Mois : septembre 2016
Gynophobie et homophobie, « signes religieux » ? (actualisé)
Une lycéenne frappée à coups de poing pour sa tenue jugée provocante. Les agressions et pressions sur les femmes se multiplient dans un silence assourdissant, couvert par les hauts cris poussés par les idiot(e)s utiles qui par leur défense insensée de la ségrégation au nom de la liberté, encouragent ce genre de comportement.
Plus écœurant que tout, le déni des bien-pensants qui au prétexte que certaines de ces agressions ne seraient pas purement religieuses, refusent de voir qu’elles sont bien le résultat d’une culture religieuse, et en viennent à effacer les agressions elles-mêmes, et le fait que 57% de jeunes femmes en France aient déjà renoncé à s’habiller comme elles veulent pour limiter les agressions dont elles étaient victimes. Les mêmes bien-pensants me diraient sans doute que lorsque je me suis fait cracher dans les cheveux ou insulter, lorsque j’ai vu des jeunes filles se faire harceler dans le RER par des gens élevés dans l’idée que les femmes doivent être « pudiques », ce n’était pas religieux non plus, donc laissons les mêmes types ou filles agresser verbalement ou physiquement toutes celles qui ne sont pas voilées, puisque ça n’a rien à voir !
Une première version de ce texte devait paraître dans Le Monde, où je l’avais envoyé il y a trois semaines, et qui m’avait demandé de le leur réserver – avant de me dire, il y a trois jours : « du fait de l’évolution de l’actualité, nous ne serons pas en mesure de passer votre texte. Avec nos excuses pour l’avoir retenu » – comme si les agressions envers les femmes avaient cessé soudain. Je l’ai proposé, dans cette nouvelle version, hier au Huffington Post, qui m’a répondu que mon texte « ne correspond pas à notre lectorat, très grand public, et ne relève pas d’une expertise particulière de votre part ». Sans doute regardent-ils trop la télé, où chaque question a son « expert ». Je l’ai ensuite proposé à Libération, dont j’attends la réponse… je verrai bien, en faisant le tour de la presse, si elle est complètement verrouillée, ou non. En attendant, voici l’article. Je ne prends pas les lecteurs pour des imbéciles, je crois même, comme je l’ai répondu au Huff, qu’ils sont souvent moins lâches et plus lucides que beaucoup d’ « élites », et qu’ils sont capables de lire et de comprendre.
Une mise en scène de Tartuffe par le Collectif Masque
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L’impuissance politique est revendiquée face aux forces obscurantistes comme face aux forces de l’argent. Le pape François a eu la peau de la résistance française. Finalement il a réussi à imposer son refus de notre ambassadeur au Vatican. Cet homme très compétent et discret a été rejeté parce qu’il est homosexuel. Cette discrimination scandaleuse, à laquelle se sont pliés même les défenseurs des minorités sexuelles, est en fait aussi ordinaire que la discrimination des femmes dans les religions. Homophobie et gynophobie sont le fait de la domination patriarcale, qui veut s’assurer la mainmise aussi bien sur les garçons que sur les femmes.
La démission politique face aux pressions des religions se manifeste aussi bien ces jours derniers à Toulon, où des hommes ont été tabassés par des jeunes de la cité voisine pour avoir pris la défense de femmes insultées, qu’en Israël où la pression des juifs orthodoxes étant de plus en plus forte, une chanteuse a été expulsée par la police de la plage d’Ashdod où elle avait été invitée à se produire, parce qu’elle était en short et chemise ouverte sur un haut de bikini.
Pendant longtemps exista dans le sud-ouest de la France un groupe social à part, dont les membres, comme le furent les juifs pendant des siècles, étaient traités en parias, en intouchables, ne pouvaient exercer que certains métiers et ne jouissaient pas des mêmes droits que les autres Français. Qu’ils fussent chrétiens n’y changeait rien, même dans les églises ils étaient discriminés et ne pouvaient y pénétrer que par des petites portes dérobées taillées pour eux. On les appelait les cagots. Et pour mieux marquer leur isolement, ils étaient soumis au port d’une étoffe en forme de patte d’oie sur leurs vêtements. Il ne s’agissait pas là d’un signe religieux, mais d’un signe d’exclusion, ou de ségrégation.
Le débat sur l’autorisation ou l’interdiction des signes religieux dans l’espace public n’en finit pas pour une raison simple : il est faussé à la base. Tout n’est pas signe religieux dans ce que nous appelons signe religieux. Une étoile à six branches, une croix, un croissant de lune, une image de bouddha, un cercle partagé en yin et yang… sont des signes de diverses religions ou spiritualités. Les habits de moines bouddhistes, de religieuses et de moines chrétiens ou de rabbins, prêtres, imams et officiants de toutes religions ne sont pas des signes du même ordre. Ces vêtements s’apparentent aux uniformes portés par les soldats, les policiers, les pompiers, les avocats ou toute autre personne engagée dans l’exercice d’une profession ou d’une mission qui se distinguent par une tenue spécifique. Quand ces personnes renoncent à leur profession ou à leur mission, ou simplement quand elles cessent de l’exercer parce que leur journée est finie ou qu’elles sont en congé, elles s’habillent, ou peuvent s’habiller de nouveau « en civil ». Leurs vêtements de travail ou d’engagement ne les marque pas dans leur être, mais dans leur existence.
Il en va autrement avec les vêtements que des religieux identitaires prescrivent aux femmes. Les tenues ultra- « pudiques » ne sont pas seulement des marqueurs d’un choix d’existence (quand elles en sont un). Elles sont, comme le fut la patte d’oie pour les cagots, des signes que l’on peut considérer comme infamants du fait qu’ils marquent la femme du sceau d’une non-identité à la commune humanité. Pas de vacances pour une femme portant quelque tenue ultra-enveloppante. Toujours elle reste assignée à sa condition sociale, à son foyer, et si elle veut profiter un peu elle aussi des joies de la plage il lui faudra le faire encore entièrement voilée, d’une façon ou d’une autre. Pour compenser le renoncement au libre usage de son corps, il lui est accordé un certain relâchement alimentaire (réaction qui est aussi celle de beaucoup de pauvres d’aujourd’hui, qui compensent par la nourriture l’impuissance où ils sont réduits) – cercle vicieux qui ne fait que conforter la honte de leur corps qui leur est inculquée. Bien entendu beaucoup de femmes ne tombent pas dans ce piège et se soucient de leur bien-être et de leur dignité, même quand elles concèdent à la pensée identitaire et fondamentaliste l’obligation « morale » qui leur est faite de se voiler.
une autre mise en scène de Tartuffe
Il est salutaire que le statut qui leur est assigné, en se visibilisant par les burkinis et autres enveloppements morbides, rappelle aux femmes même non soumises à ce type de diktats qu’elles durent et doivent encore lutter contre une même essentialisation de leur sexe. Car si toute société patriarcale trouve dans ses religions des motifs de discriminer les femmes, le postulat religieux originel (souvent très déformé) imprègne si bien les esprits qu’il finit par être vécu comme motif naturel par des hommes et des femmes de toutes cultures, qu’ils soient religieux ou athées. Les pressions sur le corps des femmes sont souvent, sous d’autres formes, tout aussi fortes dans les sociétés occidentales chrétiennes, mais il n’est pas obligatoire d’y céder. Alors que le port du voile signe l’acceptation d’un système total de discrimination. Lors de « journées du voile » censées œuvrer pour la tolérance, des non-voilées se voilent par solidarité avec les voilées. Mais jamais les femmes voilées ne pourraient s’afficher en short ou minijupe si l’on inventait des journées du short pour inciter des hommes à la tolérance envers les femmes non couvertes. Que la réciprocité soit impossible indique bien que l’obligation de pudeur n’est pas l’expression d’un mode d’existence mais un marqueur ontologique, une exclusion des femmes de la commune humanité, et de la liberté.
Dès lors la question est la suivante : en quoi l’interdit posé par certains groupes sociaux sur une partie de ces groupes (en l’occurrence les femmes) est-il plus légitime que ne le serait l’interdiction ou du moins la limitation par la république de cet interdit, si cette limitation était faite de façon bien comprise au nom d’une valeur supérieure et inaliénable, la reconnaissance d’une commune essence humaine des hommes et des femmes ? Et même : n’est-il pas inique que dans une république les interdits qui pèsent sur les femmes de la part de tel ou tel groupe soient supérieurs à l’interdiction ou à la limitation qui pourrait être faite de ces interdits en vue de préserver l’égalité des droits de tous en société ? En quoi l’accusation de discrimination envers les religieux devrait-elle être prévaloir sur le refus de la ségrégation des femmes ? Pourquoi le faux droit que se donnent les religions de discriminer les femmes peut-il être plus fort que le devoir de la république de lutter contre les discriminations ? Se poser ainsi la question amènerait à reconsidérer, outre les autorisations à porter des tenues ségrégationnistes dans l’espace public, le droit des églises, par exemple, à discriminer les femmes quant à l’accès à la prêtrise. Car, comme il est apparu avec les affaires d’abus sexuels d’enfants par des religieux, une république ne peut accepter que tel ou tel de ses groupes édicte ses propres lois quand elles sont contraires aux valeurs universelles du respect d’autrui comme être humain à part entière – un être humain non pas complémentaire, comme le disent les religions des hommes et des femmes, mais complet, et égal à tout autre en droits. De même que des catholiques, dans les premiers temps des révélations de pédophilie du clergé, ont crié à la cabale contre l’Église, des musulmans invoquent l’islamophobie dans le débat sur le voile. Or le voile n’est pas une prescription du Coran mais des hommes. S’en prendre à leur diktat n’est pas une islamophobie mais un acte citoyen, qui de plus rend justice à l’islam véritable.
« Si on est attaqué en tant que juif, alors il faut se défendre en tant que juif », disait Hannah Arendt. En la paraphrasant, affirmons : si on est attaquée en tant que femme, alors il faut se défendre en tant que femme. Car la pression de plus en plus grande sur les femmes des religieux, y compris par certaines de ces femmes elles-mêmes, attaque toutes les femmes : dans certains quartiers, il est devenu presque impossible de porter un short ou un décolleté, pour toutes les habitantes. Et comprendre que le burkini, ou son équivalent dans d’autres religions, puisse aider certaines femmes trop marquées par leur éducation pour oser se mettre en maillot de bains ne doit pas faire oublier cet enjeu supérieur qui consiste à soumettre peu à peu les femmes récalcitrantes par l’exemple d’un vêtement discriminant qui en vient à devenir une norme – ainsi que cela se passe par exemple sur certaines plages d’Algérie, où des femmes ont dû renoncer au maillot de bains qui leur avait ouvert le même droit au plaisir de l’eau, de l’air et du soleil sur leur peau qu’à leurs côtés leurs maris s’autorisent. Si on est attaqué en tant que citoyen, ou en tant qu’être humain, alors il faut se défendre en tant que citoyen et être humain. Or les discriminations de ce genre, comme celle des cagots jadis, n’attaquent pas seulement ceux ou celles qui les subissent directement, mais l’humanité tout entière, dont elles brisent l’unité (en contradiction totale avec la valeur d’unicité des religions au nom desquelles elles sont produites). Car elles ne sont en fait fondées que sur la loi dite du plus fort, qui n’est que la négation de la loi.
S’il est impossible de légiférer contre les ségrégations de fait, faudra-t-il en venir à réclamer le même droit pour chacun de s’exposer dans la tenue qu’il veut, au mépris du modus vivendi qui garantit une certaine paix sociale, notamment dans les espaces de vacances, c’est-à-dire de décompression des pressions sociales, de retour à un certain état d’enfance et de liberté dont l’humanité a tant besoin ? Chacun peut imaginer toutes sortes d’autres excès, destructeurs de la vie en commun, où l’on pourrait ainsi en venir. Le laxisme envers les manifestations identitaires ne débouche pas sur une meilleure intégration des communautés mais sur une ghettoïsation toujours accrue de la société et un renforcement de la pression des intégristes de toutes sortes pour faire régner leur loi, au mépris de la loi commune d’égalité des droits, dont, nous le voyons bien, la liberté et la fraternité sont étroitement dépendantes. Si l’on ne veut donc légiférer, il faut absolument veiller à garantir les droits des femmes et des homosexuels partout où ils sont menacés, partout où ils sont déjà chaque jour attaqués, par des pressions et des agressions verbales ou physiques. Des numéros et des lieux d’écoute doivent être disponibles à toutes et à tous afin de s’organiser contre les fléaux de l’homophobie et de la gynophobie.
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ajout du 11 septembre : à lire aussi une réflexion d’Alban Ketelbuters dans Le monde des religions ; et le témoignage de Jaffar Lamrini dans Têtu (source)
Les origines de la pensée grecque avec Jean-Pierre Vernant, François Châtelet et Pierre Vidal-Naquet
Un livre de 1963 présenté comme ayant plus de soixante ans… France Culture est-elle fâchée avec les maths ?
Une conversation de haute tenue qui montre notamment le lien entre pensée et politique – et n’interdit pas de songer que défaut de pensée et défaut de politique sont de même liés, notamment parce que la pensée nécessite le courage. On peut relire à ce propos mes notes sur le cours de Foucault au Collège de France sur Le courage de la vérité ; et mes notes sur les Présocratiques.
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Jardin de joie
cet après-midi au Jardin des Plantes
photos Alina Reyes
photographiée ici par O venant me rejoindre
sous le pin où je lisais Shakespeare
dans le jardin alpin*
Jardins
Maître du Haut-Rhin, Jardin du paradis
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Barthelemy d’Eyck, Émilie dans le jardin
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Lucas Cranach, L’Âge d’or
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Pierre de Crescent, Rustican ou Livre des profits champêtres
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Marguerite Nakhla, Scène dans le parc
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Novake Moro, Japonaise
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ayant fait un merveilleux rêve de maison avec jardin
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Cercles vicieux
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Après s’être acharné pendant des années sur les musulmans et les Roms, Charlie Hebdo a changé son crayon d’épaule, est passé du racisme à la xénophobie pour se foutre de la gueule des victimes d’attentat belges, des petits réfugiés morts pendant leur traversée, maintenant des victimes du dernier tremblement de terre en Italie… Il n’y a que les victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo que Charlie Hebdo respecte. Cercle vicieux : c’est grâce à elles qu’il revit. Et s’en prendre aux puissants, c’est moins attrayant que de piétiner les malheureux, ça contente moins bien le sadisme des bonnes âmes.
Les bonnes âmes cathos ont aujourd’hui un motif de satisfaction : la canonisation de ladite mère Teresa, sadique avec les pauvres et suceuse avec les riches, par ledit pape François, qui récidive dans le révisionnisme après avoir pareillement canonisé ledit père Junipero Serra, sadique frappeur et génocidaire d’Amérindiens, malgré les supplications de ces derniers pour qu’il n’en fasse rien. Cercle vicieux : la méchanceté des prétendus saints est une façon de se venger d’une institution elle-même sadique dans laquelle ils se sont laissé enfermer.
Contre la bêtise et l’obscurantisme des idéologues et des religieux de toutes sortes, un seul remède : la recherche de la vérité. L’université y a un grand rôle à jouer. Mais en France elle est dans la misère. Exemple : pendant tout ce premier trimestre de rentrée, la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne sera fermée le samedi « en raison de difficultés budgétaires ». L’autre grande bibliothèque du quartier latin où il est possible de travailler, la bibliothèque Sainte-Geneviève, est déjà pleine à craquer avant même la reprise des cours, et compte très peu de tables avec prise pour ordinateur. Comment vont travailler les étudiants ? Dans d’autres pays d’Europe et aux États-Unis, les bibliothèques sont ouvertes sans interruption. Les universités françaises sont absentes des bonnes places dans les classements internationaux, mais aussi dans les esprits : écoutez ce qui se dit à l’étranger, personne ne songe à les citer en exemple. Cercle vicieux, la médiocrité tel un trou noir avale tout. Résister et relever.
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photos : hier dans le hall de la bibliothèque Sainte-Geneviève, et rue Descartes le mur illustrant un poème de Bonnefoy par Alechinsky
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Madame Terre chez Pierre et Marie Curie à Sceaux + une nouvelle inédite
Pour la vingt-et-unième action poélitique de Madame Terre, O est allé, toujours à vélo mais cette fois avec Syd, l’un de nos fils, à Sceaux voir la maison où Pierre et Marie Curie ont vécu ensemble, puis celle où elle a vécu avec leurs filles après la mort accidentelle de Pierre (« au pied du château », voir ici). J’ai bien sûr une grande admiration pour Marie Curie, mais aussi pour Pierre, un homme droit, juste et bon. Après les photos de l’action, une petite nouvelle sur eux, qui fait partie d’un livre en cours d’écriture et que je vous offre en primeur pour la rentrée littéraire.
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Marie Curie se coltine la pechblende. Au mépris du danger, par tonnes elle transporte, trie, épure la « pierre à malheur », jusqu’à lui arracher son cœur, pour l’amour de la science et le bienfait de l’humanité.
« Premier principe, écrit-elle : ne se laisser abattre ni par les êtres, ni par les événements. » Et aussi : « Ma tête flambe, tant elle est embrasée de projets. Je ne sais plus que devenir ! Ta Mania sera, jusqu’à son dernier jour, une allumette au-dessus d’autres allumettes. »
C’est moi, Marya Sklodowska Curie. Mania pour ma famille polonaise, Mé pour mes enfants, Marie pour tout le monde. Corps à corps je me confronte au monde, jour après jour je fais sortir de lui sa lumière cachée.
Et la nuit, Pierre et moi faisons sortir l’un de l’autre la vie, la joie d’amour. « Il faut faire de la vie un rêve et faire du rêve une réalité », dit Pierre.
Le jour baisse. Nous savons, Pierre et moi, sans avoir besoin de nous le dire, que nous allons partir. Quitter cet étrange village de gloires. Nous avons un peu pitié des autres, ceux qui vont rester. Où iraient-ils ? Il paraît qu’il y a un autre couple, mais tous les autres ont été enterrés seuls. Seuls. Et il n’y a presque pas de femmes.
Tous ces grands hommes. Sans doute leur conversation est-elle très intéressante. Échanger avec eux pourrait être passionnant pendant très, très longtemps. Mais de radioactivité, nous ne pourrions parler qu’avec celui qui fut mon amant après la mort de Pierre, et son ancien élève. Paul. Il est là aussi. Sans sa femme ni les autres avec lesquelles il s’échappait d’elle. Mais il ne me dit plus rien, depuis longtemps. Je désire Pierre, mon amour, mon amour. Lui seul, Pierre.
D’histoire, nous pourrions parler avec tous les autres. Toutes ces gloires de l’histoire de France. C’est ce que nous avons pensé, Pierre et moi, en nous retrouvant là. Du moins c’est une pensée qui nous est venue. Ou qui nous a traversés. Quelques instants. Ici dans la tombe, dans l’enceinte du Panthéon, nous sommes un peu comme dans un atome, dans l’infiniment petit. Les lois sont autres que dehors, où règne la physique classique. Sommes-nous toujours morts, ou encore vivants ? Pierre et moi, nous allons sortir de l’indétermination, je le sais.
Un petit temps donc, nous avons envisagé la possibilité de rester là avec eux à parler d’histoire. Et en même temps nous avons compris qu’ils n’étaient que de pauvres ombres, errant, une fois les portes fermées, le silence installé, la nuit tombée, dans le labyrinthe voûté du cénotaphe. De pauvres ombres grises. Seuls Pierre et moi émettons un doux rayonnement. Le radium accumulé dans nos corps au cours de notre vie de travail, sans doute. Mais nous les scientifiques, nous les rationalistes, nous les positivistes, je sais que nous partageons une autre impression : si nous rayonnons, c’est d’amour.
Pierre et moi marchons main dans la main entre les épais murs de pierre, saluant courtoisement nos illustres colocataires, sortis comme nous de leurs tombeaux pour la promenade du soir. Les lueurs vertes des petits panneaux fléchant la sortie à intervalles plus ou moins réguliers permettent de discerner un peu les autres, mais rarement de les reconnaître – à supposer que nous les connaissions, car la gloire des hommes n’est pas si universelle ni immortelle que ça. Personne ne se dirige vers la sortie, ils ont certainement compris depuis longtemps que c’était inutile. Ou bien, ils n’en ont même pas envie. Peut-être ne savent-ils plus ce que désirer veut dire. Nous, l’amour nous fait brûler de désir.
Tous ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les honneurs de leur vivant et se retrouvent à errer dans l’éternité sans amour, sans femme, sans enfants, sans peuple, sans vie. Tous se retournent sur nous. Sur nos corps qui contrairement aux leurs, rayonnent. Leur corps à eux semble être un amoncellement de poussière que le moindre souffle disperserait. Nous ralentissons un peu chaque fois que nous croisons l’un d’eux, de peur que cela ne se produise. Que le déplacement d’air occasionné par notre passage ne les fasse disparaître. Peut-être à jamais ? Ou bien se reconstitueraient-ils, leurs poussières retrouveraient-elles la mémoire des formes de leurs corps, et s’assembleraient-elles à nouveau pour leur faire reprendre leur morne et terrible errance ? L’irréversibilité règne-t-elle ici, ou la réversibilité y a-t-elle ses droits ? La question éveille notre curiosité scientifique, mais pas suffisamment pour nous détourner de notre ardent désir de partir.
Pierre et moi continuons à arpenter les corridors voûtés, en suivant les flèches luisantes qui indiquent la sortie. Nous gravissons maintenant un large escalier, nous quittons le sous-sol. Rien d’autre que nous ne bouge. Nous traversons une vaste salle. Nos pas ne produisent aucun son sur les dalles qui composent des motifs circulaires et rayonnants, comme si nous étions en train de nous déplacer dans l’espace interstellaire. Nous distinguons la porte mais avant même de l’atteindre nous passons à travers le mur, propulsés par un immensément jouissif effet de tunnel. Nous voici maintenant dans l’air frais d’une délicieuse nuit de printemps.
Toujours nous tenant par la main, nous nous sommes mis à courir, presque. La surprenante facilité avec laquelle tout s’était passé n’était-elle pas suspecte ? Ne risquait-on pas de nous saisir par l’épaule et de nous ramener manu militari dans notre illustre prison ? Tant que nous étions enterrés au cimetière de Sceaux, nous nous étions contentés du bonheur de reposer paisiblement l’un près de l’autre, enfin réunis. Mais ce transfert au Panthéon avait changé la donne, à la façon d’une opération en laboratoire. Une énergie nouvelle nous tenait debout et exigeait que nous suivions le chemin qu’elle nous indiquait, et qui nous était encore inconnu.
Ils continuent à marcher dans les rues de leur ancien quartier. Le vent se lève, des pétales de cerisier se mettent à voleter dans l’ombre. Elle revoit la neige de son pays, celle des jours de folle joie, des courses à traîneaux en bande de jeunes filles et jeunes hommes allant danser – et elle dansait jusqu’au matin – et celle des jours de folle tristesse où elle devait gagner sa vie, institutrice privée dans une lointaine campagne, séparée de ses proches pendant d’interminables mois. Ce premier garçon qu’elle aima et qui l’aima, le fils aîné de la famille où elle était placée, il lui fallut des années pour admettre qu’il n’irait pas contre la volonté de ses parents, qu’il n’épouserait pas une jeune femme qui, toute savante qu’elle soit, n’était quand même qu’une domestique. Séparation sur séparation. Marie enfant séparée de sa mère morte trop tôt, Marie jeune fille séparée de sa famille, Marie jeune femme séparée de son premier amour, et pour finir Marie jusqu’à la fin de ses jours séparée de son grand amour, Pierre, mort trop tôt. Elle a tant souffert, Marie.
Tout en marchant, Marie fait un geste de la main, comme pour refermer une porte sur le mauvais du passé. Définitivement. Marie trie sa vie comme elle a trié la pechblende, afin de n’en garder que le cœur vivant. Que tombent dans le néant les peines et les humiliations endurées en France comme en Pologne ! La voici réunie à Pierre, son bien-aimé, son très-aimé – rien d’autre que cela ne doit survivre. Rien d’autre que son amour pour Pierre et leurs enfants, et pour leurs rares proches qui ne trahirent jamais.
Leurs pas les mènent aux lieux où ils vécurent et travaillèrent, toujours passant à travers les murs, qui ne sont plus des murs pour eux. Au lieu où fut leur premier laboratoire, le hangar de l’École de Physique et de Chimie où ils revenaient parfois le soir, après la journée de travail, pour contempler, ensemble dans l’ombre, la lueur féerique des extraits radioactifs qu’ils avaient arrachés à la pierre de malheur. Alors, se souvenant de l’amour physique, ils se retournent, se font face, se cherchent maintenant dans les yeux l’un de l’autre.
Pierre est toujours ce beau jeune homme mince, fort, doux, dont les traits reflètent la pureté d’âme. La mort l’a cueilli dans la fleur de l’âge, mais elle, Marie, comment lui apparaît-elle ? Jeune, comme il l’a connue ? ou comme elle était au moment de sa mort, avec son corps de sportive toujours, mais le visage vieilli par les années et l’anémie causée par le radium, la chevelure blanchie ? Qu’importe, car il la regarde avec le même amour et elle sent ce qu’elle n’avait pas senti depuis une éternité : son sexe dressé contre son ventre, contre sa chair qui brûle de désir pour lui. Les cris de bête sauvage qu’elle s’est retenue de pousser pour expulser sa douleur après la mort de Pierre, c’est maintenant, pendant l’amour, qu’elle les laisse jaillir de son corps.
© Alina Reyes