Fille de Zeus vs fils d’Hypérion : Odyssée, premiers vers (ma traduction, commentée)

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« Dis-moi l’homme ». C’est exactement ainsi que commence l’Odyssée. L’adjectif vient après l’apostrophe à la Muse, et il est capital de respecter cet ordre – ce qui n’est pas habituellement fait. J’ai choisi de traduire ces premiers fantastiques vers de l’Odyssée en vers de 14 pieds non rimés (ils ne sont pas non plus rimés en grec). Afin de leur conférer davantage de rythme que dans une traduction en prose, de rendre un peu leur caractère de chant inaugural. Et j’y ai mis en évidence les deux grandes oppositions qui s’y trouvent : celle entre Ulysse, « si plein de sens », et ses compagnons, « pauvres insensés » ; et celle entre le dieu Hélios, fils d’Hypérion, fatal à ses compagnons, et la déesse Athéna, fille de Zeus, alliée d’Ulysse. Homère assimile Hélios à Hypérion, donc à un Titan, un dieu primordial, dieu de l’ancien temps ; alors qu’Athéna, déesse de la sagesse, est de Zeus, le Dieu, dieu des dieux, le dieu de la nouvelle génération des dieux, le dieu moderne. Il y a là aussi une opposition entre un mâle primitif et une féminité évoluée. Opposition représentée également par le caractère « aux mille sens » d’Ulysse (ma traduction, où l’on peut entendre « aux mille directions » et aussi « plein d’esprit sensé », voire « aux mille significations » me semble plus proche de l’adjectif grec polutropon, souvent traduit par la locution « aux mille tours » ou « aux mille ruses », et aussi plus élevée peut-être, et surtout plus riche, plus polysémique), et le caractère insensé de ses compagnons, caractère qui les a conduits à la mort alors qu’Ulysse le sensé, bien que devant errer longtemps, reste vivant.

Voici donc ma traduction, au plus près de chaque vers :

 

Dis-moi l’homme, Muse, aux mille sens, qui tant erra
après avoir détruit la sacrée, puissante Troie ;
qui vit de nombreux peuples et fut instruit de leur pensée ;
qui sur les mers souffrit, tant, jusqu’au tréfonds de son âme,
luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons.
Et pourtant il ne put les sauver, malgré son désir ;
car ils périrent de leur propre folle présomption,
ces pauvres insensés ! Ayant mangé des bœufs d’Hélios,
fils d’Hypérion, lequel les priva du jour du retour.
Dis-m’en plus là-dessus, toi, déesse, fille de Zeus !

 

Homère, L’Odyssée, Chant I, 1-10
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Pour une autre de mes traductions d’un passage de l’Odyssée, c’est là : Ulysse et le Cyclope

Je cesse de préciser comme ces jours derniers que je suis confinée après que le coronavirus s’est invité chez moi (sous une forme bénigne), tout le monde à Paris, entre autres, se trouvant désormais en confinement. C’est le moment de rappeler à qui aurait envie de le lire que mon roman Nus devant les fantômes est offert gracieusement en pdf ici. Restez à la maison et bonne lecture !

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Coronavirus at home

 

Le coronavirus s’est invité chez nous, à plusieurs titres. D’après la médecin contactée par téléphone (pour ne pas la contaminer), O en a présenté ces derniers jours tous les symptômes, forte fièvre, forte toux, diarrhée… après avoir été en contact avec de nombreuses personnes qui ont voyagé récemment. J’ai lu que les hommes quinquagénaires, comme lui, sont les plus touchés par l’épidémie. Il va mieux maintenant. Comme on ne peut pas être testé, on n’est sûr de rien mais on se confine et on se soigne comme on peut, en alternant paracétamol et ibuprofène [ajout du 14-3 : je lis aujourd’hui que le ministre de la Santé recommande de ne pas prendre d’ibuprofène, seulement du paracétamol ; il ne pouvait pas le dire plus tôt ?]. La pharmacienne m’a dit qu’elle et ses confrères n’arrêtaient pas d’en vendre – les gens en achètent-ils par prévention ou parce qu’ils sont malades, on ne sait pas. Pour ma part, j’ai sans doute été contaminée aussi mais je n’ai pratiquement pas de symptômes, pas de fièvre, pas de toux, seulement une grosse fatigue, un peu de mal au ventre, des maux de tête et un très léger essoufflement qui ne m’empêche pas de continuer à faire mon yoga. Je sors seulement pour faire de rapides courses au supermarché, en faisant attention à ne pas trop m’approcher des gens – comme je ne tousse pas, ça va, mais le mieux serait de porter un masque et on ne peut pas acheter de masque. J’ai plus de soixante ans et j’ai eu un cancer récemment, si ça ne s’aggrave pas j’aurai eu de la chance, et je me dis que c’est peut-être aussi grâce au yoga quotidien.

O travaille avec des Américains, il se retrouve donc sans travail, et sans revenus car il n’est pas salarié. Bon, on va s’adapter. Tout le monde se retrouve dans une situation difficile avec ce virus, et je dois dire que la décision de Trump de fermer ses frontières ne paraît pas déraisonnable, même si elle doit affecter l’économie. Alors que l’épidémie battait son plein en Chine, à Roissy trois vols par jour continuaient à arriver de là-bas. Rien n’a été fait non plus pour contenir l’épidémie depuis l’Italie. On dit aux gens de se confiner s’ils sont malades, et en même temps on laisse le pays ouvert au virus. Pour ce coronavirus comme pour le reste, la politique montre son incohérence et son manque de vision, qui deviennent criants quand survient un problème grave et plus visible que les autres. Or il y en a et il y en aura d’autres.

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Sur l’épidémie. Et haïkus de l’aurore

 

L’épidémie nous rend à notre précarité, d’autant plus que notre santé n’est pas le souci du gouvernement. Depuis la nuit des temps les humains se battent pour vivre, pour s’entourer donc d’une meilleure sécurité. Il y a deux précarités, l’une profitable et l’autre nuisible. Ce n’est pas aux gouvernements de plonger les gens dans la précarité nuisible, celle qui tue. La seule précarité profitable est celle que les individus ou groupes d’individus préservent eux-mêmes dans leur existence, leur façon de ne pas se laisser domestiquer, de conserver un caractère aventureux et inventif à leur vie, de vivre leur liberté. Pour cela, la société doit travailler à protéger au mieux la sécurité physique et psychique de tous. En France aujourd’hui, si nous sommes grippés, il nous est demandé de ne pas aller voir notre médecin et de rester chez nous. À nous soigner comme nous pouvons, donc, sans possibilité de savoir si nous sommes ou non porteurs du coronavirus (le test étant réservé à ceux qui peuvent attester avoir fréquenté une personne ou un lieu reconnus contaminés) et en espérant que les choses n’empirent pas, qu’on n’en vienne pas à devoir appeler un Samu débordé pour être transporté dans un hôpital débordé. Les chiffres officiels de personnes contaminées (1412…), rapportés docilement par les médias, ne correspondent évidemment à aucune réalité, ou seulement à la réalité des contaminés détectés. Le mépris en marche de ceux qui ne sont rien.

 

une aube vue du train, photo Alina Reyes

une aube vue du train, photo Alina Reyes

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Aurore de mars.
Nocturne encore, le merle
l’appelle longtemps.

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Les pas au plafond
annoncent avec l’oiseau
le jour à venir

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Sommeil de l’aimé.
Je suis sa respiration
calme comme l’aube.

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Manif des femmes et haïkus des goélands

8 mars 1-min

8 mars 2-min

8 mars 3-min

8 mars 4-min*

Dans toutes les révolutions, des statues, des têtes tombent. Ceux qui pleurnichent sur les cibles de la révolution féministe devraient se réjouir que ses guillotines ne soient que symboliques. Mettre à bas les abuseurs, d’une façon ou d’une autre, est nécessaire pour renverser la loi de leur caste.

 

goelands-min

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Que de goélands,

volant, criant sous la pluie !

La Seine est en crue.

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Sur le pont cet homme,

seul, avec des bouts de viande

qu’il jette aux oiseaux

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Rafales de vent.

Les humains s’envolent presque.

Bientôt le printemps.

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goeland-minCe 8 mars à Paris, photos Alina Reyes

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De l’art de mettre Paris en bouteille

"Songe d'un jour de pluie", mon dessin du jour

« Songe d’un jour de pluie », mon dessin du jour

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Près de Beaubourg, l’excellent Banksy est allé récupérer son Rat au cutter, on l’a pris pour un voleur. Tout est bien qui finit bien et personne n’y comprend rien. Cheese !

En France un directeur de casting menace Adèle Haenel de briser sa carrière ; aux États-Unis, où le film Portrait de la jeune fille en feu a un beau succès, elle vient de signer avec la plus grosse agence d’artistes d’Hollywood. Magnifique actrice, magnifique tempérament, qui nous rajeunit le pays.

Quelque part une blogueuse féministe fait la critique de la tribune de Virginie Despentes. C’est tout à fait son droit, même si je trouve que lui reprocher de ne pas assez s’en prendre aux hommes, c’est retomber dans ce qui empêche les femmes de se libérer, à savoir toujours, d’une manière ou d’une autre, se déterminer par rapport aux hommes. Et quand elle dit que si le même texte avait été écrit par une inconnue sur un blog ordinaire, personne n’en aurait parlé… comment dire ? Avec des si on mettrait Paris en bouteille. Mais s’il existait une blogueuse inconnue capable d’écrire avec la puissance de feu de Despentes, elle ne serait pas une blogueuse inconnue. Écrire, ce n’est pas rien.

On ne s’improvise pas artiste non plus, et ça n’empêche que c’est bon d’écrire ou de pratiquer des arts en amateur·e. Du moment qu’on ne pense pas que tout se vaut. Rat au cutter moins Rat au cutter = zéro.

 

rat au cutter

Au fait, à qui, à quoi il vous fait penser, ce Rat au cutter ? Banksy a le sens du timing

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Ce monde où mieux vaut violer que voler

 

Les Fillon en procès. Les Balkany condamnés à de la prison ferme pour fraude fiscale. Bien. Pendant si longtemps, ou du moins si souvent, n’ont eu le droit de voler que les élites.

Woody Allen va publier ses mémoires, dans lesquels bien sûr sera bafouée la parole de l’enfant qu’il a abusée (alors que même son psy, le décrivant obsédé par cette enfant, avait interdit qu’il puisse continuer à l’approcher). Son fils Ronan Farrow, dégoûté par le déni de la parole de sa sœur, quitte Hachette, qui était son éditeur avant de devenir aussi, sans scrupules, celui de son père pédocriminel.

Dans notre société, mieux vaut être violeur, et notamment violeur d’enfants, que voleur. Les gens sont plus attachés à l’argent qu’aux enfants. Monde de bourgeois et petit-bourgeois dont le souci majeur est le fric, dont la valeur majeure est d’en avoir, ou à défaut de dominer autrement, au prix de l’écrasement, de toutes sortes de façons, d’autres êtres humains.

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Un peu de pornographie pour Isabelle Huppert

Portrait de Temple, la petite jeune fille qui va être violée par un cinglé d’adulte, abusée physiquement et mentalement par des cinglés d’adultes, dans le fantastique Sanctuaire de William Faulkner. Faulkner qu’Isabelle Huppert a insulté en le citant à tort et à travers pour défendre un système et un homme violeurs.

« Temple était assise sur le lit, les jambes ramassées sous elle, le buste droit, les mains sur les genoux, son chapeau repoussé sur la nuque. Elle avait l’air d’une toute petite fille, son attitude même, véritable offense aux muscles et aux tissus de ses dix-sept ans passés, semblait plutôt celle d’une enfant de huit à dix ans. Les coudes collés à ses côtés, elle tenait la tête tournée vers la porte, contre laquelle était calée une chaise. (…)

La tête de Temple bougea, tourna, lentement, comme si elle suivait le passage de quelqu’un de l’autre côté du mur. Tous les autres muscles restant immobiles, elle pivota jusqu’à ce que ce fût atroce, comme la tête d’un de ces jouets de Pâques en carton, remplis de sucreries, et s’immobilisa dans cette position retournée. De nouveau, elle vira lentement, comme si elle suivait la progression d’invisibles pas de l’autre côté du mur, revint à la chaise placée contre la porte, et resta immobile un instant.

(…)

Il se retourna, regarda Temple. Il secoua un instant le revolver et le remit dans sa poche, puis il marcha vers elle. Il se déplaçait à pas silencieux ; la porte ouverte béait et battait contre son montant, mais, elle aussi, sans le moindre bruit ; il semblait que les lois du bruit et du silence fussent interverties. Elle put percevoir comme le bruissement de cette épaisseur de silence que Popeye dut écarter et traverser pour parvenir jusqu’à elle (…) « Je vous avais bien dit que ça arriverait ! » clamait-elle, et ses paroles s’envolaient comme des bulles brûlantes et silencieuses dans l’éclatant silence qui les entourait. Enfin, le vieux tourna vers elle son visage aux deux crachats coagulés, vers l’endroit où elle se tordait et se débattait, renversée sur les planches brutes rayées de soleil. « Je vous l’avais bien dit ! je n’ai pas cessé de vous le dire ! »

William Faulkner, Sanctuaire, trad. R.-N. Raimbault et H. Delgove, revue par M. Gresset