La marque de l’humain

ces jours-ci au jardin alpin du jardin des Plantes, photo Alina Reyes

ces jours-ci au jardin alpin du jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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La narratrice d’Emil Ferris dans My Favorite Thing is Monsters dit qu’elle a su dessiner avant de savoir parler. J’ai évoqué cette hypothèse d’une « écriture » précédant le langage dans ma thèse ainsi :

L’homme est un être qui trace : qui suit à la trace, et qui trace ce faisant des lignes, de ses doigts sur toutes sortes de parois comme de tout son corps dans l’espace où il se déplace (j’aime spécialement l’emploi intransitif du verbe tracer pour exprimer le fait de marcher à vive allure, ou, en botanique, l’action de ce qui est traçant : des racines notamment). Ce geste immémorial et toujours actuel, dans sa pulsion sauvage comme dans sa sophistication, ce geste d’inscrire, aussi ou plus ancien peut-être que la parole, plus ancien que l’écriture et qui trouve son accomplissement dans l’écriture, signe la conscience d’être au monde, d’habiter poétiquement le monde.

(…)

Chez les poètes l’unité de la langue et du réel, de l’être, perdure. Michel Foucault, dont on connaît la thèse selon laquelle les mots et les choses se sont séparés après la Renaissance, écrit que « Vigenère et Duret disaient l’un et l’autre – et en termes à peu près identiques – que l’écrit avait toujours précédé le parlé » ; qu’à la Renaissance le langage « existe d’abord, en son être brut et primitif, sous la forme simple, matérielle, d’une écriture, d’un stigmate sur les choses, d’une marque répandue par le monde » et que, après la séparation,

de Hölderlin à Mallarmé, à Antonin Artaud -, la littérature n’a existé dans son autonomie (…) qu’en formant une sorte de “contre-discours” et en remontant ainsi de la fonction représentative ou signifiante du langage à cet être brut oublié depuis le XVIe siècle. 1

Remonter à cet être brut. Éclairer le point devenu aveugle du langage courant. Adopter le point de vue selon lequel l’écrit a précédé le parlé, c’est lever le voile sur le fait que quelque chose a précédé le langage comme fonction de communication. L’écriture n’est pas la langue, les linguistes distinguent l’une et l’autre. Tout trait, tout tracé peut être considéré comme une écriture, d’autant plus s’il est délibéré. Un stigmate sur les choses, une marque répandue par le monde.

1 Michel FOUCAULT, Les mots et les…, op.cit., p. 53, p. 54 et p. 59

Entrant hier dans une librairie, j’y ai vu, mis en avant, un petit livre d’Umberto Eco que je ne connaissais pas : Comment écrire sa thèse. Trop tard pour moi, elle est écrite et soutenue. Mais je l’ai feuilleté et j’ai vu qu’il mettait entre guillemets l’adjectif « scientifique » pour qualifier le travail de thèse en sciences humaines. C’est aussi ce que j’ai souligné notamment dans mon discours de soutenance de thèse. Il faudrait redéfinir ce qui peut être considéré comme scientifique dans une recherche littéraire, par exemple. Comment se fait-il qu’avec les méthodes « scientifiques », c’est-à-dire académiques, actuelles, les découvertes soient souvent si pauvres (du moins en littérature) ? Les découvertes que j’apporte sont si originales qu’il peut être difficile de les comprendre, ou même tout simplement de les voir. Car le lecteur peut être aveuglé par le fait de ne pas reconnaître ce qu’il a l’habitude de lire (comme dans mes livres il peut être aveuglé par l’érotisme ou par ma façon autre de construire une fiction). C’est tout à fait normal, cela arrive tout le temps dans l’histoire de l’art et de la littérature. Les inventions commencent par aveugler parce qu’on n’y reconnaît pas le connu. Mais c’est précisément leur intérêt de conduire vers l’inconnu et, ce faisant, de réveiller les esprits endormis.

Dans la même librairie, j’ai feuilleté un livre de Leïla Slimani, prix Goncourt. Une suite de phrases composées d’un sujet, d’un verbe et d’un ou deux compléments, reliées par les grosses ficelles de la narration basique. Voilà ce qu’on apprend à faire dans les ateliers d’écriture de Gallimard. Du très facile, de la non-création, du vendeur de temps de cerveau humain disponible, de l’abêtisseur d’esprits. Ainsi fabrique-t-on le fascisme d’aujourd’hui et de demain.

Le combat de l’intelligence et pour l’intelligence n’est pas seulement un combat pour la survie des sciences, de l’art, de la littérature. C’est aussi un combat politique.  La bêtise de Trump, la bêtise de Macron qui arme Benalla et se fait diriger par Mimi Marchand, sont l’illustration directe de la plus grande menace qui pèse sur nos civilisations : la réduction du cerveau de l’homme à celui d’un singeur de sciences, d’un singeur d’art, d’un singeur de pensée, d’un singeur de politique – l’annihilation du génie inventeur de l’humain.

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