« Conversion » à l’islam ?

Les musulmans appellent les nouveaux musulmans des « reconvertis ». Le sens en est celui d’une réintégration dans la religion originelle de l’homme. D’un retour à l’origine spirituelle. René Guénon disait avoir « adhéré » à l’islam mystique, le soufisme, et récusait le terme de conversion, comme Maurice Béjart. Éva de Vitray-Meyerovitch, la merveilleuse traductrice de l’œuvre immense de Rûmî – le poète le plus lu aux États-Unis, c’est lui, un poète musulman du treizième siècle ! – disait que le fait d’embrasser l’islam n’impliquait pas une apostasie, un reniement de ce qu’elle avait été avant. J’aime profondément l’islam, son prophète, ses fidèles, et ses pratiques cultuelles aussi, même si, pour des raisons de contingence surtout, je le vis de façon essentiellement intériorisée. J’ai vécu la prononciation de la shahada non comme une conversion mais comme un passage, un passage dans une lumière qui n’occultait en rien la lumière précédente en moi, aussi bien celle des Grecs que celle du christianisme et d’autres spiritualités que je connais, celle de la littérature, celle de l’art et celle de la vie profane vécue dans l’amour de la vie, de la liberté, de l’amour, de la vérité, des enfants, de la nature, de l’aventure et de tout ce qui est bon. Tout cela continue à vivre en moi, comme l’enfant, l’adolescent, l’adulte continuent à vivre durant toute sa vie en l’homme qui ne se fossilise pas mais toujours, avance.

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Peter Brook, « L’espace vide » (extraits)


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« Je parlerai du théâtre rasoir [deadly theatre, théâtre mortel, sclérosé], du théâtre sacré, du théâtre brut et du théâtre vivant. (…) Nous pourrions négliger ici le théâtre rasoir, car il est synonyme de mauvais théâtre. (…) Le pire, c’est qu’il y a toujours un spectateur qui éprouve du plaisir devant un spectacle aussi lugubre. (…) La différence entre la vie et la mort, claire quand il s’agit de l’homme, est bien moins nette ailleurs. Le médecin voit instantanément la différence entre un souffle de vie et un pauvre sac d’os que la vie a quitté. Nous sommes moins entraînés lorsqu’il s’agit d’observer comment une idée, une attitude et une forme peuvent passer de vie à trépas. Les enfants sont plus aptes à le percevoir. »

« Pour tous deux – l’auteur puis l’acteur – le mot est la petite portion visible de tout un univers caché. »

« Chaque œuvre a son propre style. Il ne saurait en être autrement. Chaque période a son style. Dès l’instant où nous essayons de fixer ce style une fois pour toutes, nous sommes perdus. »

« Le théâtre est un art autodestructeur. Il est écrit sur le sable. (…) Au théâtre, toute forme, sitôt créée, est déjà moribonde. Toute forme doit être pensée à nouveau, et sa nouvelle conception doit porter les marques de toutes les influences qui l’entourent. (…) La difficulté consiste à ne pas séparer les vérités éternelles des variations superficielles. (…) L’instrument du théâtre, c’est la chair et le sang du comédien. (…) Le véhicule et le message ne peuvent être séparés. »

« Shakespeare utilisait la même unité de temps que celle dont nous disposons aujourd’hui : quelques heures. Il utilisait ce court laps de temps à entasser minutieusement une profusion de matériaux pris sur le vif, d’une incroyable richesse. Ces matériaux existent simultanément en une variété de niveaux infinie, ils servent à exprimer les profondeurs et les sommets. Les moyens techniques, l’emploi des vers et de la prose, les scènes tour à tour exaltantes, drôles, gênantes n’ont servi à Shakespeare que pour développer, pour satisfaire ses désirs, avec un but précis, humain et social, qui le poussait à faire du théâtre. »

« Marchant le long du Reeperbahm à Hambourg, un après-midi de 1946, enveloppé d’une brume sinistre où disparaissaient des filles estropiées, désemparées, certaines avec des béquilles, le nez bleui, les joues creuses, je vis un groupe d’enfants s’engouffrer joyeusement dans l’entrée d’un cabaret. Je les suivis. Sur la scène, un ciel bleu vif. Deux clowns à paillettes, minables, étaient assis sur un nuage en papier mâché, allant rendre visite à la Reine du Ciel.
– Qu’allons-nous lui demander ? dit l’un d’eux.
– À dîner, dit l’autre.
Alors les enfants hurlèrent leur approbation.
– Qu’allons-nous avoir à dîner ?
– Du jambon, du pâté.
Le clown commença à énumérer tous les aliments introuvables, et les cris d’excitation furent peu à peu remplacés par le calme et le profond silence. Une image devenait tangible, en réponse au besoin de tout ce dont ces gens étaient privés. »

« À Coventry, par exemple, on a construit une nouvelle cathédrale, d’après les meilleures recettes permettant d’obtenir un noble résultat. Des artistes honnêtes, sincères, les « meilleurs », ont été groupés pour célébrer Dieu, l’Homme, la Culture, la Vie, à travers un acte collectif. Il y a donc de nouveaux bâtiments, de belles idées, de beaux vitraux, mais dépouillés de tout rituel. Ces hymnes anciens et modernes, peut-être charmants dans une petite église de campagne, ces inscriptions sur les murs, ces soutanes et ces sermons sont, ici, tristement inadéquats. Un lieu nouveau réclame une cérémonie nouvelle, mais, bien entendu, il aurait fallu que la cérémonie existât en premier. C’est la cérémonie, avec toutes ses implications, qui aurait dû dicter la forme du bâtiment, comme c’était le cas pour toutes les mosquées, cathédrales et temples qui ont été jamais bâtis. La bonne volonté, la sincérité, le respect et la foi en la culture ne sont pas suffisants. La forme extérieure ne peut s’imposer que lorsque la cérémonie le peut aussi. »

« Ce n’est pas la faute du sacré s’il est devenu une arme de la bourgeoisie pour rendre les enfants sages… (…) il est certain que toutes les formes d’art sacré ont été détruites par les valeurs bourgeoises. »

« Un geste est affirmation, expression, communication, et en même temps il est une manifestation personnelle de solitude – il est toujours ce qu’Artaud appelle « un signal à travers les flammes » -, et pourtant, cela implique une expérience partagée, dès que le contact est établi. »

« Dans le théâtre brut, on tape sur un seau pour évoquer une bataille, on se sert de farine pour évoquer la pâleur d’un visage effrayé. L’arsenal est sans limites : l’aparté, la pancarte, l’allusion aux événements, les plaisanteries locales, l’exploitation des incidents, les chants, les danses, le rythme, le bruit, l’utilisation des contrastes, le raccourci de l’exagération, les faux nez, les personnages traditionnels et les ventres rembourrés. Le théâtre populaire, libéré de l’unité de style, parle en fait un langage très sophistiqué et stylisé : un public populaire n’a, en général, aucune difficulté à accepter les incohérences d’accent et de costume, ou à passer ex abrupto du mime au dialogue, ou du réalisme à la suggestion. Il suit le fil de l’histoire sans se rendre compte qu’on est en train de violer une série de conventions. Martin Esslin a écrit que les prisonniers de Saint Quentin confrontés à En attendant Godot, la première pièce qu’ils aient jamais vue, n’eurent aucune difficulté à suivre ce qui, pour les spectateurs habituels de l’époque, était incompréhensible. (…) Avec ces ingrédients, le spectacle assume son rôle de libération sociale, car, par nature, le théâtre populaire est contre l’autoritarisme, le traditionalisme, la pompe et le faux-semblant. (…) Le vrai surréalisme est brut, Jarry est brut…»

« Comme un ascète qui voit un univers dans un grain de sable, Grotowski appelle son théâtre sacré un théâtre de la pauvreté. Le théâtre élisabéthain qui englobait la vie tout entière, y compris la crasse et la misère, est un théâtre brut d’une grande richesse. Théâtre brut et théâtre sacré ne sont pas si éloignés l’un de l’autre qu’on pourrait le croire. (…) Nous devons prouver qu’il n’y a aucune tricherie, qu’il n’y a rien de caché. Nous devons ouvrir nos mains nues et faire voir que nous n’avons rien dans nos manches. Alors, nous pourrons commencer. »

« Au sein d’une communauté humaine le théâtre a une fonction exceptionnelle, ou n’en a aucune. Le caractère exceptionnel de sa fonction vient du fait que ce qu’il offre ne se trouve ni dans la rue, ni chez soi, ni au café, ni chez des amis, ni sur le divan d’un psychanalyste, ni dans une église, ni au cinéma. (…) le théâtre s’affirme toujours dans le présent. C’est ce qui peut le rendre plus réel que ce qui se passe à l’intérieur d’une conscience. C’est aussi ce qui le rend si troublant.
La censure paie un tribut significatif au pouvoir latent du théâtre. Dans la plupart des régimes, même quand l’écriture ou l’image sont libres, c’est toujours le théâtre qui est libéré en dernier. Instinctivement, les gouvernements savent que l’événement vivant risque de provoquer une dangereuse électricité, même si cela n’arrive que trop rarement. Mais cette peur séculaire est la reconnaissance d’un pouvoir séculaire. Le théâtre est l’arène où peut avoir lieu une confrontation vivante. La concentration d’un grand nombre de gens porte en soi une intensité exceptionnelle. Grâce à quoi, des forces qui opèrent en permanence et gouvernent la vie quotidienne de chacun peuvent être isolées et perçues plus clairement. »

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Exode 15, 1-21 (ma traduction)

Myriam danse,Poursuivi par Pharaon, le peuple guidé par Moïse a franchi la mer Rouge, mer du Roseau – que j’ai appelée aussi mer du Parler, parce que les roseaux parlent. Pharaon et ses armées sont engloutis, un chant de joie s’élève.

1. Alors auront, eurent à chanter Moïse et les fils d’Israël ce chant via le Seigneur. Ils dirent via dire :

« Que je chante via le Seigneur !

il est monté, il est monté,

cheval et cavalier dans la mer il a jetés !

2. Ma force, un chant, Yah ! Via lui il fut, mon salut !

Lui, mon Dieu, je le louange, Dieu de mon père, je l’exalte !

3. Le Seigneur est un guerrier, Seigneur est son nom !

4. Chars de Pharaon et son armée, dans la mer il les a jetés !

L’élite de ses officiers s’est enfoncée dans la mer du Roseau,

5. les abîmes les couvrent,

ils ont coulé aux profondeurs comme une pierre.

6. Ta droite, Seigneur, magnifique en puissance,

ta droite, Seigneur, brise l’ennemi.

7. Dans la profusion de ta majesté, tu détruis ceux qui se dressent contre toi,

tu envoies le feu de ta colère, il les mange comme du chaume !

8. Au souffle de tes narines, s’avisèrent les eaux,

s’enflèrent comme une digue les ondes,

se figèrent les abîmes dans le cœur de la mer !

9. L’ennemi disait :

Je poursuivrai, j’atteindrai,

je partagerai le butin,

je m’en remplirai l’âme,

je viderai mon épée,

ma main les ruinera !

10. Tu fis souffler dans ton esprit,

la mer les couvrit,

ils sombrèrent comme du plomb

dans les eaux formidables.

11. Qui est comme toi parmi les dieux, Seigneur ?

Qui est comme toi magnifique en sainteté,

terrifiant de gloire,

faisant merveille ?

12. Tu as étendu ta main,

le pays va les engloutir.

13. Tu as dirigé dans ton amour

ce peuple que tu as racheté,

tu l’as conduit par ta puissance

vers ta demeure sainte.

14. Ils ont entendu, les peuples,

ils frémissent !

Une douleur saisit

les habitants de Philistie.

15. Alors sont troublés

les maîtres d’Édom,

les puissants de Moab,

un tremblement les saisit,

ils fondent tous, les habitants de Canaan.

16. Tombent sur eux

épouvante et terreur,

dans la grandeur de ton bras

ils sont muets comme la pierre,

tant que passe ton peuple, Seigneur,

tant que passe ce peuple que tu as acquis.

17. Tu les emmèneras, les planteras

dans la montagne, ta possession,

lieu que tu as créé, Seigneur,

via ta demeure,

sanctuaire, mon Seigneur,

fondé de tes mains !

18. Le Seigneur règne via l’éternité, à jamais. »

19. Car est entré le cheval de Pharaon, son char et son armée, dans la mer, et il a fait retourner sur eux, le Seigneur, les eaux de la mer, et les fils d’Israël ont marché à pied sec au milieu de la mer.

20. Alors Marie, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en sa main un tambourin, et sortirent toutes les femmes à sa suite, dans les tambourins et les danses du pardon.

21. Et Marie leur entonna :

« Chantez via le Seigneur, il est monté, il est monté,

cheval et cavalier à la mer il a jetés ! »

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Dire et vivre la vérité

dis,

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Pour « renoncer au mal », il faut non seulement l’avoir rencontré, mais aussi l’avoir identifié comme tel. Or le mal ne veut pas se laisser reconnaître, le mal veut rester dans l’ombre, tout en se masquant de lumière. Le mal trompe sur sa nature parce qu’une fois démasqué sous quelque forme qu’il prenne et dans quelque être qu’il investisse, il perd sa séduction et son pouvoir. Il est si misérable, si dérisoire, si faux, si enchaîné à lui-même et dépendant de l’illusion qu’il crée, lui qui n’est qu’illusion. Qui croit aimer une pensée ou un être secrètement porteurs du mal, n’aime qu’une illusion, et nulle illusion ne pouvant être vraiment aimée, en vérité ne l’aime pas. L’amour ne meurt jamais, ou ce n’était qu’une illusion d’amour. Le monde est si attaché à l’illusion qu’il se refuse de toutes ses forces à reconnaître que le mal avec lequel il se compromet sans cesse n’est que le mal, le faussaire, l’abject, le fourbe, l’indécrottable, la mort dans l’âme, qui le conduit à la pourriture et à la mort. L’homme, la femme qui « renoncent au mal », souvent ne l’ont jamais servi ni ne s’en sont servi, et n’ont donc pas à y renoncer, seulement toujours de nouveau à le rejeter. Le mal, qui n’a pas d’être mais seulement une existence, s’attache aux êtres, par parasitisme – et plus les êtres ont d’être, plus il s’y accroche. Tout homme, toute femme qui « renonce au mal », en vérité renonce à la tentation d’humaniser le mal, par pitié ou par commodité. Le mal est mal et reste mal. En vérité il ne s’agit pas d’y renoncer, il suffit de cracher dans son néant, et de s’en aller.

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Sortie de la caverne

al kahf,Ceux qui veulent manipuler les hommes et canaliser l’histoire feraient mieux de savoir que même aliénés, les hommes sont libres, et même violentée, l’histoire va souveraine. Les hommes feraient mieux de se rappeler que nul de leur calcul, nulle de leur action, ne peut les rendre maîtres ni de leurs prochains ni du cours de l’histoire, qui restent imprévisibles. Et que plus ils s’illusionnent sur leur pouvoir, plus leur but peut finalement se retourner contre eux.

Pour en finir avec le jugement dernier

jugement dernier,Suite des méditations pascales de ces jours derniers avec Parménide, Marc, Ovide, Kantor, Artaud, Van Gogh…

« Laisse-les aller, car ils ne voient pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34). Ils ne voient (premier sens du verbe grec qui signifie aussi savoir) pas ce qu’ils font parce que, vivant au jour mais aveugles, ils se sont laissé prendre au mensonge, à la propagande. Contrairement à ceux qui font la propagande et le mal délibérément, par calcul caché. Ceux qui ont des yeux qui voient et ont choisi d’occulter le jour de toutes sortes de façons, ceux qui se sont destinés eux-mêmes au lieu où ils ont choisi de vivre : dans les ombres, les limbes, le froid.

Ouvrir la cage, le piège où se sont laissé prendre ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, les « laisser aller » (vrai sens du mot grec habituellement traduit par « pardonner »). Car peut-être finiront-ils par voir ce qu’ils ne voyaient pas, comme l’annonce l’Apocalypse (1, 7).

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