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prière
Ma première prière du vendredi à la mosquée
Il est bon d’aller à la mosquée voilée. Jusqu’au cœur du temple les insinueurs veulent vous arracher le voile mais Dieu rend leur voix inaudible et vous ouvre de Son chant le ciel.
« Aux grandes heures de prière, pendant la célébration des mystères cosmiques, bien que les hiérogrammes sacrés ne soient murmurés qu’à voix basse dans l’immense coupole souterraine, il s’accomplit à la surface de la terre et dans les Cieux un phénomène acoustique étrange.
Les voyageurs et les caravanes qui errent au loin dans les rayons du jour ou dans les clartés nocturnes s’arrêtent, hommes et bêtes, anxieux écoutant. »
Saint-Yves d’Alveydre
Je suis allée hier pour la première fois à la grande prière du vendredi. À deux pas de chez moi, portée sur un tapis volant. La Grande Mosquée de Paris est fermée au public ce jour-là. J’y suis entrée mon voile déjà posé sur mes cheveux. Je suis descendue à la salle des ablutions, j’ai dit salam alaykoum aux femmes qui se trouvaient là, beaucoup de bonheur se faisait déjà sentir. J’ai retiré mon imperméable, mon voile et mes chaussures, j’ai invoqué le nom de Dieu, j’ai procédé aux ablutions (les mains, la bouche, le nez, le visage, les avant-bras, les cheveux, les oreilles, les pieds), j’ai prononcé l’attestation de foi, j’ai remis mes chaussures, mon imperméable et mon voile, mon foulard de danse noir trouvé à Istanbul, en l’arrangeant de mon mieux pour qu’il tienne correctement pendant la prière. Toutes les femmes faisaient de même, c’était sensible et beau. Je suis remontée, j’ai suivi le mouvement vers le jardin du patio. À cause de la foule du vendredi, la prière avait lieu là, au lieu de la salle des autres jours. Beaucoup de femmes étaient déjà installées sur les tapis disposés dans les déambulatoires autour du jardin, beaucoup ont continué à arriver, certaines même pendant le prêche de l’imam, qui a lieu avant la prière commune. Les plus jeunes sont volontiers plus strictement voilées que les plus anciennes, lesquelles sont vêtues de façon plus souvent colorée, et portent des foulards encadrant plus souplement le visage, certaines même l’ayant remplacé par un autre couvre-chef. J’ai marché jusqu’au fond, je me suis déchaussée, installée dans un carré à ciel ouvert. Le temps était humide, gris et doux, un léger vent agitait les palmes des palmiers, des femmes priaient à voix basse, tout était splendide à crier de joie.
J’ai commencé à faire ma prière, les deux rekâas personnelles que chacun doit faire en arrivant à la mosquée, avant la prière en commun. Maintenant je connais bien l’enchaînement des gestes, je récite aisément Al-Fatiha et Al-Ikhlas, je ne connais pas encore bien toutes les formules ni Attachaoude alors je remplace cette dernière par la répétition de l’Achada. Les ablutions, les gestes, les postures – debout, inclinaisons, prosternations, les récitations, tout cela rend la prière très physique, met le corps au service de l’esprit et rend le corps spirituel, oui, comme si le tapis était tout à la fois bien au sol et en train de léviter, avec votre être en joie porté vers le Très-Haut.
Des femmes continuaient à arriver, remplir l’espace, prier. Du côté des hommes la place devait être pleine car certains arrivaient maintenant devant nos rangs, s’installaient dans le jardin, dans les espaces qui restaient. Le temps passait lentement, merveilleusement, avec les oiseaux qui voletaient ou se perchaient et observaient notre assemblée recueillie. L’imam invisible a commencé son prêche, en arabe, entrecoupé de quelques phrases en français. Il a parlé du pèlerinage, dit que les rites n’étaient pas instaurés par les hommes mais venaient de Dieu – j’ai trouvé cela si juste. Contraste musical intéressant entre l’expression vigoureuse de son prêche et les lectures déchirantes qui l’entrecoupaient.
Appel à la prière, répété. Prière commune, dite en ce jour à voix haute par l’imam. Des ablutions jusqu’à la dernière formule, au dernier geste, c’est une montée splendide, montée vers Dieu et montée dans la communion de l’assemblée. L’islam déchire le ciel, il descend dans chaque cœur et le fend, l’arrose comme une petite graine, et voici que de la terre éclot la très fraîche verdure.
Douceur du cœur
La nuit nous avons parlé doucement jusqu’à trois ou quatre heures. Aujourd’hui il y a eu une tempête de sable à Marrakech, me dit-il. Il me rappellera pour me faire entendre le muezzin.
À la mosquée A m’a apporté de nouveaux petits livres, dont un sur le Paradis, auquel elle est particulièrement attachée. Et nous y étions déjà, au paradis, assises sur le tapis après la prière, à parler de prière et de choses de Dieu et de petits projets.
C’est étrange de changer de façon de prier, mais au fond cela ne change pas vraiment, j’étais pareille la première fois que je suis allée au carmel et qu’il m’a fallu apprendre les gestes et la diction. Et bien sûr une fois qu’ils sont intégrés ils deviennent tout naturels. Être musulmane cela ressemble à être carmélite, j’étais si heureuse au carmel ! Prier cinq fois par jour dans les formes je n’y suis pas encore, je ne me presse pas mais cela viendra vite et je sais que c’est bon, c’est comme soutenir le temps ensemble, chacun, chacune avec ses cinq bras.
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N’avaient-ils donc pas de nom ?
J’ai appris là que le Président de la République venait de reconnaître la « répression sanglante » du 17 octobre 1961.
Les intervenants à la tribune s’en sont félicité, et ont rappelé qu’il fallait maintenant obtenir l’ouverture des archives, afin que les historiens puissent faire leur travail. Souvent je pense qu’on ne sait même pas combien d’hommes sont morts ce jour-là et les jours suivants. Cent cinquante ? Deux cent cinquante ? N’avaient-ils donc pas de nom ?
Sous le feu rouge au milieu du pont un jeune homme téléphonait et pleurait, pleurait, pleurait.
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Tout à l’heure, pont Saint-Michel, photos Alina Reyes
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Du passé, du présent, de l’avenir
Ceux qui comme Charlie Hebdo vivent dans l’ordure morale méprisent les Roms parce qu’à travers leur saleté matérielle ils ont peur de se voir eux-mêmes au dépotoir. Ils sont nombreux, les propres sur eux, à être au-dedans un capharnaüm ou même un cloaque. On sait où finit l’ordure. Qui ne veut pas l’y suivre, qu’il s’en défasse.
Ce sont toujours ceux qui ont grandi et vécu à l’abri qui veulent apprendre à vivre aux pauvres. Un peu comme si les politiciens écologistes voulaient apprendre la nature aux Sioux. Ou comme si les abstinents sexuels voulaient apprendre la sexualité aux pratiquants. Comme si je voulais apprendre à un peintre à peindre, parce que j’ai contemplé des tableaux et acheté quelques tubes de gouache. Ce dont l’homme n’a pas l’expérience, ce qu’il n’a jamais enduré ni connu, il s’imagine volontiers que nul n’en est capable sinon selon la science abstraite que lui-même peut en avoir, et qu’il veut infliger à qui elle ne servira strictement à rien.
Il me reste à apprendre la troisième prière, At-Tachaoude. Al-Fatiha, je la dis en m’endormant et en me réveillant, dans la journée aussi, je laisse la parole se mettre en place dans mon corps, jusqu’au moment où elle exigera que j’y joigne les gestes. Le Christ est avec moi dans la paix et la lumière de l’islam, nous aimons le Prophète et ses amis, nous avons foi en ce qui vient.
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