Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (10)

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(auteur de l’image non identifié)

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Pourquoi ai-je voulu voir mon rein ? Cette part encore vive et déjà morte de moi-même. Les mains du Dr Treite étaient pleines de sang. C’était à la fois sauvage et raffiné, beau, vrai. Presque bon. Si différent de la mort qui se distribue d’habitude ici, sans effusion de sang, la mort par simple anéantissement : gaz, faim, épuisement.

J’avais le projet d’écrire avec Grete, dès notre libération, un livre qui s’intitulerait « L’époque des camps de concentration ». L’écrirons-nous ? L’écrira-t-elle ? Je crois qu’elle survivra, et le fera. Évidemment il est hors de question d’écrire quoi que ce soit, ici. Nous avons juste droit à un courrier réglementé et limité. On nous fournit le papier à en-tête du camp – un papier pour chaque catégorie de prisonnières, où est imprimée, en différentes couleurs, la liste des instructions particulières à chacune. Les « anciennes » politiques (celles qui ont été internées avant la guerre) ont droit à seize lignes, deux fois par mois ; alors que les témoins de Jéhovah sont limitées à cinq lignes par mois (et le papier qu’on leur donne porte, imprimée en vert, l’inscription : Je continue à être témoin de Jéhovah ! – ce qui me rappelle encore une fois La Colonie pénitentiaire, et sa machine à imprimer les sentences dans le corps). Quant à moi, je fais partie de celles qui ont le droit d’envoyer et de recevoir seize lignes par mois.

Toute la vie au camp est méticuleusement structurée par un édifice de règlements qu’est chargée de faire appliquer une population diverse de kapos, chefs et sous-chefs. La vie s’organise entre les détenues, elles-mêmes soumises à différents statuts selon leur catégorie mais aussi selon leur influence personnelle au sein du groupe. À ce régime, beaucoup sombrent dans la résignation ou l’insensibilité, sinon dans la collaboration. Non contentes de baisser les bras, certaines s’insèrent avec un empressement servile ou opportuniste dans le nouvel ordre qui leur est imposé.

N’y trouvent-elles pas leur compte, elles qui, comme tant de nos semblables, n’ont au fond jamais rêvé de meilleur monde qu’un univers concentrationnaire, étroit, déshumanisé, où elles n’ont plus à se confronter ni à la liberté d’autrui, ni à leur propre liberté ?

Le camp est un résumé atroce des hiérarchies humaines et administratives. C’est un tableau vivant de toutes les abjections dans lesquelles nous plongent le fanatisme et la veulerie. Maintenant que je suis si proche de la mort, mon esprit a perdu de sa vivacité et de sa combativité. Mais aussi longtemps que mes forces me l’ont permis, j’ai essayé de rester lucide, de noter mentalement et d’analyser ce qui se passait ici, et de ne jamais me soumettre – puisque j’étais encore vivante -, ni à la loi qui oppresse et nous pousse à l’autocensure, ni aux discours tout prêts et aux espoirs faciles des détenues embrigadées sous une bannière politique ou religieuse.

Je ne me suis jamais résolue à écouter sans réagir les conclusions de leur pensée fabriquée, prosélytique et lâche. À maintes reprises, les unes et les autres ont tragiquement prouvé qu’elles étaient incapables de courage et de réelle fraternité, en dépit de leurs trop belles foi ou idéologie. Et comme je ne prenais pas de gants pour démonter leurs mensonges, cela m’a valu pas mal de haine – une haine bientôt partagée, car je n’ai pu empêcher que mon exécration de leurs théories meurtrières ne finît par s’attacher à ces marchandes d’illusion elles-mêmes.

En général toutes les femmes fortes, celles qui résistent à la loi du camp, finissent par être persécutées par la masse des faibles qui ne supportent pas le spectacle de leur courage et de leur intransigeance et, par contraste, celui de leur propre indignité. Malgré mon franc-parler, j’ai la chance d’être respectée par la majorité des détenues. Elles m’ont d’ailleurs donné des surnoms affectueux, comme 4711, du nom de l’eau de Cologne (parce que mon matricule est le 4714) ; ou bien « Zarewa », la souveraine. C’est peut-être l’effet de ce que j’ai appelé, il y a bien longtemps déjà, « l’art de rester debout »…

Comme je suis incapable d’obéir à la lettre au règlement, et comme je refuse d’adopter une attitude humble ou agressive, il m’arrive de provoquer la stupeur, ou la fureur, des SS. Un jour, devant les milliers de femmes réunies dans la cour pour l’appel, l’une des surveillantes était sur le point de me gifler. Je me suis contentée de la regarder dans les yeux ; et elle a laissé retomber son bras, et sa colère. Les sadiques qui ont tout pouvoir sur nous déchaînent volontiers leurs instincts pervers sur les plus affaiblies, mais reculent souvent devant le courage.

Je ne peux pas me souvenir de toutes les fois où je suis arrivée en retard à l’appel, où je ne suis pas correctement entrée dans le rang, où je me suis échappée mentalement en chantonnant, où j’ai salué Grete d’un geste de la main par-dessus les rangs, ou bien en traçant pour elle un signe dans la buée d’une vitre de mon baraquement… Toutes choses strictement interdites et qui passaient pour de dangereuses transgressions. J’aurais pu être mille fois battue ou jetée au cachot pour ces manquements à la discipline, qui faisaient frémir de frayeur ou d’indignation les autres prisonnières. Par miracle, j’ai échappé à toutes les représailles.

Peut-être les SS sentaient-elles qu’il n’y avait pas de provocation dans mon attitude, que je restais libre presque sans le faire exprès, que mon corps ne pouvait pas faire autrement que de garder une certaine indépendance. Punit-on un chat parce qu’il ne marche pas droit, ou parce qu’il nous regarde sans baisser les yeux ?

Un jour, je suis allée plaider la cause de Grete, qui depuis des semaines était enfermée au cachot, dans le noir et la solitude absolus. C’est Ramdor, le représentant de la Gestapo au camp, qui l’y avait fait jeter, la soupçonnant – à juste titre – d’avoir commis de multiples infractions à la règle pour aider les femmes les plus menacées (elle avait même réussi à sauver, avec le soutien de la surveillante en chef Langefeld, dix « Lapins »).

Folle d’inquiétude pour Grete, je parvins à obtenir une entrevue avec Ramdor – qui me l’accorda en croyant que j’avais quelque dénonciation à faire sur l’une ou l’autre de mes codétenues. Il me fallut beaucoup de diplomatie et d’assurance (qu’il ne manqua pas de juger outrée et déplacée, mais qu’il ne sanctionna pourtant pas) pour convaincre cette brute de m’écouter. Je lui arrachai la promesse de libérer Grete, en échange de révélations que je m’apprêtais à lui faire sur certaines irrégularités qui se produisaient à l’intérieur du camp.

Je lui racontai les assassinats perpétrés dans le secret du Revier, et comment les médecins qui s’y livraient récupéraient pour eux-mêmes les dents en or de leurs victimes. Évidement rien de tout cela ne pouvait le surprendre ni l’émouvoir, il devait même connaître ces pratiques banales. Mais comme ces criminels agissaient pour leur enrichissement personnel, ce qui était interdit, il dut les renvoyer et les remplacer. Ainsi fut libérée ma chère Grete.

Que serais-je devenue sans elle ? Morte, sans doute. Quelle chance j’ai eue de la rencontrer dès mon arrivée au camp, il y a quatre ans ! Les larmes me viennent quand je revois le moment où, dans la foule anonyme et misérable des détenues, nous qui étions des inconnues l’une pour l’autre, nous nous sommes reconnues au premier regard. Je pense à ces nuits où, au mépris du danger, nous fuyions nos baraquements pour nous retrouver, enfin seules, enfin libres, serrées l’une contre l’autre… Je pense encore au froid, aux mains gonflées, à la faim, aux maladies, à toutes les tortures physiques et mentales que nous avons dû endurer… Et l’instant où nous avons compris ce qui se tramait au Revier, et quelle était la destination finale des « transports noirs »… Comment aurions-nous pu survivre à tout cela, l’une sans l’autre ? Et pourtant, nous aurions pu.

*

Entre ces murs glacés, nous sommes toutes des « championnes de jeûne », et aucun public ne s’intéresse à ce spectacle.

Dans sa cage de cirque, le personnage de ta nouvelle avait fini, lui aussi, par mourir abandonné de tous. C’est alors qu’on l’avait remplacé par cette magnifique panthère qui, depuis, hante mes rêves, comme les rapaces.

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Aujourd’hui il s’est passé quelque chose de merveilleux. J’ai reçu un colis de mon père. Tu aurais vu quelle fête ce fut dans la chambrée ! Nous avons, toutes les sept, trouvé la force de nous lever, ou de nous asseoir sur notre couchette. J’ai préparé des tartines, confiture sur tranches de gâteau. Elles étaient si heureuses, leurs yeux brillaient et elles m’appelaient maman Milena…

Nous sommes toutes mourantes ici, tu sais, mais là, nous étions prêtes à croquer de nouveau dans la vie, à pleines dents. Il y a une petite Française en face de moi, elle s’appelle Thérèse et elle est la plus malade. Elle est si maigre que je ne saurais te dire à quoi elle ressemble, seulement qu’elle est très jeune, presque une enfant, et que ses yeux paraissent immenses.

Au camp, les Françaises sont parmi les plus maltraitées, les plus méprisées par l’encadrement. Leur mortalité est particulièrement élevée, ce que nous avons trop souvent tendance à mettre sur le compte d’un manque de résistance, d’une déficience de leur race… C’est un des préjugés inscrits jusque dans certains esprits bienveillants, tant chacun de nos peuples a vécu ces dernières années refermé sur lui-même.

La vérité est qu’elles ne reçoivent presque jamais de colis : le gouvernement de Vichy se désintéresse depuis toujours de leur sort, et lors de leur arrestation les autorités françaises ne prennent même pas le soin de noter leur destination. Or, étant donné le régime de famine auquel nous sommes soumises (une louche de soupe claire aux rutabagas et 150 à 200 grammes de pain par jour pour douze heures de travail), un colis mensuel de deux kilos fait souvent la différence entre celle qui parvient à rester en vie et celle qui tombe vite d’épuisement. Et puis les Françaises sont moins disciplinées que d’autres, et donc moins « adaptables » aux contraintes du camp.

Il y avait si longtemps que cette malheureuse n’avait rien vu d’aussi bon ! De gourmandise, elle haletait. Elle a réussi à manger quelques bouchées, et ensuite, transportée de joie, elles s’est mise à chanter La Marseillaise… Nous avons toutes chanté avec elle.

Mais maintenant, la nuit revient. Elles dorment, ou essaient de dormir. Un instant j’ai pensé que tu étais le seul homme présent dans cette pièce, invisible, incognito. Aussitôt après, je me suis dit que chacune devait avoir avec elle son compagnon fantôme. En somme, notre chambre de femmes est peuplée d’hommes que nous regrettons et qui nous soutiennent, alors que nous avons eu souvent tant de mal à vivre avec eux, lorsque nous étions libres.

Que pouvons-nous savoir d’un être ? Que savons-nous de nous-même ? Que pouvons-nous mieux connaître que la chair, les mots du corps ? Mais le corps que nous voyons n’est lui-même que surface, masque. Révélateur et dissimulateur. Il est des assassins au visage d’ange. Comment savoir où se trouve la vérité ? J’ai passé ma vie à essayer d’être toujours plus lucide, et plus je devenais lucide, plus je voyais à quel point nous étions aveugles.

Viens, Franz, viens dormir près de moi.

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à suivre – principe de la suite exposé en première note de sa catégorie

Au tribunal de la conscience. « Je suis debout », par Chérif Delay

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En ces jours où se déroule un troisième procès d’Outreau, au cours duquel la parole des victimes semble tout aussi méprisée que lors des précédents (rappelons que la première fois ce sont les enfants qui étaient placés dans le box des accusés, au tribunal, tandis que leurs bourreaux étaient dans la salle avec les journalistes, auxquels ils avaient tout loisir de raconter leur déni des faits – et que la presse s’est en effet empressée de les transformer en victimes des prétendus mensonges des enfants – douze d’entre eux ont pourtant été reconnus victimes de viols, alors qui les a violés?), j’ai lu le témoignage de l’aîné des frères Delay, aujourd’hui adulte en grande souffrance. Serge Garde, auteur d’un documentaire, à voir sur Youtube, intitulé Outreau, l’autre vérité, lui a servi de plume. Le livre est paru en 2011. Il est évident que Chérif Delay n’a pas pu tout dire, tout raconter, le traumatisme est trop grand et certains faits sans doute trop terribles – rappelons qu’il a été frappé jusqu’à tomber dans un coma de plusieurs jours à l’âge de cinq ans, puis violé à partir de l’âge de six ans par son beau-père puis d’autres, dont sa mère. Certainement il ne peut dire tout ce qui s’est passé, et qui a impliqué beaucoup de personnes et beaucoup d’enfants – il a même été question de mort d’enfant – mais son livre est un témoignage vivant et très intéressant. J’en donne ici quelques passages.

Ma mère, je dois la tuer. Dans ma tête. (…) Ma mère m’a violé comme elle a violé mes petits frères et d’autres enfants (…) Et voilà qu’elle m’écrit qu’elle veut me « serrer » contre elle et « m’embrasser » ! Comment ose-t-elle ? C’est la dernière femme au monde qui a le droit de me toucher.

(…)

Je viens d’un monde où les gens ne comptent pas, sauf dans les statistiques du chômage. RMI ou RSA ? RAS. Je viens d’un monde où les gens passent sans histoire, sans laisser de trace. Je viens du silence.

Écrire un livre, c’est comme niquer le destin. C’est être dans la lumière. D’un certain côté, j’aime. Mais, franchement, j’aurais préféré rester un enfant, puis un jeune homme anonyme.

(…)

Au plus fort de cette tempête qui, dix ans après, continue de souffler par rafales, je n’ai jamais baissé les yeux. J’ai souvent trébuché mais, aujourd’hui, je suis debout et, quoi que vous ayez pu penser de l’affaire, je vous invite au tribunal de la conscience.

(…)

La présidente me demande de reconnaître les personnes par numéro. Elle m’interroge sur une accusée. Je n’ai pas le temps de répondre. C’est parti ! Les avocats de la défense, derrière, dans mon dos, me coupent la parole, me traitent de menteur, de mythomane, d’affabulateur… Et personne n’intervient pour que je puisse témoigner normalement. Même mon avocat laisse faire. Je ressens l’hostilité de la salle archicomble derrière moi. Je reste figé, sidéré. Personne ne réagit pour dire qu’on devrait me laisser parler. Bouche bée. Le ciel m’est tombé sur la tête. Pourquoi un tel déluge d’agressivité ? Mais qu’est-ce que j’avais bien pu faire ?

Les avocats de la défense se relaient. L’un d’eux m’accuse d’être le fils de ma mère, le fils d’un monstre. (…) Je n’étais plus une victime, pas même un témoin. J’étais l’accusé. (…) La suite, je l’ai vécue comme pendant les viols. Dissocié. J’étais à la barre, mais totalement absent.

(…)

Sans doute persuadé d’appartenir à une espèce supérieure, Delay pataugeait dans un racisme particulièrement sordide. Il me rappelait que je n’étais pas de son « sang ». M’appeler par mon vrai prénom, c’était au-dessus de ses forces. Chérif faisait trop musulman à son goût. Il fallait gommer mes origines. Si quelqu’un dans le voisinage m’appelait Chérif Delay, il décrétait que son nom était sali. D’autorité, il m’a rebaptisé à la mode aryenne. Sans trop d’imagination. C’était la mode des Kévin… Alors tout le monde a dû m’appeler Kévin, et j’ai fini par m’y habituer. À l’époque, j’étais trop petit pour comprendre qu’il me volait mon identité. Il faisait de moi un fantôme.

(…)

J’ai appris « sadisme » dans ma chair avant de connaître le mot. (…) Il ne voulait pas m’entendre gémir ou pleurer, pour, disait-il, que je devienne un dur. Une façon de marquer dans ma chair : « Tu portes mon nom. Si tu veux que je t’accepte, il faut que tu acceptes ce que je te fais. » Mais cela n’avait rien d’un rite d’initiation. C’était un calvaire permanent.

(…)

Dès que je pouvais, de façon indirecte et souvent très maladroite, j’envoyais des appels au secours. (…) J’étais muré dans le silence. Je ne disais rien sur moi, mais combien de fois j’ai dit à une enseignante : Aidez mes frères !

(…)

La période des viols a commencé. Au départ, je ne subissais que Delay. Mais il avait des amis. Il recevait beaucoup.(…) Ils ont élargi le cercle. Le voisin avait un ami qui avait un ami… (…) Je ne peux pas être plus précis sur la constitution du réseau. La plupart des discussions ne se passaient pas devant moi.

(…)

Il y avait régulièrement les menaces de mort : Si tu mouftes, j’te tue !

(…)

Tous ces tarés ont même cherché, à un moment donné, à me transformer en violeur. Ils voulaient que je devienne comme eux, sans doute pour me neutraliser.

(…)

Delay m’a fait creuser une tombe jusqu’au cercueil. Le bois était complètement pourri. Delay est descendu dans le trou, il a ouvert le cercueil et il a saisi la tête du mort et il me l’a tendue pour que je la mette dans un sac-poubelle. (…) Je n’ai pas pu. J’ai dégueulé trois fois.

(…)

Parler de choses difficiles à dire, cela fait mal. Ne pas parler détruit.

(…)

Je ne te pardonnerai jamais. De toute ma vie. Jamais.

(…)

Un père incestueux, c’est d’abord quelqu’un qui a le pouvoir absolu et qui en abuse comme il veut.

(…)

C’était un traquenard et je suis tombé dedans. En quittant la barre, je répétais intérieurement « je sais pas, je sais plus ». J’étais choqué. Pour sortir, je me suis retrouvé face aux accusés. Ils jubilaient. Je voulais m’évanouir, crier, m’éclater la tête contre un mur, sauter par la fenêtre.

(…)

Les journalistes, à mes yeux, portent une responsabilité particulière dans cette affaire.

(…)

« Tu dois le savoir : ils ont tous été acquittés ! » Je suis resté sans voix. J’ai fumé une dizaine de clopes d’affilée. Puis ma tête est devenue un cocktail Molotov. L’explosion a été violente. J’ai tout cassé dans la turne. Mais ça ne m’a pas calmé.

(…)

Je suis allé dans un quartier « chaud » pour acheter un flingue. Pas trop difficile. (…) Fort heureusement, je n’avais pas encore la somme nécessaire. Je me suis promis de réunir vite l’argent pour acheter l’outil de ma vengeance. Rien en moi ne m’incitait à dissuader ce Kévin qui voulait plomber tout le monde. Quand je dis tout le monde, c’est une façon de parler. Kévin ne ciblait que les quelques personnes qui lui avaient volé son enfance. Bien sûr que je savais où elles habitaient.

(…)

Et si vous réussissez à dire ces choses indicibles, personne n’imprime, parce que vous conservez l’apparence d’un enfant comme les autres, en plus chiant. Qui peut deviner qu’une partie de vous est morte ? Pas morte. Plongée dans le coma. (…) Je me suis battu, je me bats tous les jours.

(…)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (9)

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L’horloge astronomique de Prague

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Comment l’amour charnel, Franz, peut-il s’exercer sans chair ? Mourante et décharnée, je t’aime pourtant, mort, comme si nous étions éclatants de vie – deux fauves en rut, naseaux dilatés, se dirigeant l’un vers l’autre dans les ténèbres.

Maintenant je le comprends, c’est bien ainsi que, de notre vivant, nous sommes allés l’un vers l’autre : mus par l’instinct des félins qui rugissaient dans nos esprits affamés.

La mort chaque jour un peu plus s’étend sur moi et ne nous réunira pas, Franz. Ni ne nous désunira. J’ai tant joué avec la mort, adolescente ! Je devrais apprécier qu’aujourd’hui de tout son poids, elle se couche sur mon corps et s’enfonce à l’intérieur, avec son silence obscène.

Voilà plus d’un mois que j’ai été opérée. Par mon bout de ciel je vois que les jours rallongent, que le printemps s’annonce. Parfois j’arrive à ressentir l’exaltation qui s’empare habituellement des êtres, en cette période-là. Mais la plupart du temps je ne sens que ma douleur, et il me faut lutter contre le désespoir. Au bout d’un mois et demi, je devrais aller mieux. Or j’ai l’impression de souffrir chaque jour un peu plus. Tour à tour, je crois que je vais guérir, ou mourir.

Je voulais vivre ma mort, l’accueillir comme partie intégrante et respectable de ma vie. Je rêvais d’une fin en forme d’enlèvement romanesque, or la mort n’en finit pas de me torturer et de me violer. Et je n’ai, pour me sauver de son emprise, que ces cordes de mots que je lance vers toi, par-delà son œuvre.

Dans quel temps sommes-nous nés, qui nous a permis et empêchés de nous aimer ? Je sais que tu te dresses et continueras de te dresser au-dessus de ce siècle comme une figure de ce cinéma que tu aimais tant, une ombre gigantesque, dérisoire et poignante, privée de parole (le tchèque n’était pas ta langue, l’allemand non plus, mais tu n’en avais pas d’autre), mais inventant une écriture en noir et blanc, parsemée d’images concrètes, toujours justes – jusque dans l’incongruité.

Nous savons ce qui arrive aux hommes qui vendent ou égarent leur ombre. Tant que tes livres existeront, Franz Kafka, ton ombre d’arpenteur s’accrochera aux pas de la distraite humanité.

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Tu sais, Franz, pendant que le Dr Treite m’opérait, je me suis réveillée, et je lui ai demandé de me montrer mon rein. Quand j’étais petite, mon père m’obligeait parfois à l’accompagner à la faculté de médecine, et même à assister à des opérations. Je croyais, à ce moment-là, avoir horreur de ça. Mais c’est de sa tyrannie que j’avais horreur. Tout ce qu’il voulait que je fasse ne pouvait qu’être méprisable et détestable. Pourtant il avait raison sur ce point, j’aurais pu être un bon médecin.

Je pense à ma petite Honza. Il faut absolument que je m’en tire et que je sorte d’ici, pour la revoir. Je n’ai pas été une très bonne mère, ma vie était tellement tiraillée de tous côtés… Du côté de l’amour (si difficile, toujours), de la drogue, de l’action militante, de la nécessité de gagner notre vie… Et au milieu de tout ça, il y avait ma petite fille, comme une lampe allumée dans l’obscurité, qui m’aidait à ne pas avoir peur…

Elle n’est pas restée longtemps chez mon père, elle s’est enfuie. Sans doute était-il moins dur avec elle qu’il ne le fut avec moi. Avec l’âge, les cœurs s’amollissent… Et il se pourrait bien, même, qu’elle le tourmente plus que lui ne la gouverne. Maintenant qu’elle est adolescente, j’imagine qu’elle doit avoir quelque chose de la flamme et de l’intrépidité que j’avais à son âge… Décuplées par une force morale que je n’atteignais pas, car elle a dû, dès sa plus tendre enfance, traverser bien des épreuves que m’a épargnées le confort bourgeois de ma jeunesse.

Je l’ai écrit dans un journal : Souvenez-vous, souvenez-vous seulement de l’indicible, incompréhensible et panique souffrance de vos seize ans, de la douloureuse recherche d’une issue, d’une terre ferme sous vos pieds, de la tête qui se cogne contre les murs, contre les conflits intérieurs (…) Tout est affaire de la sincérité et de la profondeur avec lesquelles un être travaille la douleur de sa jeunesse. Elle constituera sa richesse pour la vie, il mesurera tout à cette aune.

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Si je t’avais connu, Franz, dix ans plus tôt ! Prague n’était pas si grande, nous aurions pu nous rencontrer… Et il ne nous aurait pas été davantage possible de nous aimer que ce ne le fut plus tard. Non pas seulement à cause de notre différence d’âge – j’avais bien dix ans de moins qu’Ernst quand, encore lycéenne, je le rencontrai – mais à cause de notre différence tout court, de tout ce qui nous séparait, et qui nous sépara. Pourtant jusqu’à la fin, et même après la fin, nous continuons à être ensemble, de la seule façon qu’il nous fut possible de l’être : séparés.

Te souviens-tu de notre petite mère Prague ? Comme elle était belle et sombre et irréelle ! Comme elle avait l’air d’un rêve avec ses vieilles ruelles et ses lumières filtrées, et son fleuve, la Moldau, comme une veine argentée, irradiante ! Comme elle ressemblait à nos cerveaux d’adolescents ! Moi je ne restai pas longtemps adolescente, je mûris très vite, comme on l’exige trop souvent des filles, alors que toi, tu conservas toute ta vie la fraîcheur et l’exigence absolues de tes quinze ans.

Étendue sur ma couche, je regarde le minuscule rectangle de ciel au-dessus de Ravensbrück, et je demande : te souviens-tu de Prague, de cette vieille ville tellement civilisée où nous étions avides de prendre notre envol vers la vie et, déjà, prisonniers ? La petite mère a des griffes, disais-tu…

Cette vitre étroite au travers de laquelle je vois tout ce qui me reste de liberté… Depuis toujours j’aime m’échapper par les fenêtres. Il y a plus de vingt ans, jeune journaliste, j’évoquais déjà leur magie dans Narodni Listy, en revoyant le visage d’un prisonnier derrière les barreaux. Ce sont les fenêtres et non point les portes qui s’ouvrent sur la liberté. Le monde s’étend devant la fenêtre (…) C’est dans la fenêtre que réside toute espérance de lumière, de lever du soleil, d’horizon ; c’est dans la fenêtre que se logent les désirs et les aspirations. Derrière la porte, il n’y a que la réalité (…)

À Oskar Pollack, ton premier grand ami de lycée et d’université, tu écrivais : Tu étais aussi pour moi une fenêtre à travers laquelle je pouvais regarder les rues. Tout seul, je ne le pouvais pas.

Et plus tard, dans l’un de tes premiers fragments littéraires, Qui vit abandonné (…), celui-là ne pourra se passer indéfiniment d’une fenêtre sur la rue…

Tu es aussi ma fenêtre, Kafka, et j’ai peur qu’elle ne donne que sur l’oubli.

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à suivre (principe donné en première note de cette catégorie)

Walt Whitman, « Chant de la grand route » 8 in « Feuilles d’herbe » (ma traduction)

WaltWhitman-Camden1891

Walt Whitman à Camden en 1891

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L’efflux de l’âme est bonheur, ici est le bonheur,

Je crois qu’il imprègne l’air, en attente toujours,

Maintenant il coule en nous, bien chargés.

 

Ici s’élève le fluide et attachant caractère,

Le fluide et attachant caractère, fraîcheur et douceur de l’homme et de la femme,

(Les herbes du matin ne poussent pas plus fraîches ni plus douces chaque jour de leurs racines qu’il ne pousse continuellement, frais et doux, de lui-même.)

Vers le fluide et attachant caractère exsude la sueur de l’amour des jeunes et des vieux,

De lui tombe, distillé, le charme qui se moque de la beauté et de la réussite,

Vers lui se soulève le frémissant, languissant désir de contact.