

« Le petit chat est mort », et ce n’est pas anodin. La mort du petit chat se cache comme un trou noir au milieu de L’école des femmes, de Tartuffe, de Dom Juan et du Misanthrope. La reprise des quatre « Molière de Vitez » par Gwenaël Morin (actuellement en tournée), la présence de deux de ces pièces au programme de l’agrégation, leur actualité donc, incite à s’interroger sur le rapport violent, détonant, que Vitez avait justement cherché à révéler entre ces chefs-d’œuvre.

Le type du barbon obsédé à encager une jeune femme est un classique de la comédie. Dans L’école des femmes, Molière ne se contente pas d’en dénoncer le ridicule, il en révèle le mal profond. Arnolphe, instigateur d’une entreprise perdue d’avance, y apparaît atteint d’une maladie à la fois pitoyable et criminelle. Arnolphe est l’Avare : avare non d’argent, mais de sentiment, jaloux de sa satisfaction comme un tout-petit au stade anal. Proche de Tartuffe dans l’enflure égocentrique, il est aussi, ontologiquement, le contraire de Dom Juan, qui ne retient personne – et que la société veut absolument retenir.

« J’ai seul la clef de cette parade sauvage », disait Rimbaud – et c’est en étant Rimbaud que la clé se retrouve, comme c’est en étant Molière que peut être percée à jour, délivrée, Dom Juan, cette œuvre jusque là enfermée dans son énigme, son mystère, son festin de pierre, emmurée comme Sade dans un dessin de Man Ray. Qui est Dom Juan ? Écartons toutes nos représentations mentales du libertin, du débauché, de l’athée, du pécheur puni et autres vieilleries de siècles formatés par l’idéologie religieuse et sociale. De nos bras grand ouverts renversons tout ce commerce de l’esprit, jetons le racorni au sol, faisons place à une plus haute, à une plus vaste intelligence ! Dom Juan c’est la liberté de l’auteur, et Sganarelle, l’auteur-acteur, son serviteur. Dom Juan est sa liberté absolue, insolente, séduisante à en être à la fois irrésistible et haïe, puisque sa séduction est celle de la vérité, parade sauvage tant redoutée des hommes qu’il faut la dire, mais la dire sous clé.

Dom Juan est le phare qui éclaire toute l’œuvre de Molière. C’est à sa lumière qu’elle peut être comprise. Dom Juan est pourrait-on dire le surmoi singulier de Molière : dom (dominus) signifie maître, seigneur, et Juan, Jean, est son prénom. Mais l’enjeu dépasse de loin ce qu’en peut dire la psychanalyse. Il est physique et métaphysique. Car Molière est réellement Dom Juan. Molière exerce sa scandaleuse liberté. Et si la société l’entrave, si l’homme en société qu’est comme tout homme Molière en souffre comme il arrive à Sganarelle de souffrir de la liberté de son maître (mais Sganarelle est assez ambigu pour qu’il soit permis de soupçonner que ses protestations bien-pensantes ne sont que des mouchoirs destinés à protéger son maître en cachant cette liberté que les bien-pensants ne sauraient voir), l’auteur Molière, qui n’est pas un fantasme de lui-même mais bel et bien un être agissant, et agissant puissamment, continue d’affirmer et d’exercer sa liberté. Rien ne peut l’en punir, car elle n’est pas punissable. Tant qu’il ne cède pas, Dom Juan est immortel. Qu’il se compromette, qu’il se tartuffie, et alors il tombe dans le néant où cuisent les mortels, les hypocrites – et son serviteur n’a plus qu’à déplorer la perte de ses gages, qui sont à la fois les recettes du théâtre où malgré tout les mortels vont chercher la vérité (recettes dont en fait Molière et sa troupe ont été privés par la censure des dévots), et la garantie spirituelle, morale, intellectuelle, qu’est Dom Juan pour l’humain qui le sert.

Tartuffe est le contraire de Dom Juan, et son adversaire. Le Misanthrope est le garant de Molière. « Mon néant », dit Tartuffe (III, III, 984). C’est celui dans lequel Dom Juan tombe quand il décide de faire le tartuffe. Qui l’en sort ? Le Misanthrope.

« Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté »

sont les dernières paroles d’Alceste. Dom Juan n’est pas mort, il est ressuscité, même s’il est méconnaissable sous la figure d’Alceste, et c’est ailleurs qu’on pourra le retrouver. Alceste n’est en vérité pas plus misanthrope que Dom Juan, même si la société les considère comme ennemis de l’humanité, chacun à leur façon. Au contraire, gardiens de la vérité, ils sont les garants de l’humanité, cette humanité qui a pour ennemis les hommes assujettis à l’ordre social, à la pression sociale. Les femmes et les hommes étouffent de tartufferie. Leur liberté d’aimer ? Il leur faut y mettre le prétexte et les chaînes du mariage (ou l’illusion du libertinage). Leur liberté de penser ? Il leur faut l’encager, l’encadrer de garde-chiourmes qui expédient les corps des esprits récalcitrants au bûcher – alors que le bûcher réel, c’est celui dans lequel ils existent et s’agitent, celui où tombe Dom Juan au moment où il s’essaie à entrer dans leur jeu. Leur liberté de se déplacer, à tous les sens du mot ? Il leur faut l’entraver, l’endouaner, l’empolicer, l’empêcher de déranger l’ordre établi.

Alceste a ses ridicules comme tout autre homme, tout autre personnage – sauf Dom Juan, qui est plus qu’un homme. C’est Dom Juan qui fait apparaître aussi bien Tartuffe qu’Alceste, et tous les autres. C’est la liberté insolente de l’auteur qui arrache les hommes à leur enrobement social, à leur embourbement intellectuel, moral, spirituel. Qui en dégage les traits, qui en révèle la mécanique, aussi divertissante et dérisoire que celle d’une « pièce à machines » comme l’est Dom Juan, et comme L’école des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope sont des pièces à machinations. Le Commandeur, éminente figure sociale et prétendument morale, n’est qu’un mort, une statue qui ne se met en marche que lourdement, raidement, et en grinçant misérablement. Si Dom Juan l’a tué, c’est que tel est le droit de l’auteur. Seul l’auteur peut tuer sans crime : ce ne sont pas des personnes qu’il tue, ce sont des figures. L’auteur est un iconoclaste. C’est ainsi, s’il sert la vérité, et non la tartufferie, que son insolence, loin d’être une faute, est au contraire salvatrice, « un bond hors du rang des meurtriers » comme dit Kafka. Bond dans « un endroit écarté » où libre est le lecteur, le spectateur, de le suivre, pour rendre à l’acteur sa révérence, ses saluts entre les mouvements de rideaux finals – qui ne sont finals que jusqu’au lendemain. Seule la fin, depuis le début, ne change pas : Arnolphe échoue, Tartuffe est en sa prison mentale, Alceste est à l’écart, Dom Juan est vivant puisqu’il n’est pas mort pour de vrai mais toujours manifesté dans l’ « illustre théâtre » d’où, se jouant des siècles et des titres, à travers toutes ses pièces, toutes ses extensions, il continue à s’afficher, insaisissable petit chat aux plus de mille et trois vies.

*

Pour visionner les pièces : mot-clé Molière

Mémoire juive en France, images d’une exposition – actualisée avec « Eichmann à Jérusalem »

J’actualise cette note sur une exposition vue aujourd’hui avec ces deux vidéos, l’une d’extraits du procès d’Eichmann, l’autre d’annonce d’une pièce de théâtre en train d’être montée, Eichmann à Jérusalem ou Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Extrait du dialogue : « Ce qui est en débat, ici, ce sont les arguments qu’ils ont utilisés pour se justifier face à eux-mêmes et face à d’autres »

On peut lire aussi mon texte sur la question du mal, notamment à travers Eichmann et sa banalité, comme Arendt le dit : ici même

http://dai.ly/ximebz

*

expo-juifs-mairie-13e

expo-juifs-mairie-13e-2 expo-juifs-mairie-13e-3 expo-juifs-mairie-13e-4 expo-juifs-mairie-13e-5 expo-juifs-mairie-13e-6 expo-juifs-mairie-13e-7 expo-juifs-mairie-13e-8 expo-juifs-mairie-13e-9 expo-juifs-mairie-13e-10 expo-juifs-mairie-13e-11 expo-juifs-mairie-13e-12 expo-juifs-mairie-13e-13 expo-juifs-mairie-13e-14*

Quelques-uns des panneaux d’une exposition à la mairie du 13e en ce moment à Paris, tandis qu’en marchant dans la ville on voit partout sur les écoles des plaques portant les noms des enfants juifs arrêtés et déportés par la police française, et dans les rues, bien rares parmi la population, d’autres plaques à la mémoire de tel ou tel résistant fusillé sur place. Ne nous leurrons pas, les collabos sont toujours très largement les plus nombreux, prêts à se soumettre à la propagande et à servir le mensonge et la mort dès que l’occasion, d’une façon ou d’une autre, contre tel ou tel groupe humain ou telle ou telle personne, se présente. Certains trahiraient même leurs enfants.

connais-toi-toi-meme

La mort de Molière vue par Ariane Mnouchkine au cinéma

https://youtu.be/gOoVJ2YMA_Q

Splendide vision finale du film Molière d’Ariane Mnouchkine

De l’opéra King Arthur de Purcell, l’extrait appelé « The Cold Song » par Klaus Nomi qui le chante

Un article sur la façon dont s’est passée la mort de Molière. A-t-il été empoisonné par les dévots qui l’ont persécuté pour ses pièces ? La question demeure. Comme celle du probable assassinat de Zola par des antidreyfusards.

J’espère montrer dans les heures qui viennent quelque chose sur Molière, quelque chose que je vois et que je veux écrire.

*

 

« Le Tartuffe » et « Le Misanthrope » en vidéo (théâtre filmé)

J’ai l’intention d’écrire bientôt quelque chose sur ces deux grandes pièces de Molière (comme j’ai écrit sur les œuvres de Giono, d’Hugo et de Diderot au programme de l’agrégation, et projette d’écrire aussi sur celles de Montaigne et de Christine de Pizan – puis peut-être sur des œuvres au programme de littérature comparée).

J’apprécie grandement de pouvoir voir, ne serait-ce qu’en vidéo, les pièces interprétées, plutôt que de me contenter de les lire. J’aime le théâtre de tout mon esprit et j’aime qu’il soit incarné. La lecture seule en est comparable à un coïtus interruptus. De la scène, de la chair, du mouvement, de la voix, de tout le reste, enfin une joie complète, voilà ce qu’il faut !

On trouve difficilement des interprétations correctes de ces pièces en ligne, en voici deux bonnes.

*

*

*

À visionner aussi : L’école des femmes ; et Dom Juan dans la mise en scène de Vitez

*