Axiomes

« Quand tu parviendras au sommet de la montagne, continue à monter. » Axiome zen cité par Jack Kerouac, mort il y a aujourd’hui cinquante ans.

Nick Tosches est mort hier. Le seul livre que j’ai lu de lui, Confessions d’un chasseur d’opium, est très bref, très bon, et stylé, comme son auteur.

Quand tu auras fini de chasser le pavot, monte vers le lotus.

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Poe, Magritte, et les lettres en leur tracé

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Un extrait de ma thèse, en majeure partie écrit ce matin à partir de cinq heures :

Ce que Magritte paraît avoir compris, en lisant Poe, de la démultiplication de l’être par la représentation, la création de personnages, c’est que celles-ci mettent en évidence une inter-diction de la reproduction de la réalité par l’art, par la diction placée à la fois comme miroir et comme mur ou rideau (the white curtain évoqué dans les dernières lignes du roman de Poe) entre la réalité et l’œuvre. L’art, la littérature, ne sont pas des reproductions de l’être mais des mécanismes à réveiller la conscience de l’être. Mécanismes comparables à l’allégorie de la Caverne de Platon, faite pour réveiller la conscience des hommes face au mur de représentations humaines qui ne sont pas plus des êtres humains que la pipe ou la pomme peintes par Magritte ne sont une pipe ou une pomme.

Poe « écrit sur les inter-états (interstates) », dit Paul Auster. Et jouant sur le mot interstate qui signifie aussi autoroute : « c’est juste une narration roulante (just a rolling narrative) », ajoute-il, la plupart du temps débarrassée des dialogues et des descriptions de ce qu’on appelle le réalisme contemporain.1 La narration de Poe roule telle une logique implacable d’un état de l’être à l’autre, même quand cette logique se dissimule telle sa « lettre volée » dans une énigme que le texte ne semble pas résoudre mais au contraire opacifier, brouiller voire disperser ainsi que dans The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, où le récit est entrecoupé de passages documentaires longs comme des traversées encombrées d’interminables banlieues de la littérature et parcourt de nuit des énigmes violemment éclairées par les phares du véhicule, d’autant plus incompréhensibles que le reste du paysage reste plongé dans la nuit noire ou dans un épais brouillard, tel celui qui fait rideau (curtain) à la fin du roman.

Nous émettons ici l’hypothèse que cette association de discours et de registres, documentaire-explicatif et narratif-fantastique, aussi incongrue d’un point de vue structurel et stylistique que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre, loin d’être une maladresse de l’auteur, vise à opérer dans l’esprit du lecteur des passages audacieux d’un état à l’autre, générateurs d’une nouvelle appréhension du réel. Poe ne livre pas plus la solution de son roman que Magritte ne livre le visage du personnage de sa Reproduction interdite car la solution n’est pas la représentation ni ce qui est représenté, elle est dans l’énigme, dans l’œuvre elle-même comme voie, comme questionnement de l’être : le but et l’enseignement du voyage se trouve dans le fait-même de voyager, c’est-à-dire dans l’interrogation et le fait d’interroger.

La « face blanche et personnelle de Dieu » que Jack Kerouac raconte avoir vue au cours d’une tempête en mer, lui disant « Ti-Jean, ne te tourmente pas, si je vous prends aujourd’hui, toi et tous ces pauvres diables qui sont sur ce rafiot, c’est parce que rien n’est jamais arrivé sauf Moi, tout est Moi », ne rappelle-t-elle pas la « figure blanche » que le narrateur du roman de Poe voit se dresser devant lui au moment du naufrage imminent ? « Et nous atteindrons l’Afrique, dit peu après Kerouac, nous l’avons atteinte d’ailleurs, et si j’ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC. »2

Leçon en blanc, non écrite noir sur blanc, leçon telle une page blanche dressée devant l’homme ou le lecteur qui la vit, leçon qui dépasse celle du « miroir promené le long du chemin », comme le disait du roman Stendhal3, leçon où le texte n’agit pas en miroir où se reconnaître mais en miroir où ne plus se voir, ou se découvrir perdu de vue – pour mieux se trouver ailleurs. Dans un ailleurs indicible ou proche de l’indicible, un ailleurs seulement suggéré par l’énigme semée, par le rejet du spectateur-lecteur derrière son propre dos, sur une scène originelle, telle « l’Afrique » de Kerouac, bien plus étrange, lointaine et pourtant familière que la scène primitive selon Freud.

René Magritte, "La Reproduction interdite"

René Magritte, « La Reproduction interdite »

« Si c’est un point qui réclame réflexion, dit Dupin dans La Lettre volée, nous aurons avantage à l’examiner dans le noir. »4 La réflexion se fait dans le noir. Il faut passer par le noir pour advenir à la lumière, à la contemplation de la lumière. Ainsi pourraient se résumer Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, où les tribulations finales du narrateur dans une peuplade adoratrice du noir (tout est noir chez ces gens, objets, peau et même dents) aboutissent à cette apothéose apocalyptique du naufrage-vision de la grande figure blanche. Mais reflection, mot signifiant en anglais à la fois reflet et réflexion, rime avec mystification dans la nouvelle éponyme de Poe, où un mystificateur se propose de réparer un affront en lançant une carafe non à la face de celui dont il s’estime insulté, mais dans son reflet, en lui demandant de prendre « the reflection of your person in yonder mirror »5 pour lui-même. Il s’avère à la fin du texte qu’il ne s’agit encore là que de l’image annonciatrice d’une manipulation bien plus subtile, une manipulation verbale, avec des mots écrits, une manipulation intellectuelle, réfléchie, par laquelle celui au reflet duquel il lance en effet une bouteille, brisant le miroir et son image avec, sera plus complètement berné et ridiculisé.

La réflexion, qu’elle soit reflet physique ou psychique, image ou image mentale, révélation du visage ou pensée, est associée à la lettre, et de façon très ambivalente. Les miroirs terrifient les indigènes de Tsalal. Les méandres souterrains (explorés par le narrateur et son compagnon retournés à la condition primitive, faisant du feu en frottant deux morceaux de bois et vivant de cueillette et de chasse), ce que Baudelaire titre (chapitre XXIII) « le labyrinthe », les galeries de l’abîme (the chasm)6 de l’île où vivent ces gens aussi noirs qu’un alphabet sur pattes sur une page ou dans les caractères d’une imprimerie, ont des formes, des tracés (outlines of the chasm)7 rappelant ceux de lettres, notamment hébraïques. Et leur cri de terreur, à la toute fin repris par les gigantesques oiseaux blancs apparus dans le ciel, Tekeki-li, a lui aussi une consonance sémitique. L’écriture actuelle habite secrètement dans les profondeurs, les cavernes des écritures originelles.

La Reproduction interdite de Magritte reflète l’œuvre de Poe, notamment dans l’interdiction où se trouvent le narrateur et son dernier compagnon de revenir là d’où ils viennent, l’interdiction d’un retour sur soi8 – et la trahit en même temps, en représentant ce personnage sans visage. Car Poe dépasse l’interdit, le transgresse, grâce à l’écrit. Grâce à la lettre, et malgré son caractère secrètement maléfique – grâce à son dépassement de la lettre, plutôt, mais il a fallu en passer par là – il accède à la figure (mot que Baudelaire traduit malheureusement par « l’homme » dans la dernière phrase du roman, avant la « Note » qui suit cette fin). Une figure bien plus grande que la sienne, mais une figure et non pas un dos. Il accède à la figure ultime, celle dont la vision est interdite, vision dont normalement on ne revient pas – raison pour laquelle elle est interdite. Avalé par l’abîme (a chasm) qui s’ouvre brusquement (threw itself open) pour les recevoir (to receive us), lui, son compagnon (son double, son reflet ?) et la lettre désormais morte (Nu-Nu, nom de l’indigène noir, l’habitant de Tsalal embarqué avec eux qui est aussi, redoublé, celui d’une lettre grecque, ce Nu, ou Noun en hébreu et en arabe, initiale des Nazaréens qui continue à désigner aujourd’hui les chrétiens d’Orient – cette lettre désormais morte (his spirit departed), rappelant le mot de saint Paul (écrit en grec) selon lequel « la lettre tue, l’esprit vivifie »9, c’est-à-dire : le salut est de lire non à la lettre mais dans l’esprit de la lettre), avalé par l’abîme comme Jonas par la baleine, Edgar Allan Poe, alias Arthur Gordon Pym, ne devrait pas pouvoir en revenir. Or il en revient (sans son compagnon au nom de disciple de Jésus, Peters), et raconte. Tout, sauf ce qui s’est passé entre l’abîme et le présent recouvré. La peuplade-alphabet, la lettre à-la-lettre a voulu le tuer. Qu’est-ce qui a pu le sauver, sinon cette figure « de la blancheur parfaite de la neige » (of the perfect whiteness of the snow) qui s’est dressée sur la chaîne de montagnes vaporeuse (the range of vapor), aussi vaporeuse que les montagnes rendues comme de la laine cardée prophétisées par le Coran pour le jour de l’abîme et de la résurrection10 (Coran connu de Poe), aussi embrumée que la montagne où Moïse partit à la rencontre de la face de Dieu11, cherchée par tous les prophètes ? Cela se passe dans le roman un 22 mars – date pascale – dans la région de nouveauté et d’étonnement, d’émerveillement (region of novelty and wonder) où ils sont entrés le premier du mois, selon le journal de bord.

1 Paul AUSTER en conversation avec Isaac GEWIRTZ à la New York Public Library le 16 janvier 2014

2 Jack KEROUAC, Le vagabond solitaire

3 STENDHAL, Le Rouge et le Noir, épigraphe du chapitre V

4 « If it is any point requiring reflection, (…) we shall examine it to better purpose in the dark ». Edgar POE, The Purloined Letter, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.208

5 « Le reflet de votre personne dans ce miroir-là. » Edgar POE, Mystification, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.357

6 Edgar POE, Narrative of Arthur Gordon Pym, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, p.871

7 id.

8 Edgar POE, Narrative of Arthur Gordon Pym, in Complete Tales & Poems, Vintage Books Edition, New York, 1975, chapitre XXV, p.879

9 2 Corinthiens 3, 6

10 Coran, sourate 101, Al-Qari, « Le Fracas » (appellation métaphorique de la résurrection), versets 5 (pour les montagnes) et 9 (pour l’abîme)

11 Exode 24, 15

Des sables elles surgit, ressuscitée

Voie Lactée. Ex arena rediviva surgit, c’est la devise de ma ville, Soulac, dont le nom selon certains désigne, solum lac, le lait de la Vierge rapporté là par Véronique, et dont la basilique Notre-Dame de la Fin des terres réapparut d’entre les sables à partir de 1858, année où apparut à Lourdes l’Immaculée Conception, Soulac où une petite réplique de la Statue de la Liberté fait face, par-delà l’horizon, à l’autre rive, invisible aux yeux humains, mais qui est.

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– Ô bras neigeux de Dieu, j’ai vu Ses bras, là, sur les côtés de l’Échelle de Jacob, là par où il nous aurait fallu évacuer (comme si des canots de sauvetage avaient pu rien faire d’autre que de s’écraser comme des fétus contre les flancs du navire, dans cette furie) la face blanche et personnelle de Dieu m’a dit : « Ti-Jean, ne te tourmente pas, si je vous prends aujourd’hui, toi et tous ces pauvres diables qui sont sur ce rafiot, c’est parce que rien n’est jamais arrivé sauf Moi, tout est Moi – » ou comme le disent les textes sacrés Lankavatara : « Il n’y a rien d’autre au monde que l’Éternité dorée de l’Esprit divin » – Je voyais les mots « TOUT EST DIEU, RIEN N’EST JAMAIS ARRIVÉ SAUF DIEU », écrits en lettres de lait sur cette étendue marine. – Mon Dieu, un train infini dans un cimetière sans limites, voilà ce qu’est cette vie, mais elle n’a jamais été rien d’autre que Dieu, rien d’autre que cela – c’est pourquoi plus la plus haute vague monstrueuse se dresse pour se moquer de moi et pour m’insulter, plus je prendrai plaisir à la contemplation du vieux Rembrandt avec mon pichet de bière, et plus je malmènerai tous ceux qui se gaussent de Tolstoï, quelle que soit votre résistance ; et nous atteindrons l’Afrique, nous l’avons atteinte d’ailleurs, et si j’ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC. 

Jack Kerouac, Le vagabond solitaire 

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Porte-clés (Qui survient)

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Des pluies diluviennes ont causé la mort de quatorze personnes cette semaine dans l’État du Veracruz, et l’ouragan qui vient par le Golfe du Mexique a entraîné l’évacuation de cinq mille personnes.

Des inondations torrentielles ont causé la disparition de cinq cents personnes à Boulder, dans le Colorado. Cinq personnes sont mortes, les autres seront sûrement retrouvées.

Boulder est une ville que j’aime, j’avais même songé à m’y installer quelque temps, il y a quelques années. Une ville située à 1600 mètres d’altitude, entourée de forêts et de montagnes aurifères, une ville où les chevreuils descendent à la tombée du soir manger dans les jardins (et on les laisse faire), une ville où l’on aime les cerf-volants, les cafés tranquilles et la vie douce, une ville qui garde vivant le souvenir de Jack Kerouac et de ses compagnons, et où j’avais rencontré quelqu’un qui avait la voiture de Neal Cassady alias Dean Moriarty, le héros de Sur la route. J’avais été invitée à faire une lecture à l’Université de cette ville, j’en avais profité pour faire un petit périple depuis Paris, seule – quelques jours à Montréal où il faisait – 40°, puis quelques jours à New York, et enfin à Boulder, où l’air était pur et sec, si bien que beaucoup, en arrivant, saignaient du nez. L’été suivant Warren, le professeur de littérature française qui m’avait invitée, était venu me voir à la grange, dans les Pyrénées, à peu près à la même altitude. « C’est sans aucun doute un événement historique, qui survient une fois tous les cinq cents ou mille ans », a déclaré un responsable local. Mon porte-clés est toujours celui que j’avais acheté à Boulder, un cylindre transparent contenant de la matière noire, cinq dés et beaucoup d’étoiles flottant dans l’eau.

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Paris-Alger via New York. Marche à la vérité, à la résurrection

 

Ce texte a paru initialement en 1998 dans la revue Le Passant ordinaire.

 

Printemps 1998. Deux heures et demie du matin à Alger, je ne peux pas dormir à cause du robinet qui fuit dans la salle de bains. Jack Kerouac est avec moi dans le lit, son visage tellement humain sur la couverture d’Anges de la Désolation. Son écriture libre, vivante, inventive. Comme lui. Je suis libre aussi et je couche avec toi, Jack.

J’ai oublié le nom de cet hôtel à Tamanrasset, mais je me souviens des paroles du prêtre, à propos d’éventuelles adaptations cinématographiques de la vie de Charles de Foucault : « J’ai du mal avec la fiction ». Tout le problème de notre vie est là : fiction ou pas fiction ? On n’arrête pas de se raconter des histoires, en se demandant désespérément laquelle est la bonne. Ou bien on décide de croire dur comme fer à la première histoire venue, et alors tout va encore plus mal.

Hier soir à Tamanrasset le ciel était rose de sable, et le vent soufflait à déraciner les arbres dans les rues. De rares grosses gouttes d’eau se mêlaient à la tempête de sable, si rares qu’elles n’adoucissaient en rien la chaleur ni la sécheresse de l’air. « D’habitude le ciel est toujours bleu », semblaient s’excuser les gens du pays, avec leur habituelle gentillesse. Les Touaregs sont très beaux, voilés jusqu’aux yeux comme des femmes – leurs yeux sombres et pétillants. Ils sont beaux et ils ont le sens de la beauté, on le voit à leur façon de se tenir et de se vêtir. La beauté des hommes ne suffit-elle pas à vous donner envie de rester dans un pays ? Dans les rues de la ville du désert, rose et sèche et désolée comme le sable, des jeunes désœuvrés regardent passer le temps comme d’autres, ailleurs, le font en bas de leur cité.

Ici aussi, en plein désert, comme dans toute l’Algérie, comme chez nous, le chômage frappe. Il est vrai qu’avant les « événements », on comptait pas moins de 150 agences de tourisme dans cette ville de garnison qui fut toujours une porte mythique du Hoggar. Guides, 4×4… Qui aspirait à vivre ses rêves de Petit Prince trouvait à « Tam » toute la logistique nécessaire. Mais il n’est rien – pas même les rêves – que l’homme ne sache détruire. Et les guerres sont plus fortes que la paix du désert. Les 150 agences ont fermé. Les adolescents, essentiellement des garçons, qui marchent par petits groupes dans la poussière des rues, ont l’air farouche. Il paraît qu’il ne sont pas commodes. Pourtant une musique lancinante s’échappe d’une épicerie, et c’est toute la magie poignante et exaltante du Maghreb qui soudain vous enlève, et encore une fois, vous donne envie de rester.

La veille, on a dormi à la belle étoile, dans le Hoggar. Tagrera, vaste lit de sable encorbeillé d’orgues montagneuses.
Aller-retour 600 kilomètres de piste, à toute allure dans les 4×4 pilotés par ces Touaregs à mon avis bien plus fortiches en conduite que n’importe quelle star du Paris-Dakar. C’est en arrivant au but, pendant que les autres entreprenaient l’ascension de la dune pour admirer le coucher de soleil sur l’étendue tuante du désert, que Youssef m’a raconté une histoire. En marchant lentement vers le cœur du site, lentement, l’âme lourde, comme en voie de pénétrer un corps pour la première fois, notre corps-même, le corps intime du monde, notre chair, exsangue et crue, guérie jusqu’à l’os de tous ses mensonges.

C’est l’histoire d’un petit garçon perdu. Sa mère l’avait laissé jouer devant la porte, et puis il avait disparu. Ne le retrouvant pas, elle a fini par donner naissance à un autre garçon, qu’elle a appelé du nom de son premier fils. Pendant ce temps-là, l’enfant perdu avait été adopté par une autre famille. Devenu adulte, il consulta une spécialiste des esprits, ou si vous préférez une spécialiste de la mémoire, qui le mit en condition de remonter dans le temps, interroger à distance sa mère biologique, et apprendre d’elle son nom et son adresse. Ainsi l’enfant perdu put-il retrouver sa mère originelle.
« Et ce fut très dur pour la mère adoptive », ajouta Youssef, qui avait assisté à la longue et douloureuse séance de spiritisme, et en était resté tellement bouleversé que plus tard, il me parla deux autres fois encore de cette histoire.

Le soir tomba. Assis en grand cercle dans le vaste berceau de sable encadré de la découpe sombre et fantomatique de hauts rideaux rocheux, on a dîné, tous ensemble : les officiels, nos hôtes du ministère du Tourisme algérien, des ambassadeurs africains, et divers journalistes ou apparentés, pour la plupart algériens, ainsi que quelques « communicants » français. Salade, méchoui et semoule. Tandis que femmes et hommes du désert commençaient à jouer de la musique, chanter et danser, épuisée par mon voyage depuis New-York et le décalage horaire, je m’endormis à même le sable frais, toute habillée. Un peu plus tard, la fête finie, je fus réveillée par les voix des jeunes Algériens qui discutaient derrière moi, que j’écoutai avec tendresse.

Au plus profond de la nuit, quand tout le monde fut endormi dans le sable, je regrettai de ne pouvoir m’isoler tout à fait pour laisser couler et sursauter de moi de bonnes larmes sensuelles, de bons sanglots mystiques, de bons orgasmes métaphysiques dans le silence des étoiles. Le rêve des hommes et des femmes étendus près de moi dans l’ombre, encombrés de la marche cruelle du monde, montaient du sable et endeuillaient même le ciel. Comment oublier ma première nuit à Alger ? Les fantômes terrifiants qui s’obstinaient à pénétrer dans mon sommeil par la porte entrouverte du balcon ?

Au matin de cette première nuit, Youssef avait dit : « Je vais vous emmener promener dans la ville ». Toute belle et blanche sous le ciel bleu, Alger dégringolait tranquillement des collines vers la mer. On a fait le tour de la ville en voiture, admirant son architecture coloniale et délabrée, constatant qu’en cette fin avril 1998 la population vaquait paisiblement à ses affaires, encadrée par une très forte mais relativement discrète présence policière. On n’irait pas se promener à pied, cependant. Youssef dirait que c’était simplement par manque de temps, parce qu’il nous fallait aller prendre l’avion pour Tamanrasset. Les gens du ministère diront qu’il ne serait pas prudent pour des touristes de sortir sans escorte, même si la population est amicale, voire désireuse de s’ouvrir aux étrangers. « S’ils ne vous laissaient pas sortir seuls », dira, à Paris, le chauffeur de taxi algérien, « ce n’était pas seulement pour votre sécurité, mais surtout pour vous empêcher de parler librement avec les gens, et d’entendre leur mécontentement… » À chacun son histoire…

Le regard tour à tour noir et doux de Malika, Française d’origine kabyle qui fait partie du voyage… Ses mots : « Je suis née en France, mais jusqu’à une date récente j’ai refusé la nationalité française, pour faire plaisir à mes parents. C’était une question de fierté, pour eux… » Et aussi : « J’ai passé Noël dernier dans ma famille, en petite Kabylie. J’avais mon P38, tout le monde portait une arme sur soi en permanence. » Et encore : « Tu as remarqué comme les gens ne se laissent pas abattre ? C’est comme ça, ici. C’est pour ça que j’aime ce pays. »

L’embarras démesuré de Youssef, chaque fois que l’organisation laisse à désirer. Comme s’il était personnellement de la marche et du fonctionnement de son pays. Sa volonté flagrante de minimiser les problèmes politiques, de croire à l’imminence de lendemains meilleurs.

Le témoignage de Jonathan, aventurier-banquier anglais : « Quand je suis arrivé ici, en 94, Alger était pleine de barricades, les gens restaient terrés chez eux. » Son cynisme d’homme d’argent : « Il y a beaucoup de chômage, c’est vrai, mais c’est un sacrifice nécessaire. Le gouvernement fait ce qu’il faut pour assainir la situation financière du pays. »

« Les journaux étrangers racontent toujours les mêmes histoires sur nous », se plaignent les Algériens qui nous encadrent. « Des histoires de massacres et de terrorisme… » Eux, ils croient à une autre histoire. Celle de la résurrection très prochaine de leur pays, leur pays si beau, si grand, si jeune, plein de richesses et de vitalité, qui veut s’en sortir, et s’en sortira.

Moi, je ne crois jamais tout à fait à aucune histoire, pas même aux miennes. Je ne crois qu’au sens caché des rêves qu’on fait la nuit, et à celui de ces histoires étranges qu’on raconte malgré soi à d’étranges moments… Par exemple ces histoires de filiation complexe qui se présentent à l’esprit en arrivant dans le désert… Là où l’homme a des chances de se voir lavé de toutes ses inutiles fictions.

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