Qui a falsifié Homère ?

En novembre 2000, j’ai donné dans le cadre de l’Université de tous les savoirs une conférence que j’ai intitulée « 2001, l’Odyssée d’Éros. Entre monts et merveilles, répression et régression ». J’y comparais le destin de l’humanité en ce début de vingt-et-unième siècle au voyage d’Ulysse dans un monde comparable à notre univers dit virtuel. Quelques années plus tard, alors que j’avais une relation virtuelle avec Philippe Sollers, je lui parlai de l’Odyssée. Il réagit par l’ironie – c’était sa façon de ne pas accepter que je puisse penser, de se placer très au-dessus tout en me rabaissant comme, je le compris beaucoup plus tard, il l’avait déjà fait à mon insu en embauchant des copains et copines pour dénigrer mon travail dans la presse ou à la radio (notamment pour Au corset qui tue, Quand tu aimes, il faut partir, Lilith, Ma vie douce, La Vérité nue…). Sur le moment j’ai laissé pisser, les vanités de certains bonshommes me faisant plutôt sourire, sans vraiment m’atteindre. Mais aujourd’hui je ne souris plus en songeant que le bonhomme en question pourrait bien se tenir, par l’idée, non seulement derrière Sylvain Tesson et son livre ni fait ni à faire sur Homère, mais aussi derrière cette série d’Arte qui falsifie complètement le sens de l’œuvre du poète, comme je l’ai montré hier.

Il y a très longtemps que je me désintéresse du triste Sollers, n’ayant que trop vu ce qu’il y avait derrière la façade. Mais le soupçon m’étant venu de sa manipulation autour d’Homère, j’ai fait un tour sur Google, voir où il en était. Et j’ai vu qu’il était l’auteur d’un « éloge du porc » dans lequel il dit notamment « demandez donc à ma femme de vous préparer un rôti de porc ». Tellement élégant. Il a vanté le porc au moment de #BalanceTonPorc, déclarant à France Inter (où il disait aussi, tout récemment, qu’il faut se taire sur les affaires privées, même en cas de harcèlement ou d’inceste – décidément cette radio, qui embaucha aussi Sylvain Tesson pour dire n’importe quoi sur Homère, n’est pas dégoûtée) que « la Française a baissé de niveau depuis le XVIIIe siècle ». Se sent-il donc visé comme porc, pour produire cet éloge où se mirer ? Le vieux notable se croit malin en affichant son beaufisme, ajoutant au sexisme le racisme d’une allusion aux religions qui interdisent la consommation de porc parce qu’elle serait, selon lui, érotique (l’érotisme des catholiques, il est vrai, se porte plus sur les enfants, qu’ils prennent pour des rôtis du dimanche – mais chut, il ne faut pas en parler). Quelle intention derrière cet éloge du porc, comme derrière l’affichette apposée en vitrine de tel restaurant de quartier, tout près de la Grande mosquée de Paris : « ici on aime le porc » ? La question elle est vite répondue, comme dit le génie des réseaux.

N’est-ce pas la même intention qui se cache derrière cette série d’Arte qui réussit à faire ce que Circé n’a pu faire : transformer Ulysse en porc ? Plus explicitement : transformer le pieux Ulysse en athée acharné à « libérer » les hommes du divin ? Quels esprits s’agit-il de « libérer » ainsi, en vérité d’endoctriner ? Ceux du grand public, et des collégiens auxquels la série est destinée – les collégiens non-croyants qu’il s’agit de conforter dans leur rejet de la foi et des croyants, et bien sûr les collégiens croyants, et spécialement les collégiens musulmans. La ficelle est très grossière, à l’image du manipulateur. Si ce n’est Sollers, c’est l’un de ses semblables – ils sont légion dans le milieu, où n’ont droit de cité que ceux et celles qui sont comme eux, copains comme cochons. Et trop bêtes pour se rendre compte qu’à vouloir ainsi forcer les esprits, ils ne font que la même politique que ceux qu’ils entendent combattre, les islamistes intégristes, et renforcent les autres dans le rejet de leur idéologie frauduleusement dominante. On n’instaure pas la liberté en minant le pays de pièges, en régnant par le mensonge, le mépris, les coups bas, les falsifications. On n’instaure pas la liberté, on l’invite, et pour cela on nettoie la maison, on débroussaille, on déterre les cadavres intellectuels, on fait place à la lumière, que certains écrivent Lumière – et c’est bien leur droit.

Combat pour la vérité : réflexion après avoir regardé Acquitted. Et après 224 « commentaires désactivés » sur l’obésité

AcquittedJ’ai regardé en trois jours les deux saisons de l’excellente série norvégienne Acquitted. Extrêmement attachée aux personnages des deux frères Aksel et Erik, et principalement du rejeté, Aksel, dans un phénomène d’identification plus puissant que je n’en ai jamais connu en regardant d’autres séries ni même en lisant des romans, il me semble. Et sans dévoiler la fin, je dois dire qu’elle m’a mise dans une grande colère contre les scénaristes qui ont fait commettre, dans les dernières minutes, une grave erreur à l’un des deux. Je n’arrêtais pas d’y penser, de penser à la responsabilité de l’auteur quand il conte une histoire.

Et puis au fil des heures je me suis dit que cette erreur était malgré tout bénéfique, puisqu’elle permettait (d’après la libération qu’on aperçoit – je n’en dis pas plus pour ne pas spoiler) de faire enfin la vérité. Évidemment si les salopard·e·s de l’histoire n’avaient pas été des salopard·e·s, ou avaient cessé de l’être, l’établissement de la vérité n’aurait pas eu un prix aussi élevé, ni pour les innocents, ni pour les coupables. Mais c’était bien le but du protagoniste, l’établissement de la vérité. J’étais en colère aussi qu’il n’y ait pas de saison 3, qui aurait pu permettre de voir clairement comment justice allait être faite. C’est ainsi, à chaque spectateur de finir l’histoire, dans sa tête et dans sa vie. Une histoire très significative en ces temps de grand dévoilement des barbaries intrafamiliales et sociales, et de tous abus commis dans le mensonge et le secret.

Je ne change pas vraiment de sujet en parlant de l’obésité, qui était pour ma mère un moyen de manifester son désir de prendre beaucoup de place et, ainsi, de dominer abusivement. Certes les obèses n’ont pas tous la même motivation et beaucoup d’abuseurs ne sont pas obèses, mais comme toute maladie, l’obésité n’est dénuée de sens pour personne. Les ressorts psychologiques et sociaux de l’obésité sont nombreux et l’ « épidémie » d’obésité fait partie des maladies du siècle symptomatiques, entre autres, de milieux familiaux et sociaux abusifs. C’est une grave erreur de considérer l’obésité comme une différence comparable à la différence des sexes, des couleurs de peau ou des tailles, qui sont purement génétiques et ne sont en rien des maladies. On sait que l’obésité est un grave et coûteux problème de santé publique, et si on ne veut pas la considérer en elle-même comme une maladie, comme pour d’autres addictions, il est indéniable qu’elle crée maintes autres fragilités et maladies. J’avais écrit ce matin sur le site de 20 minutes, à la suite d’un entretien avec une jeune femme obèse qui demandait à voir davantage de personnes grosses à la télé, ce commentaire :

Screenshot_2021-01-25 Daria Marx juge « terrible de ne jamais voir quelqu’un qui vous ressemble »

Resté longtemps « en attente de modération », alors que des commentaires plus récents étaient publiés, mon commentaire n’est finalement jamais passé… car tous les commentaires, qui allaient majoritairement dans le même sens que le mien, ont carrément été désactivés sur cet article ! Le combat pour la vérité a décidément des adversaires déterminés, même quand ils affichent les meilleures intentions du monde, voire y croient.

Vérité et mort

 

La vérité peut faire si peur que certaines personnes préfèrent affronter la mort.

Pourtant ce n’est pas une bonne façon de mourir que de mourir sans avoir fait la vérité. Ni pour soi, ni pour les autres.

Et ce n’est pas non plus une bonne façon de vivre que de continuer à vivre en continuant à occulter la vérité, aux dépens d’autrui. Ce n’est pas une bonne façon : d’une part parce qu’on fait ainsi du mal, à autrui et à soi ; d’autre part parce que c’est du temps où nous sommes vivants qu’il faut apprendre à bien mourir. Dans quel autre temps que celui où nous sommes vivants apprendrions-nous à être justes, ou simplement honnêtes, dans quel autre temps apprendrions-nous à quitter honnêtement notre carrière sur cette terre ?

Ce matin j’ai fini ma séance de yoga, une fois relevée de shavasana, la « posture du cadavre », une fois revenue en siddhasana, « posture parfaite », en prononçant le mantra Sat nam, qui signifie, en sanskrit, une identification avec la vérité. La mort ne fait pas la vérité. Seule la vie la fait.

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Satya, la vérité, par B.K.S. Iyengar et Yehudi Menuhin

Menuhin et Iyengar

Menuhin et Iyengar

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« Satya. Satya ou la vérité est la plus haute règle de conduite ou de moralité. Le Mahatma Gandhi disait : « La Vérité est Dieu et Dieu est la Vérité. » Comme le feu brûle les impuretés et affine l’or, ainsi le feu de la vérité purifie le yogi et brûle en lui toute impureté.

Si l’esprit émet des pensées de vérité, si la langue émet des paroles de vérité et si la vie tout entière est basée sur la vérité, alors l’homme est prêt pour la fusion avec l’Infini. La Réalité, dans sa nature fondamentale, est Amour et Vérité. Elle s’exprime à travers ces deux aspects. La vie du yogi doit se modeler strictement sur ces deux facettes de la Réalité. C’est pourquoi est prescrite ahimsa, qui est basée essentiellement sur l’amour. Satya suppose la vérité totale dans les pensées, les paroles et les actions. La non-vérité sous quelque forme que ce soit rejette le sadhaka hors de l’harmonie de la loi fondamentale de la vérité.

La vérité ne se limite pas au discours seul. Il y a quatre péchés du langage : insultes et obscénités, abus de confiance, calomnie ou fabulation, et enfin tourner en dérision ce que les autres tiennent pour sacré. Celui qui colporte des mensonges est plus venimeux qu’un serpent. La maîtrise de la parole permet de déraciner la malice. Quand l’esprit n’a de malveillance pour personne, il est plein d’amour à l’égard de tous. Celui qui a appris à retenir sa langue est parvenu à une grande maîtrise de soi. Quand cette personne parle, elle est écoutée avec respect et attention. On se souviendra de ses paroles car elles sont bonnes et vraies.

Quand celui qui est établi dans la vérité prie avec un cœur pur, alors les choses dont il a vraiment besoin viennent à lui : il n’a pas à courir après elles. L’homme qui est solidement établi dans la vérité reçoit le fruit de ses actions sans rien faire apparemment. Dieu, la source de toute vérité, pourvoit à ses besoins et veille sur son bien-être. »

B.K.S. Iyengar, Bible du Yoga, éd J’ai Lu

Le livre est préfacé par Yehudi Menuhin, qui fut un disciple d’Iyengar. J’ai déjà cité dans l’une de mes notes sur le Yoga un passage de sa préface, en voici un autre : « le respect de la vie, la vérité et la patience sont autant d’éléments indispensables pour permettre une respiration calme dans la paix de l’esprit et la fermeté de la volonté. »

 

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Porteurs de pensée et colporteurs de sottises. Lettre de Char à Rimbaud

 

caduceeÉcoutant George Steiner parler de la présence d’Héraclite chez René Char et notamment dans Fureur et mystère, je songe que le serpent de son poème « À la santé du serpent », que je perçois comme foudre et pythie-python delphique héraclitéennes, peut aussi évoquer le serpent de la santé, celui qui figure en double sur le caducée d’Hermès. Il se peut évidemment que Char ait aussi pensé pour son titre au serpent biblique, mais, comme je l’ai analysé, sa série d’aphorismes est avant tout héraclitéenne.

Dans un article de Libération de 2007, je lis que René Char avait projeté de réaliser un film qu’il aurait intitulé « Soleil des eaux ». Et les auteurs de l’article d’émettre l’hypothèse que ce titre pourrait venir d’un « psaume du Nouveau Testament » portant le même titre. De fait, il n’y a pas de psaumes dans le Nouveau Testament ; les psaumes se trouvent dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, et aucun ne s’intitule « Soleil des eaux ».

Nul d’entre nous ne sait tout, mais quand nous ne savons pas, nous ferions mieux de nous taire ; ou de vérifier ce que nous allons dire avant de le dire ou de l’écrire ; de reconnaître nos erreurs quand nous en avons fait ; et, last but not least, d’écouter les personnes qui s’avèrent avoir une connaissance que nous n’avons pas, sur tel ou tel sujet. Si les journalistes et les membres des jurys de concours, entre autres, se montraient capables de ce respect envers la vérité, le monde serait moins malade.

« Soleil des eaux », feu et fleuve, ça sonne très héraclitéen aussi. Et pourquoi pas rimbaldien ? « C’est la mer mêlée Au soleil ». Relisons la lettre que Char adressa à Rimbaud, et qui figure dans le même recueil que ses aphorismes, Fureur et Mystère (encore un titre très héraclitéen, sorte de transposition de la foudre et de la nature « qui aime à se cacher ») :

« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! »

« Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. »

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On peut aussi lire cette étude d’Alain Gaubert sur « au-delà des visibles emprunts, l’infiltration héraclitéenne, secrète et active » dans l’œuvre de René Char.

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