Ulysse et le Cyclope

Les cerisiers sont en fleur ces jours-ci au jardin des Plantes. Photo Alina Reyes

Les cerisiers sont en fleur ces jours-ci au jardin des Plantes. Photo Alina Reyes

Je finis de traduire le chant IX, où se trouve l’épisode des Cyclopes. Récit polysémique comme tout le reste de l’Odyssée, mais dont j’ai trouvé le sens le plus profond avec beaucoup d’émotion, sens épuré d’une simplicité absolue que d’autres ont sûrement trouvé aussi – mais je n’en ai jamais entendu parler, tant la peur fait souvent aux hommes fermer la porte de la simplicité, pourtant libératrice. Je n’en dirai rien ici parce que ce n’est pas l’écrin qui convient, surtout dans un monde de brutes cyclopéennes.

Les chrétiens annoncent aujourd’hui la résurrection du Christ. Très bien, mais je préférerais qu’on annonce la mort du diable, et que ce soit vrai. La vie des humains, comme toute vie, est bien assez difficile, elle n’a nul besoin de ce parasite pour lui compliquer les choses. Les complications sont le contraire de la complexité, qui est un synonyme de la vie et de la simplicité.

J’ai été satisfaite de planter le Cyclope. Dans une vision des choses basique – œil pour œil, dent pour dent -, il s’en tire bien avec seulement l’œil crevé pour avoir mangé des humains. Mais Homère et ses prédécesseurs inventeurs de l’histoire savaient que dans certains cas, laisser en vie le criminel est un plus grand châtiment que de le tuer.

Comme on le répète, si Ulysse s’était abstenu de le narguer en partant, il n’aurait pas eu à subir la vengeance de Poséidon. Mais comme il le dit lui-même, Ulysse n’est pas un lâche. Tous ceux qui le traitent de menteur, confondant mensonge et fiction, sont aussi les mêmes qui le critiquent quand il clame la vérité, quel que soit le prix qu’il ait à en payer. C’est parce que les gens confondent mensonge et fiction que le diable sévit, et c’est parce que le diable s’ingénie à leur faire confondre toujours plus mensonge et fiction que le monde est malade. Le mensonge, c’est le diable ; la fiction, c’est l’esprit sain et saint. Faire passer une fiction pour une réalité, c’est du mensonge, c’est le diable. Dire que la fiction est du mensonge, c’est jeter la confusion dans les esprits, c’est ce que font les esprits soumis au diable, au mensonge – les esprits lâches.

Athéna et sa projection Ulysse incarnent l’intelligence et le courage. Il n’y a pas de courage sans intelligence, et une intelligence sans courage n’est qu’une mécanique infernale, fatalement vouée à se perdre dans le mensonge. Poséidon sait qu’il ne pourra pas perdre Ulysse, qui est protégé par les dieux, c’est-à-dire par son intelligence et son courage. Le Cyclope, fils de Poséidon, incarne le défaut d’intelligence humaine de ce dieu. Le caractère humain des dieux de l’Olympe chez Homère n’est pas un défaut mais un outil de l’Intelligence, un véhicule pour sa manifestation. Qui n’a vraiment pas fini de se produire, Dieu merci.

Réflexion sur la traduction

Ma traduction de l’Odyssée est à bien des moments à mille lieues des traductions existantes. Mille lieues, façon de parler, d’autant qu’elle est aussi proche que possible du texte grec, dont les autres traductions s’éloignent souvent par souci d’intelligibilité. Le paradoxe étant qu’elles lui retirent ainsi son intelligence. Qui traduit doit pénétrer l’esprit de qui écrivit, et de ce qui est écrit. Restituer autant que possible la richesse de la pensée d’un texte nécessite aussi bien de s’interroger sur son sens que de rendre aussi fidèlement que possible son expression et ses images. Cela peut passer par la littéralité, ou bien par une translittéralité, une transposition de l’expression dans une autre expression, mais qu’il faut alors choisir avec un soin immense. C’est pourquoi je passe des heures à méditer sur l’œuvre dans son ensemble ou dans tel ou tel de ses détails – et je le fais aussi en rêvant, toutes les nuits.

Une œuvre telle que l’Odyssée demande un investissement total, profond. Le texte doit être ressenti dans sa chair aussi bien que contemplé en esprit. Sans ressenti charnel, l’esprit s’égare, il ne contemple pas, en fait, et la pensée s’illusionne et pense faux. Si l’on ne peut accéder à ce niveau d’art dans la traduction ou la lecture d’un texte, mieux vaut s’en tenir à transcrire ou dire ce que le texte offre comme premier niveau de compréhension. Mieux vaut donner un sens plat du texte, ce qui revient à réduire son sens, que de le déformer, ce qui revient à détruire son sens.

Il y a des moments-clé dans l’Odyssée où la traduction doit laisser la place à la réflexion avant de pouvoir reprendre ; bien sûr tout le temps de la traduction est un temps de réflexion, mais parfois la pensée exige de ralentir ou d’arrêter le temps de l’écriture avant de reprendre sa lecture. On traduit trop le mot métis, qualité attribuée à Ulysse, par « ruse », alors que le me de métis est le même que celui de mental, d’une racine indo-européenne signifiant penser. À cause de ce mot, ruse, le regard du francophone sur Ulysse est très réducteur. J’ai déjà expliqué pourquoi même le mot dolos était défectueusement traduit par ruse en français. L’intelligence d’Homère n’est pas une esquive, au contraire.

La vertu comparable des Grecs, par Marcel Detienne

… ou du danger politique des pensées faussées. Analyse toujours juste de Marcel Detienne, en préface au livre d’André Bonnard Civilisation grecque :

detienne« … Heidegger pense en terme d’historialité et fonde son autorité sur la volonté de « penser plus grec que les Grecs ». Pensée hautaine, totalement indifférente à tout ce qu’un anthropologue historien des lieux et des formes du politique pourrait d’abord apprendre, ensuite argumenter contre une thèse d’une fragilité si surprenante. Qu’on en juge, le dossier est simple : nul linguiste, aucun helléniste ne connaît l’étymologie de polis, le mot grec qui désigne « la cité ». Heidegger n’a pas l’ombre d’une hésitation : polis vient de polein, une forme ancienne du verbe être. Conséquence évidente : la cité est en soi le lieu du dévoilement total de l’être ; variante : la Polis n’est ni l’État ni le politique au sens trivial, elle est le pôle (polos-polein), l’axe tourbillonnant dans lequel et autour duquel tout se meut. Et la chose politique, le politikon dont parle Hérodote et ses contemporains, la cité, la polis si longuement explicitée par les indigènes dans les inscriptions, dans l’écriture publique qui affirme avec autant d’audace la présence de cette chose abstraite, si malaisée à faire exister dans des lieux, dans des choix, dans des décisions quotidiennes, au nom de quelle révélation seraient-ils déclarés nuls et non avenus ?

Appropriation d’un seul ? Point. Alentour, silence respectueux. Les uns glosent, les autres regardent ailleurs. Une étymologie en vaut bien une autre. Sauf que celle-ci engage davantage que les Grecs de Heidegger. C’est le philosophe lui-même qui prend position dans l’actualité, et la plus lourdement « historiale ».
Les faits sont bien établis. Dix années de fidélité au parti nazi ; l’appel au peuple allemand en 1933 quand le philosophe Heidegger prend en charge le rectorat de l’Université de Fribourg-en-Brisgau ; le silence soutenu jusqu’au dernier jour sur le génocide des Juifs, et l’impuissance du philosophe à faire lui-même la critique philosophique de son adhésion au national-socialisme. Le 27 mai 1933, l’appel au peuple allemand énonce la mission historique du Grand Reich et de ses « possibles historiques et destinaux ». Détruire la tradition sclérosée, faire cesser l’éclatement des sciences en disciplines séparées, vouloir une politique originaire, répéter le grand commencement grec.
(…)
L’Existant déterminé par le souci de soi, tourné vers sa différence radicale, s’approprie soi-même en se détournant du quotidien, de la sociabilité, en se tenant à l’écart de la cité et de ses bavardages. Dès ce moment, l’espace politique, au sens grec (l’étymologie tordue et idiosyncrasique d’un philosophe ne vaut rien contre tout ce que nous savons sur le politique et ses formes dans des milliers de documents sur plusieurs siècles), est dévalué. La démocratie, ce misérable champ quotidien et fini des affaires de la cité, il faut la condamner pour « oubli de l’être ». L’homme historial n’habite pas les places publiques polluées par la « technique » (au sens « technique » heideggerien de « métaphysique achevée…)

Pour une autre étymologie, le désaccord suffirait, ou l’objection linguistique, voire historique. Mais ici les Grecs sont l’Incomparable, et leur terrible actualité dans une philosophie qui se les approprie si radicalement pendant un demi-siècle de l’histoire allemande et européenne prend place à côté des grands délires du racisme indo-aryen et de toutes les lâchetés de la peur et de la haine.

Je ne crois pas qu’il nous soit possible aujourd’hui de faire de l’anthropologie avec les Grecs (comme terrain expérimental) sans commencer de critiquer radicalement la fausse actualité et les dévoiements souvent certains imposés par les lectures de Heidegger à la culture, à la pensée et aux pratiques de la Grèce ancienne. La seule actualité que les Grecs peuvent avoir dans le champ de l’anthropologie, c’est leur vertu expérimentale d’abord, leur vertu de « comparables ». Et plus grand sera le sens, plus large l’horizon des sagesses. »

Voir aussi, de Marcel Detienne, ma note sur son livre Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque

Le destin dans l’Odyssée : tisser la juste part

Ulysse et les sirènes sur un vase grec, image wikimedia. Cette image qu'on montre aux enfants des collèges sans jamais les faire réfléchir à son sens. Ulysse se fait attacher pour ne pas succomber, voilà tout ce qu'on dit. Quand j'ai dit, à l'institut de formation des profs, qu'il faudrait aller plus loin, personne n'a compris de quoi je parlais, et quand je l'ai précisé brièvement, l'instructrice m'a répliqué qu'on n'avait pas le temps de discuter de ça avec les élèves. La formation des profs de français : une formation à tuer l'intelligence des élèves, comme l'édition et la télévision tuent l'intelligence des gens de tout âge, par bêtise

Ulysse et les sirènes sur un vase grec, image wikimedia. Cette image qu’on montre aux enfants des collèges sans jamais les faire réfléchir à son sens. Ulysse se fait attacher pour ne pas succomber, voilà tout ce qu’on dit. Quand j’ai dit, à l’institut de formation des profs, qu’il faudrait aller plus loin, personne n’a compris de quoi je parlais, et quand je l’ai précisé brièvement, l’instructrice m’a répliqué qu’on n’avait pas le temps de discuter de ça avec les élèves. La formation des profs de français : une formation à tuer l’intelligence des élèves, comme l’édition et la télévision tuent l’intelligence des gens de tout âge, par bêtise


En grec moïra signifie part (portion) ; et parler selon la moïra signifie parler avec justesse, en faisant la juste part des choses. Moïra s’utilise aussi, secondairement, pour exprimer le destin dans le sens « part qui a été attribuée à chacun », que la part soit considérée comme bonne ou non. D’où j’en suis dans ma traduction de l’Odyssée, au chant VII, je constate que Homère emploie très peu le mot moïra, et quand il l’emploie c’est plutôt dans l’expression parler selon la moïra, qui ne fait pas référence au destin mais à la justesse de vue.

Pour ce qui est du destin, il emploie le plus souvent le mot kère, qui signifie d’abord la mort. Qui peut contester que la mort soit le destin de chacun d’entre nous ? Cette subtilité dans les mots grecs est détruite en français du fait que nous employons le mot destin dans le sens d’existence déterminée à l’avance dans toutes ses tribulations, alors que les mots grecs laissent beaucoup plus de champ à l’interprétation de ce que peut être le destin.

Chez Homère, le destin se tisse, surtout. Souvent nous devons traduire en français par destin ou sort ce qui, chez Homère, est contenu dans les seuls verbes du filage et du tissage. Quand il parle des Fileuses, il dit les Fileuses plutôt que les Moires. Mais, Parques ou autres, ces divinités ne sont pas les seules à filer et à tisser, Homère ne les évoque qu’en dernier lieu, comme image ultime d’un sens du destin quand il devient pesant. Dans la vie courante, les humains tissent, les dieux aussi. Au sens propre et au sens figuré. Mais ils tissent le plus souvent au moment de l’action, ou juste avant. Là aussi, nous avons une ouverture dans le temps et dans le champ des possibles. Égisthe est dit avoir bafoué le destin parce qu’il a épousé la femme de son demi-frère, ou cousin, Agamemnon – qu’il a donc agi contre la juste part des choses. Il en est puni, mais voilà un exemple mortifère, parmi d’autres innombrables, de relativisation du destin.

Le destin n’est pas un décret des dieux attribuant absurdement telle ou telle existence à tel ou tel, mais une façon de vivre selon la juste part des choses. Le destin, chez Homère, n’est pas une fatalité mais une négociation avec le réel, de la part de l’humain comme de la part du divin, en vue d’un juste discernement sur la conduite à tenir – à tisser. C’est ainsi que le héros est dit, au chant V, « Le divin Ulysse, réchappé de la mort et du sort ».

Homère tisse, comme Pénélope, et il est subtil, comme Pénélope et Ulysse. La subtilité qui permet de réchapper de la mort et du sort consistant à savoir tisser et détisser les liens entre l’humain et l’humain – mais pas seulement, car se contenter de l’humain c’est, comme le Cyclope, ce simili-dieu qui en bouffe (de l’humain), n’avoir qu’un œil, sombrer dans le crime et la stupidité. Il faut donc toujours tisser et retisser l’histoire et les liens entre le terrestre et le céleste, entre l’humain et le divin, entre la contingence et la liberté. En fin de compte, la liberté se trouve dans la juste part – à trouver, à tisser, à suivre.

Intelligence et poésie

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Screenshot_2021-03-06 Alexis Kauffmann ( framaka) TwitterRegardé hier soir Old Boy, le beau et poétique film de Park Chan-Wook. Ma scène préférée, véritablement jouissive : celle du combat du héros dans le souterrain contre toute une bande de méchants qu’il dégomme à mains nues les uns après les autres et tous ensemble, avec cette fin de scène admirable de l’ascenseur. Nous sommes loin, très loin, en France, d’avoir un cinéma qui arrive seulement à la cheville du cinéma asiatique. La Corée du Sud, le pays de Park Chan-Wook, est le pays où les élèves sont de loin les plus forts en mathématiques, avec, juste après, le Japon ; inutile de préciser que la France, où le niveau en maths ne cesse de baisser, se situe très loin derrière. Quel rapport entre les maths et l’art ? L’intelligence.

Terminé les trois tomes de Millenium, le personnage de Lisbeth Salander me reste. Comme dans Old Boy, l’héroïne ou le héros solitaire qui combat contre des forces obscures est en partie l’héritage de L’Odyssée. Les forces obscures opposées à Ulysse sont celles de Poséidon, père du Cyclope, force obscure dont Ulysse a dévoilé l’obscurantisme et la bêtise en crevant son unique œil. Forces obscures dont le héros d’Homère sort vainqueur grâce à la guidance d’Athéna aux yeux brillants de chouette, qui voient aussi la nuit et dans la nuit.

Je traduis couramment une trentaine de vers par jour. Un bonheur sans pareil. À mesure que j’avance la traduction avance plus vite, le vocabulaire me revient et je reconnais évidemment mieux la langue homérique, un grec difficile car très ancien, empruntant à divers parlers du monde grec, et bien sûr poétique, répondant aux exigences du vers. Si je le traduis en vers libres de douze à quinze pieds, c’est pour rendre aussi en français cette part de contrainte qui rend singulière la langue poétique, qui y ouvre des espaces par où passer dans d’autres dimensions de l’univers.