La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 1) Le pont

Vsevolod Ivanov, AnastasiaVsevolod Ivanov, Anastasia

Au cours de ces jours de montée à Pâques, je propose de cheminer avec cet ouvrage en deux tomes, paru aux éditions Lethielleux en 1979 – que je suis allée chercher cet après-midi à la bibliothèque et que je découvre avec vous -, en retenant les passages qui me semblent à la fois significatifs de l’ouvrage et en correspondance avec ma propre vision ou mon expérience ou ma conviction. Voyons pour commencer quelques passages des 60 premières pages. « Il » désigne Joachim de Flore.

« … bien qu’il ait également annoncé la venue d’un « saint pontife universel de la nouvelle Jérusalem », symbolisé par l’ange de l’Apocalypse montant de l’Orient pour inaugurer l’ère nouvelle… » (p.15)

« Il s’est élevé contre la prétention des intellectuels de son temps qui mettaient leur confiance dans leur propre « littérature » plutôt qu’en la « puissance de Dieu » et jugeaient de haut les « hommes spirituels ». Mais il considérait sans doute l’invasion de la scolastique comme opérant le retour à un vieux passé, contraire à l’esprit nouveau inauguré par la révélation chrétienne ; le type de savoir qui prétendait aux faveurs de ses contemporains lui paraissait sans doute figer la pensée dans un immobilisme rationnel, la rendre incapable de comprendre des pensées étrangères et de s’ouvrir à un avenir encore informulé, alors qu’il aspirait, au moins dans son subconscient, à en dégager une force propulsive. » (p.16)

« Pour lui, l’âge du Père s’étendait jusqu’à l’heure de l’Incarnation rédemptrice ; alors avait commencé l’âge du Fils, qui était encore celui de l’Église présente ; mais bientôt, déjà « initié » ou annoncé en figure, devait lui succéder, sur cette terre même, un troisième âge (il dit plus volontiers un troisième état, ou un troisième temps), le dernier, qui serait caractérisé par le règne du Saint-Esprit.
C’était là une transformation radicale. » (p.22)

« Francesco Russo, rappelant que Joachim « a toujours précisé que les Testaments étaient deux et non trois », ne conteste pas qu’il ait annoncé pour l’avenir un troisième état, mais soutient « que la nouveauté de ce troisième état devait consister uniquement dans l’ ‘intelligentia spiritualis’ des deux Testaments, jamais dans la substitution d’une nouvelle économie… ; le sacerdoce du Christ secundum ordinem Melchisedech ne serait pas aboli, mais restauré » ; l’Esprit-Saint verserait plus abondamment sa lumière intime dans l’esprit des fidèles, et un nouvel ordre contemplatif naîtrait. » (p.54)

« Dans le « troisième état du siècle », nous dit Joachim, l’Écriture devra être « spirituellement refondue » ; ce sera comme si de nouveau le Christ naissait, ressuscitait, insufflait son Esprit, envoyait ses apôtres fonder de nouvelles Églises, mais tout cela « dans l’Esprit » ; telle sera l’inauguration de ce « troisième état ». » (p.58)

« Cela suppose évidemment une profonde mutation de nos esprits et de nos coeurs : nous ne serons plus ce que nous fûmes, mais nous aurons commencé d’être autres. Qui ne désirerait une telle mutation ? Qui donc oserait soutenir que l’état du temps actuel doit nous suffire, comme si la doctrine spirituelle dont nous jouissons nous était assez lumineuse et comme si elle étendait en plénitude la splendeur de ses rayons sur le monde entier ? » (p.60)

 

Le visible et l’invisible, suite

à Soulac-sur-mer. Photo Alina Reyes

 

« Élevé de terre » par amour, il passe à l’invisible, et ce faisant devient l’invisible rendu visible. C’est ainsi qu’il attire à lui, l’invisible, les hommes visibles, les constituant comme son peuple invisible, que son corps rend visible.

Être c’est aimer. Plus l’être aime, plus il est, c’est-à-dire, il a puissance d’être.

Plus le visible est, c’est-à-dire plus le corps aime, plus l’invisible, c’est-à-dire l’Esprit, paraît, se révèle, oeuvre.

 

la vie, vs les veaux en métal fondu

Lumière du matin à la Pitié-Salpêtrière. Un errant fait halte sur la promenade haute. Photo Alina Reyes

 

« Vous, comment auriez-vous la capacité d’avoir la foi, en prenant gloire et pensée les uns des autres, au lieu de les chercher d’auprès du seul Dieu ? »
Évangile selon Jean, chapitre 5, verset 44, dans ma traduction.

Depuis le dix-neuvième siècle, le culte des saints s’est transformé en idolâtrie. La petite Thérèse, qui voulait devenir une grande sainte, est devenue la reine des idoles, dont on promène des bouts d’os en procession. Elle ne savait pas qu’il ne faut pas vouloir devenir saint, mais aspirer à la sainteté non pour la sainteté mais pour la dépasser dans l’union avec le Ciel. Ce phénomène d’idolâtrie continue de gangrener le catholicisme, qui compte de moins en moins de grands saints et de plus en plus de saints mineurs – combien Jean-Paul II en a-t-il inventé ?, lesquels sont proposés à l’idolâtrie sans yeux de faux croyants de plus en plus nombreux, quand la vrai foi est de plus en plus rare.

Je ne vois pas d’idolâtrie autour de François d’Assise, de Thérèse d’Avila ou des Pères. Le culte d’une multitude de saints dans le passé n’était pas non plus une idolâtrie au sens moderne du terme, avec le sentimentalisme stupide et dégoulinant qu’elle comporte, corollaire d’une haine secrète et violente à l’égard du Chemin, de la Vérité et de la Vie.

Le Christ renvoie toujours au « seul Dieu » et toujours se dérobe à tout ce qui voudrait faire de lui, si peu que ce soit, une idole. D’où son problème avec les hommes.

L’homme en union avec le Ciel se voile pour Le révéler.

 

Nihilisme, tuerie, et Nietzsche lu par Heidegger

ce midi, de l'entrée de Bayard, à Montrouge. Photo Alina Reyes

 

Un tireur à casque intégral tue des soldats maghrébins, des enfants et un professeur juifs, blesse un lycéen noir.

« Le nihilisme est bien plutôt, écrit Heidegger en commentant Le mot de Nietzsche « Dieu est mort », pensé en son essence, le mouvement fondamental de l’Histoire de l’Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. Le nihilisme est, dans l’histoire du monde, le mouvement qui précipite les peuples de la terre dans la sphère de puissance des Temps Modernes. »

« Dieu est mort ». La parole de Nietzsche, montre Heidegger, est intimement liée au mot valeur. Le nihilisme est selon lui un processus historique, interprété comme « la dévalorisation des valeurs jusqu’alors suprêmes. » Et la valeur est question de regard. Elle est « posée par une visée, par un regard sur ce avec quoi il faut compter. »

La dévalorisation des valeurs s’accompagne de « l’enthousiasme pour le développement d’une culture, ou pour l’expansion de la civilisation. » À l’heure où le catholicisme européen se jette dans la gueule de l’hydre culture-et-civilisation, au jour où l’anti-islamisme, l’antisémitisme et le racisme reprennent obscènement du poil de la bête, cette méditation des Chemins qui ne mènent nulle part devrait éveiller les consciences. « Il ne suffit pas de se réclamer de sa foi chrétienne ou d’une quelconque conviction métaphysique pour être en dehors du nihilisme », rappelle le philosophe, qui note aussi cette évidence qu’il faut pourtant sans cesse rappeler : « Une vie non chrétienne peut bien adhérer au christianisme et s’en servir comme facteur de puissance, de même que, inversement, une vie chrétienne n’a pas nécessairement besoin du christianisme. »

En constatant le processus nihiliste à l’oeuvre dans la civilisation occidentale, régie par des principes métaphysiques, Nietzsche a voulu retourner la métaphysique par le renversement de ses valeurs. « Seulement, commente Heidegger, tout retournement de ce genre n’aboutit qu’à se laisser envelopper, en s’aveuglant soi-même, dans les filets du Même devenu méconnaissable. »

Le danger de Niezstche, c’est d’être interprété par des imbéciles ou des brutes, ignares ou savants. Qui pensent pouvoir pallier la « mort de Dieu » par la volonté de puissance, comprise au sens vulgaire comme volonté d’accroître son pouvoir, sa domination je dirais « charnelle », au sens où saint Paul entendait ce mot, c’est-à-dire mondain, et plus que cela, lié aux bassesses de l’âme. Heidegger montre qu’il s’agit bien sûr en vérité de tout autre chose. D’un chemin.

« La volonté doit jeter son regard dans un champ de visée, c’est-à-dire ouvrir un pareil champ, pour qu’à partir de là des possibilités puissent seulement se montrer, qui à leur tour montrent la voie à un accroissement de puissance. La volonté doit ainsi poser la condition de son vouloir aller au-delà d’elle-même. »

Les valeurs sont pour Nietzsche les moyens et les conditions de ce chemin, cet aller au-delà. Et nous en venons au fait : « En son essence, la volonté de puissance est la volonté qui pose les valeurs. » La volonté de puissance, c’est la vie vivant, et selon Nietzsche, « Vivant : cela signifie déjà « estimer ». » Et estimer, c’est « fixer la valeur ». La volonté de puissance bien comprise, c’est-à-dire à mon sens la vie vivant, réinstaure les valeurs suprêmes au lieu où elles se dégradent et aboutissent au nihilisme. Tel est à mon sens le nietzschéisme valable et vivable. Tant qu’il demeure un aller au-delà, sans retomber dans son désespérant et pour le coup nihiliste « Éternel Retour du Même ».

Le coup final du nihilisme, montre Heidegger, est  « que le Dieu tenu pour réel soit érigé en valeur suprême », c’est-à-dire qu’au lieu de penser l’être, on « se drape dans l’apparence d’une pensée qui estime l’être comme valeur ». « Une faible lumière commence à se faire », poursuit-il, « sur cette question que nous voulions déjà adresser à Nietzsche lorsque nous écoutions les paroles du Forcené : Comment est possible cette chose que des hommes soient capables de tuer Dieu ? »

« Ce dernier coup » est celui « par lequel l’être est abattu au rang d’une simple valeur. »… « cet assassinat qui tue à la racine », dit encore Heidegger. Car « la vérité de l’être même » n’est pas pensée, « la vérité de l’être fait défaut ».

« Les voyous publics ont aboli la pensée et mis à sa place le bavardage, ce bavardage qui flaire le nihilisme partout où il sent son bavardage en danger. Cet aveuglement de soi face au véritable nihilisme, cet aveuglement qui ne cesse jamais de prendre le dessus, tente ainsi de se disculper lui-même de son angoisse devant la pensée. Mais cette angoisse est l’angoisse de l’angoisse. »

Et je songe aux paroles de Walter Benjamin dans Expérience et pauvreté : « l’expérience a subi une chute de valeur. Et il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond. (…) Car jamais démenti plus radical n’a été infligé aux expériences que celui de l’expérience stratégique par la guerre de positions, de l’expérience économique par l’inflation, de l’expérience corporelle par le combat mécanique, de l’expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l’école en tramways tirés par des chevaux, s’est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n’était épargné par le changement, si ce n’est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de forces traversé de flux destructeurs et d’explosions, l’infime et frêle corps humain. »

Amen je vous le dis, le corps du Christ, Être en puissance et en vérité, est à réinventer, redécouvrir, réexpérimenter – non dans l’éternel retour mortifère, nihiliste, assassin, mais dans l’aller, toujours au-delà.