Cellule

image Alina Reyes

 

J’ai bien fait de jeter « par inadvertance » mon travail de décembre sur Voyage. J’avais recomposé le livre de façon trop peu naturelle. Je vais tout simplement suivre le cours du temps de la parole. (J’ai bien fait de jeter « par inadvertance » signifie bien sûr : Dieu m’a fait jeter ce qui n’était pas bon, et bien évidemment Il a eu raison).

En me lavant la tête commençant soudain à répéter sous la douche la prière du cœur en russe, puis continuant pendant des dizaines de minutes, je me dis : tout, pour ce qui me concerne, est dans Forêt profonde. Comme aussi dans mes autres livres depuis le tout premier et avant le premier. Il fallait le dire et je l’ai dit, c’est passé. « Ô les croyants! Quand vous contractez une dette à échéance déterminée, mettez-la en écrit ; et qu´un scribe l´écrive, entre vous, en toute justice ; un scribe n´a pas à refuser d´écrire selon ce que Dieu lui a enseigné ; qu´il écrive donc, et que dicte le débiteur : qu´il craigne Dieu son Seigneur, et se garde d´en rien diminuer. » (Coran 2, 282)

Nous devons à Dieu la vie, et c’est pourquoi, scribe, j’écris pour nous.

Ce qui me concerne concerne encore les hommes mais ne me concerne plus. Je pourrais finir musulmane de culte musulman au cœur du monde, ou musulmane compagne de Bouddha sur une montagne ou une route, ou musulmane de rite chrétien retirée dans un monastère russe de barbus à longs cheveux, ou bien encore musulmane cellule invisible gorgée de chants au bord de toute rivière, tout océan, tout ciel. Ce que je suis déjà.

Où vous autres serez, peut-être. Ou d’autres furent, sont et seront.

*

Peupler le ciel

photo Alina Reyes

 

Nous sommes comme des roses. Répandant le parfum et la beauté que le Créateur nous a donnés, sans avoir à faire rien d’autre que d’être. De laisser la vie être et se déployer à travers nous. Si nous voulons, pour exister, tirer de force le suc de la rose que nous sommes, nous mourons spirituellement : la rose est gratuite, ou elle n’est pas.

Mais nous sommes aussi comme des oiseaux, des instruments de musique. Si nous ne nous servons pas des cordes que Dieu a tendues en nous, et des maisons et des circuits pour le souffle dont il nous a bâtis, nous sommes comme des violons, des tambours et des flûtes laissés dans un coin jusqu’à ce qu’ils rejoignent la terre en pourrissant, sans jamais avoir donné leur chant ni créé de nouvelles harmonies avec les autres.

Au Jour dernier, sur la balance, nous seront comptés le poids de la rose que nous fûmes, intacte et lourde d’amour ou bien réduite à rien à force d’en avoir vendu les pétales ; et le poids des nids que nos chants entrecroisés auront suscités, avec leurs couvées. Une rose, un nid, même bien pleins demeurent bien légers… mais c’est précisément de cette plénitude sans pesanteur que le ciel est peuplé.

*

 

La braise et la pluie parlent

Jour de braise et jour de pluie dans mon corps et âme… Voici ma traduction d’un poème de Rainer Maria Rilke.

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Levez les yeux, vous, hommes ! Hommes, là, au feu,
vous qui connaissez le ciel infini,
interprètes des étoiles, par ici ! Voyez, je suis une nouvelle
étoile montante. Toute mon essence brûle
et rayonne si fort, elle est si extrêmement
complètement lumière, qu’à moi le profond firmament
ne suffit plus. Laissez ma splendeur entrer
dans votre existence : ô ces regards sombres,
ces cœurs sombres, destins nocturnes
qui vous remplissent. Bergers, combien seule
je suis en vous. Tout à coup, je deviens un espace.
N’êtes-vous pas stupéfaits ? le grand arbre à pain
jetait une ombre. Oui, elle venait de moi.
Ô vous, intrépides, si vous saviez
comme maintenant, sur vos visages qui regardent,
brille l’avenir ! Dans cette puissante lumière
beaucoup de choses arriveront. À vous je fais confiance, car
vous êtes retirés ; à vous, authentiques degrés,
tout ici parle. La braise et la pluie parlent,
le trait de l’oiseau, le vent et ce que vous êtes,
rien ne prédomine, ne se gonfle en vanité,
ni ne s’engraisse aux dépens. Vous ne retenez pas
les choses dans l’interstice de votre thorax
pour les y torturer. Ainsi qu’une joie
par un ange afflue, à travers vous se presse
le terrestre. Et si tout d’un coup
s’enflammait un buisson d’épines d’où, encore,
pouvait vous appeler l’Éternel, si des Chérubins
daignaient près de votre troupeau
aller et s’avancer, vous n’en seriez pas étonné :
vous tomberiez face contre le sol,
en prière, et appelant la terre.

Mais cela fut. Maintenant du nouveau doit être,
qui va dilater l’orbe de la Terre.
Que nous est une ronce ? Dieu se projette
dans le sein d’une vierge. Je suis la lumière
de sa profondeur, qui vous conduit.

Rainer Maria Rilke, Annonce aux bergers (ma traduction, de l’allemand)

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Achoura, sortie de la mort par la mer du Parler

Maryam et le peuple louant Dieu par des chants, des danses et le tambourin, après le passage de la mer du Roseau (Exode chap.15), image Alina Reyes

 

Aujourd’hui je jeûne Achoura, n’ayant pu le faire avant-hier. Mohammed a souhaité célébrer la victoire de Moïse et de son peuple à la traversée de la mer Rouge (mer du Roseau), pour marquer son lien avec le peuple juif et l’universalité de l’islam, dans le temps comme dans l’espace. Je prie pour qu’advienne ce qui doit advenir, que toute l’humanité finisse par constituer ce peuple sauvé des eaux. Et je donne ma traduction bien particulière et mes commentaires (dans Voyage) des passages de la Bible (chapitres 13 et 14 de l’Exode) qui racontent cet événement.

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13

17. Il advint, lorsque Pharaon envoya le peuple, que Dieu ne les conduisit pas sur la route du pays des Philistins, bien qu’elle fût proche. Car Dieu dit : il ne faudrait pas que le peuple change d’avis en voyant se profiler les combats, et retourne en Égypte. 18. Dieu fit faire au peuple un détour par la voie du parler, la mer du Roseau. Et c’est armés que montèrent les fils d’Israël du pays d’Égypte.

19. Moïse prit avec lui les ossements de Joseph, car ce dernier avait fait jurer, jurer les fils d’Israël, disant : «  Il vous cherche, il viendra vous chercher, Dieu, et vous ferez monter mes ossements d’ici, avec vous. »

20. Ils partirent de Soukkot, « Tentes », et campèrent à Étam, au bout du parler.

21. Le Seigneur marchait devant leur visage, le jour en colonne de nuée pour les conduire sur le chemin, la nuit en colonne de feu pour les éclairer, et marcher jour et nuit. 22. Elle ne se retirait pas, la colonne de nuée, le jour, ni la colonne de feu, la nuit, devant le visage du peuple.

 

Moïse est allé voir Pharaon, a déployé tous les prodiges de Dieu, mais Pharaon s’est extraordinairement entêté, comme font les hommes devant la voie de la raison et de la vie. Malgré tous les fléaux qui ont alors frappé l’Égypte, il a refusé de changer de comportement, comme nous le faisons aujourd’hui malgré tous les fléaux qui frappent notre monde. Après la mort de tous les premiers-nés du pays, Pharaon a finalement accepté que Moïse emmène son peuple. Moïse a reçu les prescriptions pour célébrer la Pâque, et les voici qui partent, six cent mille hommes avec leur famille, leur bétail, et la pâte à pain qui n’a pas eu le temps de lever.

Au verset 18, je traduis le mot midbar par le parler. Ce mot a trois sens : 1) prairie, pâturage ; 2) désert ; 3) action de parler, le parler. Et sa racine, c’est le verbe davar, parler. N’est-il pas intéressant qu’il désigne à la fois un pâturage et un désert ? C’est que la parole de Dieu nourrit, et en même temps envoie au désert.

La « mer Rouge » s’appelle en vérité « mer du Roseau » parce que le roseau parle – tous les contemplatifs le savent, la voix de Dieu passe par lui, et les mystiques soufis écoutent le souffle du Créateur et les soupirs de la créature via le ney, la flûte de roseau. La mer du Roseau est la mer du parler, donc de la Présence qui ouvre à l’extase, à la sortie de soi, tel le bateau ivre de Rimbaud dans le « Poème de la Mer ».

Dieu sait qu’il ne peut envoyer le peuple directement au combat, il reculerait. Il l’arme donc de sa parole, qui dépouille des vieilles habitudes et en même temps donne courage pour partir. Bien entendu le peuple retombera à toute occasion dans son désir de retrouver refuge dans quelque servitude, et pour l’en sortir la parole de Dieu se fera toujours plus précise, dans l’établissement de la Loi et des Commandements.

Pourtant quelle aventure, de marcher ainsi nuit et jour, guidé par Dieu dans la colonne de nuée et la colonne de feu. Que peut-on vivre de mieux ?

 

14

1. Le Seigneur parla à Moïse, lui disant : 2. « Dis aux fils d’Israël de revenir camper à la face de Pi-Hahirot, « Ma Bouche des canaux », entre Migdol, « Tour », et la mer, à la face de Baal Cephon, « Seigneur Défend ». Devant lui vous camperez, au-dessus de la mer. 3. Pharaon dira des fils d’Israël : « Ils sont égarés dans le pays, le parler s’est fermé sur eux. » 4. Je renforcerai le cœur de Pharaon, il les poursuivra, et je serai glorifié en Pharaon et toute son armée : ils sentiront, les Égyptiens, que je suis le Seigneur ! » Ainsi firent-ils.

5. On raconta au roi d’Égypte que le peuple s’était enfui. Alors se retourna le cœur de Pharaon et de ses serviteurs au sujet du peuple. Ils dirent : « Qu’avons-nous fait là, d’envoyer Israël hors de notre service ? » 6. Il attela son char et prit son peuple avec lui. 7. Il prit six cents chars d’élite et tous les chars d’Égypte, avec des officiers sur chacun.

8. Le Seigneur renforça le cœur de Pharaon, roi d’Égypte, et il poursuivit les fils d’Israël. Or les fils d’Israël s’en sortirent la main haute.

9. Les Égyptiens les poursuivirent et les atteignirent alors qu’ils campaient au-dessus de la mer – tous les chevaux, les chars de Pharaon, ses cavaliers et son armée, devant Pi Hahirot et à la face de Baal Cephon. 10. Pharaon fit approcher, et les fils d’Israël levèrent leurs yeux : voici, l’Égypte marchait derrière eux ! Ils eurent très peur, les fils d’Israël, et ils crièrent vers le Seigneur. 11. Ils dirent à Moïse : « Est-ce parce qu’il n’y a plus nul tombeau en Égypte que tu nous a pris pour mourir dans le parler ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? 12. N’est-ce pas là la parole que nous te parlions en Égypte,  disant : Laisse-nous servir les Égyptiens, car il est bon pour nous de servir les Égyptiens, plutôt que de mourir dans le parler. »

13. Moïse dit au peuple : « N’ayez pas peur ! tenez-vous ! et vous verrez le salut que le Seigneur fera pour vous aujourd’hui : les Égyptiens que vous voyez aujourd’hui, vous ne les verrez plus jamais, de toute l’éternité ! 14. C’est le Seigneur qui combattra pour vous. Et vous, vous vous tairez. »

15. Le Seigneur dit à Moïse : « Pourquoi cries-tu vers moi ? Dis aux fils d’Israël de partir. 16. Toi, lève ton bâton, étends ta main sur la mer et fends-la, que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer à pied sec. 17. Et moi, me voici : je vais renforcer le cœur des Égyptiens, ils entreront derrière eux, et je ferai sentir mon poids dans Pharaon et toute son armée, dans ses chars et dans ses cavaliers. 18. Ils vont sentir, les Égyptiens, que je suis le Seigneur, quand je vais me glorifier en Pharaon, ses chars et ses cavaliers ! »

19. L’Ange de Dieu, qui marchait au visage du camp d’Israël, partit et passa derrière eux. Et partit de devant leur visage la colonne de nuée, pour se tenir derrière eux. 20. Elle vint entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Ce fut la nuée et la ténèbre, et elle illumina la nuit. Et celui-ci ne s’approcha pas de celui-ci de toute la nuit.

21. Moïse étendit sa main sur la mer. Et le Seigneur fit aller la mer dans un puissant souffle d’en avant, toute la nuit. Il mit la mer à sec et fendit les eaux.

22. Les fils d’Israël entrèrent au milieu de la mer à pied sec, les eaux via eux formant rempart à droite et à gauche.

23. Les Égyptiens les poursuivirent, et entrèrent derrière eux tout cheval de Pharaon, son char et ses cavaliers, dans le milieu de la mer.

24. Et il advint, dans la veille du matin, que le Seigneur, en s’avançant dans la colonne de feu et de nuée, regarda vers le camp des Égyptiens, et confondit le camp des Égyptiens. 25. Il enraya la roue de ses chars, rendant leur conduite lourde. Les Égyptiens dirent : « Fuyons de la face d’Israël, car c’est le Seigneur qui combat pour eux contre les Égyptiens ! »

26. Le Seigneur dit à Moïse : « Étends ta main sur la mer, que retournent les eaux sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers ! »

27. Moïse étendit sa main sur la mer, et revint la mer, aux tournants du matin, via son impétuosité. Les Égyptiens s’enfuirent à sa rencontre, et le Seigneur secoua les Égyptiens au milieu de la mer. 28. Retournèrent les eaux, couvrant les chars et les cavaliers via toute l’armée de Pharaon, qui était entrée derrière eux dans la mer. Il n’en resta pas un seul.

29. Les fils d’Israël marchèrent à pied sec au milieu de la mer, les eaux via eux formant rempart à droite et à gauche. 30. Le Seigneur en ce jour sauva Israël de la main des Égyptiens, et Israël vit les Égyptiens morts sur la langue de la mer. 31. Israël vit la grande main que le Seigneur avait déployée contre les Égyptiens, et le peuple craignit le Seigneur, et ils eurent foi en le Seigneur, et en Moïse son serviteur.

 

C’est un grand récit d’accouchement spirituel et de consécration. Dieu accouche son peuple, et ce faisant le consacre peuple de Dieu, comme il l’avait promis à Abraham. La consécration s’opère dans la séparation que Dieu réalise entre « celui-ci » et « celui-ci » (v.20), entre le camp de la mort et celui de la vie. Dieu sépare son peuple, et ce faisant l’unit, le fait communier par lui et avec lui dans une même aventure. Il le sépare et le libère de l’esclavage qu’est le monde. Dieu révèle où est le véritable esclavage, quelle est la véritable libération.

Les esclaves sont d’abord, en vérité, les hommes qui vivent selon le monde. Ils ne veulent pas obéir à Dieu, ils ne veulent pas Le reconnaître, mais ils veulent conserver sous leur main son peuple, et via son peuple l’asservir Lui, le Seigneur. L’envie qui s’ignore, la jalousie inavouée, le dépit de ne savoir servir Dieu ont toujours été motifs de haine envers ceux qui sont ses amis, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans. Motifs de l’antisémitisme qui continue plus que jamais à vivre, se manifester et agir secrètement derrière tant de faces bon teint, contre les « sémites » par l’esprit : quelle que soit leur religion les proches de Dieu, du Dieu Unique.

Plus Pharaon et ses serviteurs s’obstinent à Le contrarier, plus ils s’abusent sur son parler (v.3), plus les Égyptiens ont et auront à sentir (v.4) que Je Suis est le Seigneur. C’est même lui, Dieu, qui les pousse en ce sens, sur cette pente stupide qui est la leur, afin de leur ouvrir les yeux sur le caractère dérisoire de leur entêtement : la mer en les engloutissant ne fera qu’imager le fait qu’ils sont bornés et se promettent au néant.

Et voici que le peuple hébreu, lui aussi, se met à avoir peur et reculer. Ils ne comprennent plus, alors ils perdent la foi, leur regard devient borné, ils ne voient pas au-delà de leurs limites, ils oublient la valeur du temps, ils oublient que Dieu est en avance d’eux et qu’il voit, lui, ce qu’ils ne voient pas. Débâcle dans les membres. Ils préfèrent servir le monde plutôt que de mourir au désert, où les a conduits le parler de Dieu, où il les a conduits pour les faire mourir et revivre, libérés. Mais leur foi est  faible, ils ne voient pas plus loin que leur désir de se maintenir tant bien que mal dans un monde auquel il leur faut faire sans cesse allégeance.

À partir du verset 19, à partir du moment où Dieu prend complètement en main les opérations, tout se passe dans un ordre de perfection liturgique. Les mouvements sont précis. L’ange, la colonne de feu et de nuée, la ténèbre et la mer accomplissent leur office, réglé comme sur du papier à musique. Le peuple participe en avançant, « les eaux via eux formant rempart à droite et à gauche » (versets 22 et 29), comme si leur avancée ouvrait à mesure les eaux.

Finalement les Égyptiens meurent « sur la langue de la mer », la langue du mensonge. Et nous savons que c’est en chaque homme que l’ « Égyptien » doit mourir. Que s’il ne meurt pas par conversion, pour naître en Dieu et trouver la vie éternelle, il trouvera la mort éternelle (« vous ne les verrez plus jamais, de toute l’éternité ! ) (v.13) par retour de la mer sur lui : tué par son propre mensonge, l’éternelle répétition de son péché, de son entêtement, de son aveuglement.

Et nous savons aussi que l’histoire du salut nous est offerte, que nous pouvons à tout moment y entrer et en être. Que nous pouvons la reparcourir depuis ses débuts jusqu’à son accomplissement dans le Christ et dans l’attente participante de son retour en gloire. C’est pourquoi nous sommes tellement bienheureux : avant de commencer à nous laisser élever en compagnie de Moïse en enfants de Dieu, nous entonnerons avec lui son grand cantique de louange au Seigneur.

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