Le Maître des couleurs, des villes et des vents

Sandy neige en Virginie (photo Robert Ray AP/Sipa)

 

En lisant la sourate Ta Ha, au moment où Moïse va au feu où il est appelé, au moment où sur l’ordre d’Allah il jette son bâton qui devient serpent et sort de son côté sa main blanchie (dans un condensé des récits bibliques) je me suis souvenue que j’avais vu cela en rêve. Et aussi que j’ai lu ce matin que lors d’une inondation en Afrique, ce mois-ci, des gens avaient retrouvé dans leurs maisons des crocodiles, des serpents et des hippopotames. Et qu’il y a longtemps j’ai rêvé d’un hippopotame vert dans l’océan. Et puis une autre fois d’un éléphant dans une piscine, qui par sa température faisait tant chauffer l’eau qu’il risquait de finir par bouillir dedans – et je l’en retirais. Je vois du vert, de la lumière, une exaltation intense dans le ciel. Si le monde connaissait la vie et la puissance de l’Esprit ! Il connaîtrait le Maître des animaux et des couleurs, le Maître des villes et des vents quand il veut, le Maître de toute chose et de tout un, Lui qui sait pourquoi chacun de nos gestes, Lui qui nous adresse des signes. Je sais qu’il nous faut toujours de nouveau et encore comprendre et faire comprendre ce que nous vivons, ce que vivent les uns et les autres, le sens des religions, des pensées et des actes, je sais que les hommes se débattent dans les ombres et que c’est la lumière qui sauve. C’est une tâche qu’il me donne et c’est un don immense que je dois reverser. Pour cela, il faut vivre ce que vivent les hommes, et je le fais.

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Aurore

tout à l'heure, photo Alina Reyes

 

Je vois New-York inondée et je me rappelle mon roman Lilith, où sous le nom de Lone elle est inondée aussi. Écrit seule dans la neige. C’était en 1999, et comme l’année précédente pour Poupée, anale nationale, et comme plus tard jusqu’à aujourd’hui où il m’est devenu impossible de publier et où j’ai dû me séparer de ma grange pour pouvoir survivre, il y eut une opération vengeresse sur ce livre. Je le saisis sur l’étagère, je le feuillette. Il est sanglant, sombre comme un Soutine peut-être. Il y a de beaux passages, et des passages durs, écœurants, que je n’ai pas envie de relire. Seulement cela dit la vérité sur le monde né de la folie des hommes, cela prévient, cela fait son travail, c’est ainsi.

Ce qui me passe à travers, ce qui vit en moi, est si puissant, si vivant, aucune force humaine ne pourra le contraindre. Je prie bras étendus dans le cosmos, je me prosterne le front contre son centre, je vous annonce ce que vous ne voyez pas.

Écoutez le vent. Il vient sur les joues, il emporte les larmes, il les déverse sur le monde, que le monde comprenne, s’agenouille et retourne à la vie.  La vie est là.

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Bernard-Henri Lévy, l’antisémitisme et l’islamophobie


plutôt que par une photo du « vieil homme », je préfère illustrer ce texte avec ce portrait d’un nouvel homme, « Pèlerin d’Amour » selon mon sens, ayant accompli 6000 km à pied pour faire son Hajj (son histoire ici)

 

Bien coiffés bien sapés, ils se promenaient dans le Sud marocain à bord d’un 4×4 immatriculé en Suisse, pesant, vaste et rutilant comme un coffre-fort, tout en se plaignant que les gens du crû les considérassent « comme s’il y avait écrit banque sur notre front ». Je dus me retenir de rire ; leur bêtise arrogante me revint à l’esprit en allant lire dans Le Point la chronique de Bernard-Henri Lévy sur le « nouvel antisémitisme ». Encore un enfant gâté qui prête à rire, je lui en sais du moins gré. Le seul fait de voir son sourcil légèrement relevé et son petit air de tartempion des plus sérieux met de bonne humeur comme l’entrée sur scène d’un valet chez Molière. Or donc mon amusement redoubla en le voyant dénoncer l’islamisme qui s’appuie sur « le vieux thème du ‘juif riche’ » ou du « juif maître du monde ». Chacun sait que BHL n’est ni philosophe, ni journaliste, ni écrivain, ni dramaturge, ni cinéaste, mais qu’il est en revanche très riche, très égotiste et très soutenu par d’énormes réseaux, ce pourquoi on le voit et l’entend partout. Chacun sait aussi qu’il s’est vanté d’avoir mené la guerre en Lybie pour servir Israël. Et chacun, sans doute, reste bouche bée ou rit devant l’énorme inconscience qui lui fait dénoncer, sans craindre le ridicule, les clichés qu’il incarne de façon si flagrante. Je plains les petits juifs pauvres et humbles d’être défendus malgré eux par un semblable énergumène, caricature de leur peuple plus cruelle que n’en saurait faire Charlie Hebdo s’ils changeaient de cible, ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt.

Mais attention, il est virulent, le personnage ! Il ne s’en prend pas seulement… aux islamistes évidemment, mais aussi à Marine Le Pen. « Lorsqu’elle met sur le même plan le port de la kippa et l’enfermement sous un voile intégral », dit-il, elle « disculpe par avance le nervi tenté de se cogner un enfant juif ». Marine Le Pen a fait ça il y a quelques semaines en Une du Monde, qui en plein pendant les affaires de caricatures islamophobes lui a servi sa soupe sur un plateau d’or, le numéro du week-end avec sa grande photo soignée en couverture et ce titre alléchant : « L’offensive laïque de Marine Le Pen ». Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du Monde (quel titre merveilleux non ?), il n’était certainement pas en désaccord avec cette opération puisque à ce moment-là c’était bien les musulmans qu’elle enfonçait un peu plus.

Mais voyons de plus près sa petite phrase mensongère. Non BHL MLP ne parlait pas du voile intégral mais du voile ordinaire, celui qui simplement couvre les cheveux, c’est celui-ci qu’elle voulait interdire dans la rue, ainsi que la kippa parce qu’il faut bien que la loi soit la même pour tous. Vous faites donc son jeu en déformant ainsi ses propos, en faisant accroire qu’elle n’est pas si sévère envers les musulmans, ou bien qu’il n’est de voile qu’intégral, et que les vraies et seules victimes de racisme sont les porteurs de kippa, les juifs. Ah vous êtes un beau témoignage de victime, Monsieur Je-fais-et-dis-partout-tout-ce-que-je-veux-grâce-à-mon-argent-et-mes-réseaux.

Et puis, si vous voulez parler de voile intégral, croyez-vous que voir une femme en niqab soit plus triste que voir un petit garçon à papillotes, kippa et costume engoncé ? Si vous voulez voir les extrêmes, n’y en a-t-il pas aussi chez vous ? Au moins la femme est-elle adulte et le plus souvent c’est elle qui choisit son vêtement, ce qui n’est pas le cas de ces petits. Et puis, continuons encore. Croyez-vous qu’une femme comme celles de votre monde, chirurgiquées, apprêtées à coups de fric et d’innombrables heures en instituts et boutiques, affamées et parfois sans enfants pour tenter de garder une silhouette juvénile « vendable » (d’une façon ou d’une autre), soit plus libre qu’une femme qui choisit de se voiler afin de faire passer son rapport à l’absolu avant quelque nécessité de séduire ?

Mais quelque chose est encore bien plus malhonnête et grave dans l’entreprise que vous et vos amis du même avis, à peu près le seul qui ait accès à la grande presse, déployez en ce moment, cette entreprise qui consiste à dénoncer le « nouvel antisémitisme » porté par l’islamisme et les habitants des banlieues. Non, on ne peut pas parler de l’antisémitisme sans parler de l’islamophobie, alors même qu’elle bat son plein, y compris de la part des médias, des politiques et de l’État. D’autant qu’au plus profond l’islamophobie est un antisémitisme, non seulement parce que linguistiquement les Arabes sont sémites autant que les Juifs, mais, et cela découle du même fait, parce que l’antisémitisme est une phobie de ceux qui sont réputés pour être proches du Dieu unique, celui que reconnaissent le plus fortement les Juifs et les Musulmans. Et leur hostilité réciproque, quand elle existe, et elle existe pour des raisons politiques et particulièrement en lien avec le problème capital posé par l’État d’Israël, est largement due à un Occident ni juif ni musulman mais tout à la fois chrétien et déchristianisé, qui a été si hostile aux juifs et maintenant aux musulmans que nous en sommes là où nous savons, au Moyen Orient et en Europe.

Ceux qui parmi nos bons bourgeois de culture chrétienne disaient volontiers jadis leur antisémitisme, aujourd’hui souvent se déclarent au contraire, pour des raisons politiques, philosémites. Leur antisémitisme, constitutionnel de leur christianisme, n’a pas pour autant disparu, il s’est seulement reporté sur l’islam. D’où vient l’antisémitisme ? De la chrétienté, qui l’a enraciné, nourri et mis en œuvre pendant des siècles, et qui maintenant se rachète à bon prix sur le dos des Arabes et des musulmans en soutenant l’État factice et voyou d’Israël. Oui il s’agit bien là de la cause majeure du « nouvel antisémitisme » que vous dénoncez tout en niant sa cause. Car voyez-vous, de même que vous êtes lié à votre peuple, les musulmans aussi ont une histoire et sont solidaires des leurs. Cet antisémitisme-là n’a pas les mêmes racines viscérales que celui de l’Occident chrétien, il est avant tout le fait d’une intense exaspération de peuples multi-bafoués par l’Occident au cours des deux derniers siècles, et qui voient dans la colonisation toujours empirant de la Palestine par Israël l’ultime crachat de mépris que leur envoie une civilisation judéo-chrétienne qui a semé durant tout le dernier siècle un désordre effroyable et des crimes inouïs dans le monde, qu’elle prétend pourtant continuer à gouverner – que vous ne cessez vous aussi, monsieur Lévy, de vouloir gouverner avec elle, en prônant et réalisant l’ingérence, afin de réorganiser le monde selon votre point de vue – n’était-ce pas ce que vous vouliez dire quand vous déclarâtes que l’œuvre de votre vie était de faire réécrire le Coran par un juif ? Permettez qu’une Européenne convertie à l’islam vous réponde qu’à entendre vos vaniteux discours elle rit d’abord, mais ensuite, de cœur avec ses frères et sœurs musulmans, elle souffre de voir notre pays laisser s’exposer une aussi crasse bêtise et une si désastreuse outrecuidance. Cessez donc de vous rêver dieu à la place de Dieu, Solal à la petite semaine, chroniqueur de votre propre chroniquerie, vous n’impressionnez pas Allah, ni, vieil homme au sens biblique, les peuples qui sont en train de vivre les convulsions de l’enfantement d’un nouvel homme.

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17 octobre 1961. Témoignage de Jean Cau dans l’Express quelques jours après

C’est un reportage de Jean Cau paru dans l’Express du 26 octobre 1961. Il est très long, j’en donne quelques passages, déjà donnés sur mon blog à la même date l’année dernière – mais ce blog n’existe plus et ce massacre qui fit parmi les manifestants pacifiques sans doute près de deux cents morts n’a toujours pas été reconnu par l’État français. Loin de cela, au lieu de rendre à tous les Français ce devoir de mémoire élémentaire, les politiques, les médias, les employeurs de ce pays continuent trop souvent à discriminer nos compatriotes issus des anciennes colonies.

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Nord’af, bicots, ratons, melons, crouillas, ça se saurait si vous étiez des hommes. Je vous le dis, ça se saurait. (…) vous ne vous bourreriez pas de patates, de fayots et de semoule, mais vous mangeriez des biftecks avec des frites et de la salade ; vous ne vous entasseriez pas à six dans une chambre d’hôtel ; vous ne vivriez pas dans le décor de vos bidonvilles “à la Céline” (…)

Si vous étiez des hommes, vous comprendriez ce qu’on vous dit au lieu d’être si désespérément bouchés. Pour un agent tué, dix terroristes (c’est-à-dire dix bicots) en prendront sur le citron, vous a dit un excellent Français, M. Papon, notre préfet de police. C’est pas clair, ça ? (…)

Brusquement, vous avez faussé le jeu. Sans crier gare, vous êtes venus nous déranger. Par milliers, par dizaines de milliers, vous êtes apparus dans nos rues et nous vous avons découverts. Sans armes, souvent habillés de vos pauvres costumes “des dimanches”, vous avez crié des slogans dans nos beaux quartiers. Que faire ? Vous troubliez l’ordre. Nous avons été obligés de lâcher sur vous notre police qui vous a “soignés” comme vous le méritiez. (…)

Il se trouve que je suis Français et que j’écris pour des Français. Il se trouve que j’ai voulu, pour mon compte, voir et savoir, écouter et entendre. Aujourd’hui, j’apporte ma moisson. Aujourd’hui, je sors d’un monde insoupçonnable. Ces derniers jours, je n’ai vu que des visages désertés par le sourire, des yeux tuméfiés, des dos bleuis à coups de crosse ; je n’ai entendu que des récits où revenaient, en litanie, les mêmes mots : rafles, coups, tortures, disparitions, assassinats. Et j’écris ces lignes avec ces visages qui défilent en ronde sous mon regard ; avec ces mots qui m’encombrent la tête et qui y sonnent leurs coups de gong.

(…)

Le fils cadet a 14 ans. Il a d’immenses yeux, étonnés à jamais et parle le français sans accent.

– Maman s’est couchée sur moi quand elle a entendu les mitraillettes, puis je l’ai perdue.

Il a été embarqué. Il a eu droit à une ration de coups de matraque sur les épaules. Regardez…

– On était deux ou trois mille dans un machin où il y avait des ping-pong, des choses de gymnastique…

– Le stade Coubertin ?

– Je ne sais pas. J’y suis resté trois jours. On dormait sur le ciment. On n’avait pas de place. C’est les soldats qui nous donnaient à manger.

– Dans quoi ?

– Le premier jour dans rien. On n’avait pas de gamelles, rien.

Il met ses mains en coquille comme on recueille de l’eau à la fontaine.

– Ils nous ont dit de mettre les mains comme ça et ils versaient dedans. Les policiers m’ont demandé pourquoi j’étais venu. J’ai répondu que des frères avaient été jetés dans la Seine… et ils n’ont plus écouté et m’ont giflé trois fois.

Il a les joues gonflées comme par une rage de dents. Il s’appelle Medjid et il a quatorze ans. Le père Mohammed me dit que toute la famille est venue en France en 1947. En Algérie, il était fonctionnaire, un tout petit fonctionnaire.

– En 47, j’aurais dû être titularisé comme mes collègues européens. C’était la loi : j’avais l’âge et j’avais fait le temps nécessaire. Alors, un mois avant ma titularisation, bien sûr, moi et tous les autres Musulmans dans mon cas, nous avons été mis à la porte. J’étais sans travail, sans certificats et j’ai décidé de venir en France. Voilà… depuis la France s’est transformée en Algérie.

Le fils aîné a réussi, en France, à aller à l’école jusqu’à seize ans. Le soir, il lisait, travaillait et aujourd’hui il occupe un emploi de bureau. Il parle sans aucun accent, d’une voix très calme. Lui aussi est allé manifester avec ses “frères”. Lui aussi a été arrêté. Il a vu une mère qui portait son bébé dans le dos, “à l’arabe”. Les policiers lui ont “décollé” le bébé du dos. Le bébé est tombé à terre. La femme a crié. Un remous l’a séparé de son enfant qu’une deuxième vague de policiers à piétiné. Au commissariat, on l’a raisonnablement frappé. Il a entendu un policier qui est entré, soufflant et transpirant, et qui a dit à ses collègues :

– Y’en a déjà six de crevés.

(…)

Sont entrés [dans un café du 18e arrondissement ] trois manœuvres qui travaillent dans le métro.

– On arrive du travail à sept heures et demie, des fois huit heures. Alors, couvre-feu ! Et comment tu achètes le pain, la soupe, le pétrole ? Alors tu manges pas ? Et rester dedans ?

Ils sont dix manœuvres auxquels l’hôtelier loue deux chambres.

– On peut pas avoir plus de chambres. Patron de la maison veut pas et il dit si vous êtes pas contents, adieu !

Ils ont manifesté.

– On a un frère qu’a eu sa tête cassée. Il a pris un foulard, il s’a enveloppé sa tête et il a crié encore : “Libérez Ben Bella ! Algérie algérienne !” Et tous les frères on a crié. Et on n’avait pas de couteaux, pas de pierres, pas de bâtons. Même que des frères nous fouillaient pour voir et que des frères nous ont fouillés encore à Vincennes… Nos frères nous avaient dit : “Pas de pierres, pas de bâtons, rien…”

– Et tu sais, y’a des choses embêtants, dit un maigre aux joues sèches et aux cheveux gris. Depuis deux mois dans là où je travaille, j’ai manqué trois fois parce que j’ai été arrêté trois fois et trois frères pareil que moi et le patron dit : “Ah ! ça va pas, ça va pas… Qu’est-ce qu’elle a la police à vous taper tout le temps ! Ah ! ça va pas, ça va pas, ça…!”

Iront-ils encore manifester ? Oui, si de nouvelles manifestations sont décidées. Pourquoi ? Parce qu’on les “tape tout le temps”. Parce qu’on les réveille la nuit… Les policiers entrent, fouillent, bouleversent. Nez au mur, mains levées et collées au mur, rassemblés sur les paliers, ils entendent le cyclone ravager leurs misérables chambres. Souvent l’un d’entre eux est emmené. Pourquoi ? Pour rien.

(…)

Dans chacun de ces bidonvilles [à Nanterre], vous pourrez admirer les rues de terre que la moindre pluie transforme en bourbiers, les venelles si étroites qu’il est besoin d’effacer les épaules pour y passer ; vous pourrez visiter les charmants gourbis construits de planches, de tôles, de toile goudronnée et sablée, de vieux pneus découpés en plaques de caoutchouc. A condition de vous casser en deux, vous pourrez entrer et vous émerveiller de la disposition de trois, quatre, cinq ou six châlits dans un espace aussi exigu, de l’astuce avec laquelle a été résolu le problème du chauffage (un poêle et un trou dans la toile goudronnée) ; celui de l’aération (un autre trou dans la tôle ou la toile) ; celui de l’eau (quelques seaux dans un coin). Dans ces huttes, dans ces gourbis, des milliers de célibataires et des centaines de familles vivent.

– C’est propre, dis-je.

De fait, les gourbis sont très propres.

– Les frères nous disent qu’il faut être propres.

Savez-vous quel serait leur bonheur ? De vivre, de dormir, de manger là. Là ? Mais oui, . Ce sont des pauvres, des misérables, et figurez-vous qu’ils sont habitués à ça. Ce plafond qui vous écrase, ce châlit aux ressorts brisés, cette promiscuité, pour eux, ça n’est pas l’enfer. A ça, ils sont résignés. Si la paix s’installait sur leur sommeil, sur leurs repas, sur leur vie,  ces bidonvilles seraient le paradis car ils n’en sont pas encore à réclamer la télévision et le petit bungalow avec garage. Les pauvres, les très pauvres, c’est long et lent à se remuer et à s’écrier un jour en contemplant la baraque : “Y’en a marre de vivre comme des bêtes !” Les pauvres, les très pauvres, c’est fou ce que c’est patient.

Mais voilà, sur ce paradis s’est abattue la guerre. Ou quelque chose de pire que la guerre : la terreur soudaine, la peur permanente, le meurtre quotidien. Et un jour c’est l’arrestation, un autre jour le bouclage, un autre jour la rafle, une nuit la fouille et la mort et les morts.

Et depuis des semaines, des mois, des années. Et chaque jour, c’est plus “dur” et chaque nuit les bidonvilles s’endorment dans une peur plus lourde. Et le nombre de ceux qui disparaissent puis reviennent “tout bleus” ou qui ne reviennent pas, chaque année, chaque mois, chaque jour, devient plus nombreux.

Et un jour des “frères” leur disent de manifester. Et ce jour-là, tout ce peuple d’ombres se lève, met son costume “des dimanches”, vide ses poches de la moindre épingle et du moindre canif et marche vers les rangs sombres et denses de nos policiers armés de matraques, de bâtons lestés de fer et de plomb, de mitraillettes et de relvolvers. Et des journaux français écriront : “Poussés par la menace et la terreur FLN… Forcés… Contraints… “ et ceci encore : “Les Algériens ne doivent pas être les maîtres de la rue…” Pauvres cons !

(…)

Jean Cau

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