Je n’ai pas d’adversaire. Les gens intelligents et bons, je les admire et je les aime, en aucun cas je n’en fais mes adversaires. Quant aux imbéciles qui se croient intelligents, et pire, qui le font croire, je peux les prendre pour punching-ball, mais un punching-ball n’est pas un adversaire, seulement un idiot utile à l’athlète, en l’occurrence à l’athlète du combat intellectuel et spirituel : ce n’est pas l’imbécile que je combats, c’est l’imbécilité et la mauvaiseté.
Sylvain Tesson a écrit un non-livre sur Homère, qu’il a non-lu, et pour cause : il n’est qu’un barbare, diraient les Grecs de l’Antiquité, c’est-à-dire quelqu’un qui ne parle pas le grec. Prétendre écrire un livre sur un poète qu’on ne peut lire, est la première monumentale imposture de cet « aventurier ». Il ne dit rien de son ignorance, laisse au contraire planer l’idée qu’il serait helléniste, en prétendant dès les premières lignes : « Pendant des mois, je respirais au rythme homérique, entendais la scansion des vers ». Il n’entendait rien, n’entendant pas le grec, et ne pouvait donc pas respirer au rythme de ce qu’il ne pouvait entendre. La meilleure traduction du monde ne saurait permettre de connaître ce qui se passe dans la profondeur de la langue d’un poète, ni d’entendre la sonorité et le rythme de son poème. Cette première imposture joue de bien mauvais tours à Tesson, nous y reviendrons.
La deuxième monumentale imposture de cette aventure est le fait, qui éclate aussi dès les premières lignes, que Tesson ne connaît rien, vraiment rien, à son sujet. D’emblée, il situe Homère « il y a deux mille cinq cents ans », pêle-mêle avec « quelques penseurs, des philosophes » (apprécions le flou), confondant dans une seule période tous les Grecs. En réalité, Homère a composé l’Odyssée au VIIIe siècle avant notre ère – d’ailleurs le fait est mentionné plus tard dans un paragraphe savant du livre. Ce qui n’empêche pas Tesson de répéter son ignorance au moins trois fois en parlant des « deux mille cinq cents ans » d’Homère. Comment est-ce possible ? Soit Tesson ne sait pas du tout compter, au point de croire qu’entre le vingt-et-unième siècle après notre ère et le huitième avant notre ère ne se sont écoulés que deux mille cinq cents ans. Soit il n’est pas le seul auteur de son livre – et il ne s’est même pas donné la peine de lire les passages rédigés par l’auteur qui en sait plus que lui, afin d’harmoniser un peu le tout. Voilà la troisième grosse imposture.
La quatrième énorme imposture tient au sens de son livre. Facilement résumable en trois mots : « en même temps ». Lui-même les dit, et entre guillemets, pour bien évoquer le macronisme de la chose (Macron a d’ailleurs apprécié, lui envoyant une lettre dithyrambique sur son livre, preuve s’il en était besoin qu’il est tout aussi faux, ignorant et sot que Tesson ; des qualités qui marchent par les temps qui courent, puisque Macron est devenu président, et le livre de Tesson l’essai le plus vendu l’année de sa parution). En même temps quoi ? Eh bien, nous, les hommes, nous sommes les jouets des dieux, et en même temps, chacun sa merde, démerdez-vous (du sous-Spinoza, louchant vers l’ultra-individualisme ultralibéraliste). Voilà toute la philosophie qu’il trouve chez Homère. Et qu’il répète, et qu’il radote – c’est d’un tel ennui que je reconnais avoir survolé pas mal de passages. En fait il ne lit pas Homère, il se sert d’Homère pour asséner sa pensée de droite et d’extrême-droite, mâtinée de considérations écologiques.
Tesson se sert d’Homère pour taper sur Bourdieu et sur les universitaires.
Tesson se sert d’Homère pour taper sur les religions révélées, et en même temps pour christianiser Homère (« le verbe se fait chair », la rédemption, etc.) – qu’est ce qui reste donc ? Que Tesson se sert d’Homère pour taper sur l’islam (« les mahométans », comme il dit), voire sur le judaïsme – mais prudemment, sans le dire ouvertement (c’est que Tesson ne fait pas partie des héros, quoiqu’il les admire tant, nous allons le voir).
Tesson se sert d’Homère pour exprimer son sexisme, là aussi à bas bruit : Athéna, qui est le grand dieu et la grande déesse homérique, n’est mentionnée par lui que lorsqu’il ne peut faire autrement, et quand il y ajoute son commentaire, la plupart du temps c’est avec mépris et en tentant de rabaisser sa condition, parlant de crépage de chignon entre Athéna et Aphrodite, estimant qu’elle a pour Ulysse « une affection de mère amoureuse », la désignant comme déesse de la ruse (alors qu’elle est celle de la sagesse et de la stratégie militaire). Pour Tesson, Zeus le père est le dieu d’Homère, et tant pis si en vérité c’est Athéna qui occupe cette place dans la pensée du poète. On n’en est pas à une trumperie littéraire près.
Tesson tisse donc sa grossière toile à sa façon, sans se soucier d’Homère, dans son simili-style-grand-siècle, son style ranci et épate-bourgeois au possible (mais parfois plus neutre – de la main de l’autre auteur ?), et comme les bourgeois balzaciens, endossant les dépouilles des nobles, s’installaient dans leur mobilier conçu pour un tout autre univers que le leur, les fausses élites de notre époque et leurs suiveurs s’empressent de s’admirer dans la prose et les poses de Tesson comme dans ces selfies truqués, avec filtres et effets, qu’on poste sur les réseaux sociaux.
Tesson se sert d’Homère pour se rêver en héros, rabâcher sa hantise de « l’égalitarisme », vanter « l’inégalité naturelle ». Déplorant cette « philosophie égalitariste » qui a « porté au pinacle le faible à la place du guerrier », se lamentant du fait que « dans l’Occident du siècle xxi, le migrant ou le père de famille, la victime ou le démuni seront dignes du podium ». Pauvre petit fils à papa, né avec une place toute faite ou si facile à se faire, de par sa naissance, dans la société, et qui sait bien qu’il n’a même pas l’héroïsme d’un migrant, d’un père de famille, d’une victime ou d’un démuni. Et qui ne voit pas que les héros d’Homère sont tous des voyageurs partis dans la précarité, comme les migrants qui traversent aujourd’hui la même Méditerranée, des pères et des mères de famille soucieux de leurs enfants, des nobles que leur esprit d’aventure transforme en victimes et en démunis – sans quoi ils ne seraient pas des héros. Où éclate l’humanité d’Homère, éclate l’inhumanité de Tesson.
Sylvain Tesson a choisi de ne pas avoir d’enfants mais aime à entretenir une réputation de séducteur, sans songer que plus d’un qui se flatte d’aventures sexuelles est en vérité incapable d’engendrer. Il est un admirateur déclaré de Matzneff, qui le fascine. Vieille histoire : son père, Philippe Tesson, qui le protégeait déjà dans les années 60, disait de lui l’année dernière : « Nous savions qu’il défendait la pédophilie, cela ne nous choquait pas ». Admiré de Macron et de Sarkozy comme de Redoine Faïd ou de Robert Ménard, il est le champion des incultes, des imposteurs et des petits qui se rêvent grands. Comme tous ceux qui se prennent pour des élites, il est intrigué pourtant par le fait qu’Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Il y a là quelque chose qui ne concorde pas avec leur propre conception de la supériorité. Alors ils trouvent une explication plus ou moins alambiquée – Tesson y va d’Heidegger et de son Dasein. Heidegger et sa philosophie d’une supériorité d’une race, ça les rassure. Le porcher d’Ulysse serait en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, l’ami noir des racistes. Mieux, il serait divin sans en être conscient, comme la bête. Que tous, toutes et tout puissent être divins chez Homère, ils ne le comprennent pas, ne veulent pas le comprendre.
Et à propos des épithètes homériques, Tesson commet l’une des plus grosses bourdes de son livre. Paraphrasant, sans le dire, une remarque de Jacottet qu’il interprète de travers, il prétend qu’Homère change ses épithètes en fonction des besoins de son vers. Certes cela arrive, mais les exemples qu’il donne sont complètement faux, et cela parce qu’il ignore le grec. Tantôt, dit-il par exemple, Homère qualifie Athéna de déesse aux yeux de chouette, tantôt de déesse aux yeux pers. Mais non ! C’est un seul et même mot, en grec, qu’on traduit différemment, car il a tous ces sens à la fois, ainsi que « aux yeux brillants », entre autres. Et il multiplie la même erreur pour d’autres figures, comme Poséidon. Il a beau vanter les « vers éternels » d’Homère, la vérité est qu’il ne peut ni les lire, ni les comprendre.
Bluffe-t-il autant quand il raconte ses aventures de riche dans les montagnes et sur les routes du monde ?