Honneur, honnêteté, valeur. Le sourire de Dévor et les cris de joie de la nourrice

Isabelle Balkany se voit retirer sa légion d’honneur, comme le règlement en prévoit la possibilité pour comportement « contraire à l’honneur ». Reste une certitude, c’est que la plupart des gens qui se comportent avec honneur ne risquent pas d’être assez appréciés des pouvoirs pour se voir décerner la légion d’honneur.

Je l’ai déjà dit, la traduction du chant XXII, le massacre des prétendants, est éprouvante. Une éclaircie cependant l’adoucit, quand Dévor épargne l’aède et le héraut. C’est à ce moment du texte, à la fin de la tuerie, qu’est dit le premier sourire, non sardonique, de Dévor. Autant Ithaque peut se passer de tous ces princes, et même doit s’en passer dès lors qu’ils se sont obstinés dans l’abus, autant les honnêtes porteurs de parole sont nécessaires à la continuité de la civilisation, de l’humanité.

Mieux vaut attendre le bon moment pour que ce que nous voulons se passe dans l’honneur, plutôt que, par hâte, accepter de faire les choses sans honneur. Car ce qui est fait sans honneur n’a pas de valeur. Si nous n’y sommes pas prêts, attendons, plutôt que de laisser nous-mêmes et autrui entrer ou rester dans le manque d’honneur.

Où est l’honneur, dans l’espionnage, la contrefaçon, la dissimulation, la trahison, la volonté de domination ? Où est l’honneur, dans le fait de les accepter, pour soi ou pour autrui ? Ou serait l’honneur, si l’on n’épargnait pas les justes et ceux qui se reconvertissent sincèrement à ce qui est juste ?

L’honneur, c’est de bien faire les choses, autant que faire se peut. De les faire honnêtement. Dans ses relations avec autrui et dans sa profession, chez soi et en société. Allez vous asseoir dans la cour, restez à l’écart de la mort, dit Dévor au héraut et à l’aède, pendant que moi je ferai dans ma maison ce qu’il faut faire. C’est si merveilleux, qu’il sourie à ce moment-là. Un peu après, quand la nourrice, appelée sur les lieux, découvre l’énorme carnage, elle pousse des cris de joie.

Le massacre des prétendants

Le premier qu’il tue, c’est Contre-Esprit. Les autres prétendants, ces imbéciles comme dit Homère, sont en colère mais croient qu’il n’a pas fait exprès, que la flèche est partie malgré lui. Tant ils sont convaincus de leur impunité, tant ils se croient à l’abri. Dévor doit leur mettre les points sur les i. Il n’est pas un mendiant étranger, il est Dévor. Et il va les tuer tous. Quand enfin ils comprennent, ils se défaussent sur le mort, Contre-Esprit. Tout ça est de sa faute, disent-ils, c’est lui qui est à l’origine de tout ça. C’est la vérité, mais il n’empêche que tous ont participé, et très longuement. Et que Dévor va tous les éliminer, seul moyen de rétablir la paix dans la maison et dans Ithaque.

Ils disent que si Dévor les épargne, ils lui donneront monts et merveilles, le couvriront de cadeaux. Aux frais du peuple, précisent-ils. Ce n’est pas ce que veut Dévor. Vous n’avez pas craint le châtiment divin, dit-il, ni l’opprobre des générations futures sur vous.

La description de la tuerie est longue, comme fut long le siège du palais. Amère à traduire. Dévor n’est pas seul contre tous, il a avec lui trois hommes de confiance. Et Athéna. Le combat est difficile. On ne sait pas combien ils sont, les ennemis, on sait seulement qu’ils sont beaucoup plus nombreux. Comme tout le monde j’en connais l’issue mais c’est tout de même éprouvant à traduire. J’en suis au tiers du chant, je continue à avancer.

Réflexions et excitation en avançant vers le but

« Puisse-t-il tirer autant de jouissance de la vie
Qu’il aura jamais de puissance à bander cet arc ! »
dit ironiquement un prétendant qui ne croit pas si bien dire, au chant XXI, v. 402-403 (dans ma traduction)

Drôlement érotique, tout ce chant sur oui ou non, pour tous ces hommes, arriver à bander l’arc de Dévor (Ulysse) pour être l’élu qui épousera Pénélope. Chant qui finit en délivrance et beauté quand Dévor, lui seul en ayant la force et la maîtrise, traverse d’une flèche les douze trous des haches. Voyez comme cet étranger est bien bâti, a dit de lui, quelques minutes plus tôt, Pénélope aux prétendants, histoire de bien faire monter la tension, en elle et en Dévor. Exquis et violents préliminaires (le massacre approche) à leur prochaine nuit d’amour, mais la violence n’a jamais lieu entre eux, elle s’exerce seulement contre ce qui nuit à leur union et à la paix dans la maison.

21 juin, début de l’été, je viens de terminer la traduction de ce chant 21 – sur 24. Dans les derniers kilomètres de cette traduction, commencée en septembre dernier, des douze mille cent neuf vers d’Homère, je me concentre comme Dévor sur l’élimination des prétendants, je ne fais plus rien à côté excepté le yoga, pour accompagner ce yoga de la langue que je suis en train de pratiquer. Arjuna, né du dieu des orages comme Athéna et premier humain yogi, est un guerrier, un archer.

Comme Pénélope donc, pendant la tuerie je me retire dans mes appartements, pour travailler à « la trame » et « dormir » comme, dans mon bref roman La Dameuse, la narration se retire hors-champ pendant la vengeance contre le violeur, l’acte de mort étant révélation dans l’occultation. Homère, juste avant ce moment, attache les portes pour enfermer l’action avec un cordage en papyrus (byblos, qui a donné le mot livre) – support d’écriture.

L’excitation monte à mesure que j’approche du but. Le poème d’Homère est mon arc. En traduisant l’épreuve de l’arc je bougeais sur mon siège comme s’il était de charbons ardents. Maintenant, au chant suivant, à moi le massacre des prétendants.

Des têtes qui déraillent

Les traducteurs ont un problème avec Pénélope comme avec Eumée, le porcher. La plupart du temps, ils refusent de suivre Homère quand il la qualifie de divine, de même qu’ils refusent de le suivre quand il qualifie le porcher de divin. Pour les autres personnages, l’adjectif divin ne les dérange pas, mais pour ces deux-là, ils trouvent plus souvent qu’à leur tour une autre épithète. Je me dis que dans leur tête ils doivent identifier Pénélope à leur femme, et le porcher à tout domestique ou homme « de condition inférieure », et que s’ils aiment bien ces gens-là, leur femme et les petites gens, ce n’est qu’à la condition de se sentir supérieurs à elle et eux, et de leur faire sentir plus ou moins discrètement leur supposée supériorité. Alors les qualifier de divins, ne serait-ce pas les disqualifier, eux, les intellectuels convaincus d’avoir seuls accès au monde de l’esprit ? Voilà comment se perpétue à travers les siècles, à travers tant d’œuvres, la malformation de l’esprit consistant à inférioriser les femmes et les classes sociales modestes.

Macron vante la culture classique de Rimbaud ; on dirait bravo s’il était encore possible, dans ce pays, d’étudier les lettres classiques, le grec et le latin. En même temps on n’est pas surpris qu’il dise une chose et fasse son contraire.

Cela dit, il ne suffit pas d’avoir étudié les lettres classiques pour être Rimbaud, ni pour avoir l’esprit libre et ouvert, comme le prouvent tous ces traducteurs d’Homère empêtrés dans leurs préjugés et autres complexes de leur monde si freudien. Non solum ils sont vieux jeu, sed etiam ils sont malhonnêtes.

Journal du jour

J’ai fini ce jeudi après-midi de traduire le chant XX, qui est l’un des plus brefs (394 vers quand même) et que j’ai commencé à traduire mardi (avant-hier). Avec des passages fantastiques – le coup de folie des prétendants, suivi de la prophétie du devin Théoclymène – et une montée en tension extrêmement habile et maîtrisée. Homère est vraiment le roi des poètes. J’ai hâte d’avancer, tant le texte est haletant, et je commence à penser que lorsque j’aurai fini, ce sera un peu difficile de devoir en sortir. Heureusement il me restera encore fort à faire, trouver un ordinateur sur lequel réviser et taper le manuscrit en paix, et écrire le commentaire. Mais cela ne me prendra peut-être pas non plus beaucoup de temps, si je continue à travailler à cette allure, portée par le mouvement. Heureusement, encore ensuite, il y a mon roman qui m’attend. Et puis me remettre un peu à la peinture ou autre art plastique, et enfin à tout ce que j’aime faire et qui ne peut s’énumérer, tant tout m’intéresse. Il me semble que mes paupières, ma pupille, sont écarquillées, que j’ai des lampes à la place des yeux, tant je passe de temps à « voir » le texte d’Homère. Oui, et je sens ma tête creuse, comme un phare, tant le texte la remplit, la nettoie de l’inutile. J’ai la tête qui tourne, et c’est de pure joie.