L’à soutenir légèreté de l’être

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

Réveillée ce matin par un vif regain de mon désir d’ouvrir une école. Une autre école. Si la terre et le ciel me prêtent vie, et force suffisamment d’en trouver les moyens. Déjà ce journal en ligne en est une sorte et s’il ne devait rester que celle-ci, ce serait bien aussi.

Souvent je pense à mes élèves de Seconde et de Première, que j’ai dû laisser. Puissé-je leur avoir laissé quelque chose. Ce qui est à fonder doit être fondé à partir de sources, d’humilité, hors cadres ou du moins sans attachement aux cadres.

Enseigner par l’être. Ce que nous sommes est le premier enseignement que nous donnons. Les connaissances ne peuvent être transmises que par l’être. Par l’être d’un langage, qu’il s’exprime par des signes, par des essences ou par des existences.

Confinement. Les enfants du deuxième étage sont en train de tourner joyeusement dans la cour, l’une sur son petit vélo, son cadet sur sa mini-trottinette, en comptant les tours. Je me rappelle quand nous étions enfants, mes frères et moi, et que nous nous tenions sur le bord de la route, à lire les plaques d’immatriculation des voitures qui passaient. Pourquoi ?

Ce temps de confinement me rappelle Nuit Debout, où l’on ne sortait pas du mois de mars. Et les Actes tous les sept jours repris des Gilets jaunes. Il se passe quelque chose avec le temps, ces derniers temps. Comme dans les convulsions de la mort, ou celles des accouchements.

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Confinement : le cercueil, l’œuf et le rêve

Jérôme Bosch, "La forêt qui entend et le champ qui voit"

Jérôme Bosch, « La forêt qui entend et le champ qui voit »

Rêvé l’autre nuit que j’escaladais, sans difficulté ni facilité particulières, une haute paroi verticale. Une fois sur la falaise, j’improvisais une chanson, qui sonnait de façon étrangement belle. Je suppose que ce mur représentait le confinement auquel nous sommes astreints et qu’il nous faut mentalement dépasser : sans difficulté ni facilité signifie qu’il faut le faire, c’est tout. Improviser une chanson non destinée à être retenue ni enregistrée, c’est quelque chose d’assez humble comme création, et c’est peut-être l’humilité de tout ça qui faisait la beauté étonnante du son.

En fait je rêve moins que d’habitude, depuis le confinement. Le rêve, comme l’action, requiert sa liberté. O et moi avons eu le coronavirus il y a un mois maintenant, nous pourrions sortir sans craindre d’être contagieux ni contaminés. Nous ne sortons quasiment pas parce qu’il faut absolument qu’il y ait le moins de monde possible dans les rues. C’est nécessaire pour que les gens ne se retrouvent pas trop près les uns des autres et aussi pour maintenir l’esprit dans cette discipline jusqu’à ce que l’épidémie se calme. Jusqu’à ce que, souhaitons-le, nous ayons tous accès à des tests pour savoir si nous sommes contaminés ou immunisés ; afin que les contaminés se confinent, que les immunisés puissent reprendre leur activité ou une activité, que les autres (ou tous) ne sortent que masqués. ( Ce qu’il aurait fallu faire dès février).

Semaine de Pâques. Disons que nous sommes confinés comme dans des œufs, des coquilles, et que c’est mieux que de l’être dans des cercueils. Paix aux personnes mortes et courage aux personnes vivantes. Éveillés sinon endormis, n’oublions pas de rêver aussi : c’est du rêve que naît, à chaque instant, le monde, la vie.
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Autant en emporte le coronavirus

ma petite série de masques à la gouache, réunis sur un panneau

ma (déjà ancienne) petite série de masques à la gouache, réunis sur un panneau

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Edgar Poe a écrit une nouvelle intitulée Le cœur révélateur. Nous vivons le temps du masque révélateur. La compétition internationale déloyale sur les tarmacs chinois, les coups bas et autres mains basses sur les masques, y compris entre pays européens, les arnaques de voyous vendant masques et autre matériel médical qui ne seront jamais livrés à des pharmacies et centres de soins divers, se multiplient en même temps que le virus, s’ajoutant à l’incurie des états et des administrations. Tout ça n’est pas beau à voir et pue, mais il faut bien que soient sorties les poubelles.

Lisant dans Le Moine de Lewis la scène de signature d’un contrat avec le diable, je songe qu’on peut toujours empêcher, par la force, quelqu’un de parler, mais qu’on n’est jamais assuré de pouvoir, même par la ruse, le harcèlement ou la torture, l’y forcer. Beaucoup vendent leur âme, mais jamais sans leur accord. Et il suffit de refuser son accord pour la garder.

Il y a des gens qui font reculer la puanteur avec l’odeur de l’ail ; pourquoi pas, mais je préfère la faire fuir avec le parfum de rose de la spiritualité soufie.

Pour rendre libres les voies du quotidien et dégager les voies physiologiques, j’ai choisi le yoga. Une grande partie des jeunes aujourd’hui connaissent les bienfaits du yoga, proposé dans des écoles, des conservatoires, des salles de sport, des centres d’escalade, etc. En ces temps où toutes les forces doivent être réunies pour lutter contre la maladie, certains imbéciles s’acharnent pourtant à moquer, dans les médias, cette discipline ou d’autres qui aident aussi à préserver la vie. Face au coronavirus, « ceux qui vieillissent en bonne santé présentent moins de risque », atteste Hans Kluge, directeur-général de l’OMS Europe. Moquer le yoga, les sports, l’hygiène alimentaire, l’hygiène de vie, revient à cracher sur les soignants. Pourvu qu’ils aient des masques !

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Salam alaykoum, Michel Chodkiewicz

 

Michel Chodkiewicz est mort ce 31 mars à l’âge de 90 ans. Il était le président des éditions du Seuil quand j’y ai publié mon premier livre. Je ne l’ai jamais rencontré, et j’ignorais alors qu’il était un spécialiste du soufisme, et particulièrement d’Ibn Arabî, après s’être converti à l’islam à l’âge de dix-sept ans – ce qui témoigne déjà d’une sacrée personnalité pour un aristocrate d’origine polonaise et catholique. J’avais consacré une série de notes à son livre Le Sceau des Saints.

Dans la dernière de ces notes, je mentionnais ce mot de lui : « la fin des saints n’est qu’un autre nom de la fin du monde ».

Disons que le monde des menteurs, des manipulateurs, des criminels, des avides, bref des anti-saints, est un monde toujours en train de mourir et de s’enterrer dans son mensonge. Tandis que l’autre monde est toujours en train de donner et de rendre la vie, et de veiller sur elle. Comme nous le voyons avec éclat en ces temps de pandémie.

Allah y rahmou.

arbre 12-min

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Pendant la fin du monde, le début du monde continue

 

« Et je vois dans mon rêve l’humanité tout entière réunie dans un champ, et mes doigts ouvrir et découvrir avec terreur le coffre empli de lacets de satin fixés sur des lanières de cuir qui doivent très prochainement nous exterminer tous. Strangulation. Car nous nous sommes mis en cage comme nous avons emprisonné les animaux dans les réserves et les zoos, et la ceinture du monde, de plus en plus serrée, viendra à bout de notre souffle. »

extrait de mon roman Lilith (1999)

Le coronavirus a entrepris d’étouffer le vieux monde. Il est 20 heures, j’entends les gens applaudir. Après les trois coups, le rideau va s’ouvrir.

 

Tenir bon, oublier un peu, penser à la suite

 

L’OMS conseille de jouer aux jeux vidéo pendant la pandémie. C’est ce que je disais aussi après l’allocution prétentieuse de Macron dans laquelle il conseillait de lire. « Nous sommes en guerre, lisez ». Radio Paris, les bourges parlent aux bourges.

Comme si la lecture était une distraction, comme si la lecture était accessible à toute la population, et comme si ceux qui doivent vivre le confinement dans les conditions les plus difficiles, les pauvres, et même les autres, avaient forcément la tête à ça, se cultiver, comme ils disent, alors qu’ils doivent lutter pour survivre, garder leur calme face au danger couru par tous ceux qui doivent continuer à travailler, face au danger couru même en allant juste acheter à manger, face à la mort qui s’étend alors que le cynisme des gouvernants éclate à chaque instant, leur cynisme et leur incurie. Leur irresponsabilité, leur culpabilité, nous ne l’oublierons pas, et si nous n’avons pour le moment d’autre choix que de nous confiner pour les pallier, le temps viendra de régler les comptes.

En attendant, oui, jouer aux jeux vidéo, pratiquer des activités comme la cuisine ou l’exercice physique (ou la lecture pour certains, sans doute), des activités qui permettent d’oublier un peu, voilà ce que nous pouvons nous recommander les uns aux autres. Car nous avons à préserver notre santé physique, mais aussi notre santé mentale. Plus le temps passe, plus continuent à manquer masques, tests, respirateurs, etc., plus augmente le nombre de morts et de malades – y compris les malades ordinaires, dont on ignore le nombre (certainement très élevé), ceux qui restent chez eux à attendre que ça passe et à espérer que ça passe, sans aucun secours public (au moins des tests, soit pour savoir si on est contaminé, soit pour savoir si on est désormais immunisé !) – plus l’anxiété monte.

L’OMS insiste pour que les états pratiquent des dépistages massifs, mais rien ne se passe. Des paroles, des promesses, des dénis, c’est tout. Sans doute ça va finir par arriver un peu, quand beaucoup de dégâts auront été faits, beaucoup de vies sacrifiées, vies de malades et vies de soignants et autres travailleurs contaminés dans l’exercice de leur travail mal ou pas du tout protégé. Quand le pays aura été traumatisé par un long confinement et par la dramatique démonstration d’impuissance des pouvoirs publics, et qu’il lui faudra alors affronter de nouveaux dangers, politiques.

Gardons notre lucidité et gardons-nous, par exemple en jouant aux jeux vidéo, qui peuvent être tout aussi nobles que des livres, oui gardons-nous, gardons nous nous-mêmes et les uns les autres, afin d’être prêts à reconstruire.

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Journal de déconfinement (2). Voisins et enfants

J'ai pris cette photo le 31 mars 2019 au Jardin des Plantes, où les cerisiers sont sans doute en fleur aussi ces jours-ci

J’ai pris cette photo le 31 mars 2019 au Jardin des Plantes, où les cerisiers sont sans doute en fleur aussi ces jours-ci

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Dans mon immeuble, situé entre la rue Mouffetard et la place d’Italie, entre le Quartier Latin et les grands quartiers de Street Art du XIIIe arrondissement, près du Jardin des Plantes, de la Pitié-Salpêtrière et de la Grande mosquée (comme le savent celles et ceux d’entre vous qui ont vu mes photos ici au fil des ans), les gens ne sont pas riches et tout le monde ou à peu près est resté là. En fait il s’agit de deux immeubles avec une petite cour entre les deux. Côté cour, côté rue, comme on dit à peu près au théâtre. Deux immeubles vieillots, pour ne pas dire vétustes – raison pour laquelle les loyers y sont deux fois moins chers qu’ailleurs à Paris. Depuis un ou deux ans de nouvelles familles sont arrivées, plus jeunes, d’origines plus diverses, avec des enfants. Un bonheur pour moi de voir les poussettes accumulées au bas de l’escalier, de croiser de temps en temps des enfants dans l’escalier (il n’y a pas d’ascenseur).

Maintenant que nous sommes confinés nous ne nous voyons plus (il n’y a pas de balcons) mais j’entends, de l’appartement du dessous, monter la musique africaine que ma jeune voisine écoute et les comptines qu’elle passe à son adorable fillette, les mêmes que je passais à mes enfants quand ils étaient petits. Deux sortes de sons très charmants (d’autant qu’elle veille à ne pas les mettre trop forts) et que j’aime particulièrement entendre quand je fais mon yoga, se superposer à ma propre musique d’accompagnement ou bien seuls, paisibles, joyeux et pleins de vie.

Il y a aussi, au-dessus, la vieille dame de quatre-vingt-dix ans qui monte ses quatre étages vaillamment. Depuis le confinement elle ne sort plus mais O s’est assuré auprès de sa fille qu’elle avait toujours de la visite – elle n’en manque pas. Comme nous avons eu le virus, nous ne sortons, alternativement, que rarement et précautionneusement, n’étant pas sûrs, jusqu’à ces derniers jours du moins, de ne plus risquer d’être contagieux. Mais je continue à entendre aussi la vieille dame – on entend tout dans cet immeuble, comme si les murs étaient en papier – quand elle se lève vers six heures du matin, quand elle allume la lumière (oui, dans le silence j’entends parfaitement l’interrupteur de l’appartement du dessus), quand elle marche sur le parquet… La vieille dame habite ici depuis quasiment toujours, parfois elle raconte (enfin, elle racontait, avant le confinement) la vie d’il y a longtemps dans le même lieu.

Je ne vais pas parler de chacune et chacun de mes voisins mais même si je les connais peu, même si les uns ou les autres sont parfois emmerdants (comme nous pouvons l’être parfois pour eux aussi), je les aime bien, forcément. À vivre comme ça les uns à côté, au-dessus ou au-dessous des autres. Je ne peux pas dire, comme certains, que le confinement renforce les relations de voisinage, puisque chacun plus que jamais reste chez soi, au point qu’on sursaute presque quand on entend un pas dans l’escalier. Ce qui me rappelle le temps où je vivais en ermite dans ma grange et où je filais me cacher les rares fois où j’apercevais la silhouette d’un humain dans la montagne. Sauf que c’était pour préserver ma solitude alors que là l’isolement est imposé, ce qui fait toute la différence – et je suis étonnée que tant de « romantiseurs » du confinement ne la fassent pas, comme s’ils ignoraient dans leur chair la différence entre un choix délibéré et un état contraint, entre la liberté et la servitude, fût-elle consentie comme dans le cas de ce confinement sanitaire.

Ce qui me rapproche de mes voisins, dans cette situation inédite, c’est quelque chose d’invisible. Le sentiment de notre commune condition humaine. Ce sentiment qu’ils éprouvent aussi, je le sais, même s’ils ne le disent pas non plus. Ce sentiment que nous éprouvons tous, et qui s’avère plus profond quand il s’exerce de façon sensible, envers des personnes proches, et pas seulement nos proches mais les personnes que le hasard, disons, a placées dans le lieu où nous sommes aussi, que nous les appréciions ou non. C’est beau d’avoir de grands idéaux de communauté humaine, de se sentir proche de tout être humain où qu’il soit sur la planète, mais c’est assez facile ; justement, l’éloignement rend la chose facile. Moins facile est de supporter au quotidien les gens en chair et en os plutôt qu’en idéal. Nous sommes des animaux solitaires autant que sociaux, avec des variations selon les individus, les uns ayant besoin de davantage de socialisation, d’autres de davantage de solitude. Et le confinement nous rend la fréquentation d’autrui et la séparation d’autrui plus difficiles parce que non choisies, ni même imposées par une noble cause comme par exemple la lutte pour la liberté, mais seulement pour éviter, souvent dans la peur, la propagation d’une maladie.

De temps en temps, un petit enfant descend dans la cour et y tourne en rond sur son tout petit vélo sans pédales. Tout joyeux, comme le sont malgré tout les enfants. Heureusement, moi non plus je n’ai pas perdu ma joie enfantine, et nous sommes un certain nombre d’adultes dans ce cas – les adultes graves ne nous voient pas mais notre joie chasse le mal, jour après jour, instant après instant.

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