à Paris, photo Alina Reyes
« Malgré tous les efforts de l’accusation, tout le monde pouvait voir que cet homme n’était pas un “monstre” ; mais il était vraiment difficile de ne pas présumer que ce n’était pas un clown. Et comme une telle présomption aurait été fatale à toute l’entreprise, comme il était aussi assez difficile de la soutenir vu les souffrances qu’Eichmann et ses semblables avaient infligé à des milliers de personnes, ses pires clowneries passèrent quasiment inaperçues et l’on n’en rendit jamais compte. » Clowneries, ou, comme je les appelle dans Voyage, singeries de l’homme qui se ment.
« Il est dans la nature même du totalitarisme, et peut-être de la bureaucratie, de transformer les hommes en fonctionnaires, en “rouages” administratifs, et ainsi de les déshumaniser », écrit aussi Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. J’ai trouvé ces extraits de son livre, que je n’ai pas lu, sur internet, tout à l’heure en revenant du cinéma où je suis allée voir le film Hanna Arendt, dont j’ai aimé le caractère très incarné, la mise en place assez puissante des questions du mal et de la vérité. Aujourd’hui la thèse de la philosophe sur la banalité du mal est largement reconnue, l’histoire et le recul ont mis en évidence cette vérité qui fit scandale à l’époque. Les totalitarismes déshumanisent les hommes, notamment par la machine bureaucratique, en sorte qu’ils soient amenés à obéir aux ordres sans pouvoir distinguer le mal du bien. C’est ce que Arendt observa chez Eichmann et tous les exécutants de son genre, des hommes ordinaires et non pas des monstres, qui n’ont aucun sentiment de culpabilité, se justifiant par le fait qu’ils obéissent à la loi. Une loi inversée : ce n’est plus « tu ne tueras point », mais « tu tueras ». Or, dit-elle en substance, le rôle de la pensée est de permettre de distinger le bien et le mal ; l’horreur est rendue possible du fait que ses exécutants, déshumanisés, ne pensent pas.
Je ne prétends évidemment pas entrer en discussion avec la pensée d’Hannah Arendt, que je n’ai pas encore lue. Seulement donner quelques éléments de méditation à partir de ces grands axes de sa pensée exposés dans le film. Montrer, comme elle l’a fait, comment des systèmes totalitaires en viennent à produire et faire produire le plus grand mal constitue un dévoilement capital de la vérité, et nous sommes avisés si nous continuons à débusquer les formes de totalitarisme qui se cachent derrière des systèmes politiques plus… politiquement corrects. Mais ceci fait, reste à se poser la question : pourquoi cela fonctionne-t-il ? Pourquoi l’homme se laisse-t-il déshumaniser ? Pourquoi obéit-il quand on lui demande de faire quelque chose de mal ? Je ne me situe pas ici depuis le terrain de l’organisation politique, mais depuis le cœur de l’homme.
Il me semble que la déshumanisation n’intervient pas sans son accord. Le totalitarisme a besoin pour fonctionner d’un réseau auquel l’individu abdique son libre arbitre. Le réseau le séduit en pensant pour lui et en le déresponsabilisant des actes qu’il lui fait accomplir. Cela suffit-il à le déshumaniser ? En partie seulement. Car si puissant soit-il, le réseau ne peut arracher du cœur de l’homme ce qui y est inscrit de toute éternité : la connaissance du bien et du mal. (Rappelons que dans la Bible, c’est Dieu qui donne à l’homme cette connaissance, en lui désignant le bon et le mauvais, le bénéfique et le mortel, l’interdit – le serpent ensuite ne fait que singer Dieu en prétendant offrir la connaissance du bien et du mal, cette connaissance qu’Ève et Adam ont déjà, et que la parole du serpent inverse, comme le fait le discours totalitariste). Il se peut que cette connaissance du bien et du mal soit tellement enfouie dans le cœur de l’homme qu’il l’ait comme oubliée. Mais elle y est, et au moment de faire le mal qui lui est suggéré ou ordonné, l’homme sait qu’il s’agit du mal. S’il l’accepte, c’est qu’il ne veut pas le savoir.
Si l’homme ne savait pas qu’il va faire quelque chose de mal, la propagande ne serait pas obligée de lui représenter que c’est « pour la bonne cause ». L’homme qui accepte d’entrer dans la voie du mal, même s’il a l’impression que c’est celle du moindre mal, ou d’un mal insignifiant, entre dans la voie de sa déshumanisation. Il peut y avoir alors en lui un combat pour le repentir et la réintégration de sa pleine humanité, de sa liberté perdue. Et le combat peut être gagné. Cela se produit sans cesse. Mais autre chose peut se produire et se produit aussi, c’est que l’homme n’ait pas la force de gagner le combat. Ou qu’il n’en ait pas le désir. Alors s’installe une épaisse cuirasse autour de son cœur, où se trouve la connaissance innée du bien et du mal, qu’il lui faut absolument enterrer. Une fois enterrée la source de son humanité, l’homme est spirituellement mort, déshumanisé. L’homme s’est déshumanisé pour ce frisson qu’il s’est donné de transgresser. La banalité du mal vient du désir secret de transgression, comme frisson qui fait sortir de la banalité de l’être. Très bien cachée ou non, il y a une jouissance du mal, la jouissance de satisfaire le ressentiment de l’homme envers ce qu’il est. Et cette satisfaction est décuplée si elle peut s’exercer à l’encontre de ce que l’on soupçonne d’être moins banal que soi-même, d’une façon ou d’une autre.
Si bien que nous pouvons retourner la vision de la banalité du mal. Au plus profond, ce n’est pas le système politique qui crée la banalité du mal, c’est le sentiment de la banalité de soi qui crée le système politique qui va permettre de prendre la voie de la banalité du mal, la justifier, la fournir comme un infaillible fournisseur de drogue. Et si l’absence de pensée, involontaire ou délibérée, facilite la sujétion au mal, il est encore plus remarquable que bien souvent c’est l’élaboration d’une pensée qui lui sert de porte et de marchepied (pensons au cas d’Heidegger, dont la pensée du Volk et de « l’être pour la mort » continue dans le temps, de façon ouverte ou non, son œuvre morbide comme justificatif philosophique de maints nationalismes, de l’impérialisme à l’occidentale au sionisme et à l’islamisme politique). Les systèmes totalitaires sont les instruments de vengeance que se créent les hommes contre ce qui est libre et vivant, et dont ils se sentent incapables, ou dont ils ne se sentent pas à la hauteur. C’est pourquoi il faut inlassablement enseigner aux hommes combien, du seul fait d’être, ils échappent en vérité à la banalité, combien ils ont été conçus uniques, grands et beaux dans leur humilité, et combien leur salut et leur bonheur se trouvent dans le refus du mal et le choix de la bonne voie, toujours de nouveau possible.
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