Grégoire de Naziance, Proust et l’islam

Qui suit docilement la Voie est renforcé par elle et en elle, même par les actions extérieures qui voudraient l’en détourner. L’autre jour j’ai assisté à l’exposé d’un étudiant sur la théologie négative. Il y fut dit un peu n’importe quoi, et pas mal de bêtises et d’incohérences, de la part du professeur comme de celle de l’étudiant, mais nous étions dans un séminaire de littérature, pas de théologie, et de plus, comme le dit Grégoire de Naziance dans son Discours 27, chapitre 3 (ma traduction, du grec) :

« Ce n’est pas tout le monde, vous savez, qui peut philosopher à propos de Dieu, ce n’est pas tout le monde ! Ce n’est pas une affaire à bon marché, ni pour ceux qui se traînent à terre. J’ajouterai même : ce n’est ni partout, ni pour tous, ni sur tout qu’on peut en discuter, mais à tel moment, pour telles personnes, et jusqu’à un certain point. Non, tous ne peuvent pas en discuter, mais seulement ceux qui en ont fait l’épreuve, qui sont passés par la contemplation, et avant tout ont purifié et leur âme et leur corps, ou prennent soin de les purifier. Car toucher la pureté sans être pur, c’est précisément aussi dangereux que de regarder un rayon de soleil avec de mauvais yeux. »

C’est la raison pour laquelle je me suis abstenue d’intervenir, sauf pour évoquer très brièvement l’islam et Rûmî. Et plus tard, à la fin, un étudiant du fond de la salle a pris lui aussi très brièvement la parole, pour dire en écho à ma brève intervention la profession de foi à laquelle bien sûr je pensais : lā ilāha illa-llāh, “il n’est de dieu que Dieu”, qui fit éclater magnifiquement la vérité, provoquant un moment de stupéfaction, comme si tous venaient de se brûler les yeux. (Moment qui témoignait aussi de la gêne que provoque le fait de parler positivement de l’islam – car la prétendue théologie “négative”, ou apophatique, lorsqu’elle est développée jusqu’à son accomplissement, révèle la pure positivité – un peu comme si quelqu’un arrivait nu dans une assemblée, à l’université par exemple : être sans vêtements n’est pas négatif, c’est pleinement être).

Al-Haqq, la Vérité est l’un des noms de Dieu en islam : il n’y a de vérité que la Vérité. S’y tenir c’est avancer, en tous domaines. Et pour en revenir à la littérature, ce passage du Temps retrouvé de Proust :

“… car je sentais que le déclenchement de la vie spirituelle était assez fort en moi maintenant pour pouvoir continuer aussi bien dans le salon, au milieu des invités, que seul dans la bibliothèque ; il me semblait qu’à ce point de vue, même au milieu de cette assistance si nombreuse, je saurais réserver ma solitude. Car pour la même raison que de grands événements n’influent pas du dehors sur nos puissances d’esprit, et qu’un écrivain médiocre vivant dans une époque épique restera un tout aussi médiocre écrivain, ce qui était dangereux dans le monde c’était les dispositions mondaines qu’on y apporte. Mais par lui-même il n’était pas plus capable de vous rendre médiocre qu’une guerre héroïque de rendre sublime un mauvais poète.”

Un peu plus tôt dans le livre Proust avait parlé du “sens artistique” comme de “la soumission à la réalité intérieure”. On ne saurait mieux définir la façon d’être du musulman, si l’on songe notamment au verset où Dieu dit de l’homme : Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire. (Coran 50, 16) Suivre la Voie, ce n’est rien d’autre qu’obéir à la Vérité qui est en nous. Encore faut-il ne pas, à force de pratique du mensonge sous diverses formes, l’avoir laissée partir en de meilleures demeures.

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Le corps vivant est une pensée, et il pense

Dans le Coran, Ève ne sort pas de la côte d’Adam. Dans l’islam, l’enfant ne naît pas marqué par le péché. Le constat s’impose par rapport à la Bible, en négation de cette philosophie portée par la Bible. En vérité le Coran rejoint la première affirmation de la Genèse, le premier livre de la Bible. L’homme et la femme y sont d’abord présentés comme une seule création : « Mâle et femelle il les créa ». « Adam », « l’être de terre », étant aussi bien le nom de la femme que celui de l’homme. Ce n’est que dans la seconde version de l’histoire, un peu après, qu’Adam demande à Dieu une compagne, et qu’Ève est tirée de son côté pour lui servir d’aide. Quel est le sens de cette double histoire ? Clairement, que selon « Dieu », c’est-à-dire selon la vérité ontologique de l’être, l’homme et la femme sont parfaitement égaux. Mais selon le deuxième Adam, c’est-à-dire de l’homme devenant social, certains êtres, notamment les femmes, doivent être subordonnés à d’autres. Et cette subordination doit se justifier par un récit instaurant la différence de nature ontologique entre les uns et les autres.

Le dire sous la forme d’une affirmation est encore plus fort : dans l’islam comme dans la parole biblique originelle, l’homme et la femme sont créés ontologiquement égaux, et l’homme n’est pas marqué par le mal à sa naissance. La Bible et les religions qui en découlent se sont construites en négation de cette parole originelle, négation inscrite à même le texte dès les premières pages du Livre. En ce sens, il est notable que l’islam tel qu’il est vécu trahit lui aussi sa propre parole, en subordonnant la femme à l’homme, et certains hommes à d’autres hommes. De là le mal. S’il y a faute originelle, elle est dans cette perversion du récit originel, dans cette perversion de la vérité. Laquelle engendre à son tour toutes sortes de maux, condamne l’humain à toutes sortes de maux, lui donnant la vision de l’homme marqué par le mal dès sa naissance.

Que l’homme, qu’il soit masculin ou féminin, soit un et entier, appartient au monde ontologique sans faute et l’instaure ou le restaure. Que l’un(e) ne soit pas défini(e) par sa relation à l’autre instaure ou restaure la plénitude de la vie en relation, et en relation libre. La relation pure et libre est réflexion. Ni réflexion du même ni réflexion de l’autre, mais pure réflexion de la pure relation qui est amour. L’amour, pure relation, mêlant réfléchi et réfléchissant, engendre cette réflexion d’où surgit la vie. La réflexion est un corps.

Il n’est d’autre corps ni d’autre puissance que ceux de la pensée. Le reste n’est qu’illusion.

Exode 15, 1-21 (ma traduction)

Myriam danse,Poursuivi par Pharaon, le peuple guidé par Moïse a franchi la mer Rouge, mer du Roseau – que j’ai appelée aussi mer du Parler, parce que les roseaux parlent. Pharaon et ses armées sont engloutis, un chant de joie s’élève.

1. Alors auront, eurent à chanter Moïse et les fils d’Israël ce chant via le Seigneur. Ils dirent via dire :

« Que je chante via le Seigneur !

il est monté, il est monté,

cheval et cavalier dans la mer il a jetés !

2. Ma force, un chant, Yah ! Via lui il fut, mon salut !

Lui, mon Dieu, je le louange, Dieu de mon père, je l’exalte !

3. Le Seigneur est un guerrier, Seigneur est son nom !

4. Chars de Pharaon et son armée, dans la mer il les a jetés !

L’élite de ses officiers s’est enfoncée dans la mer du Roseau,

5. les abîmes les couvrent,

ils ont coulé aux profondeurs comme une pierre.

6. Ta droite, Seigneur, magnifique en puissance,

ta droite, Seigneur, brise l’ennemi.

7. Dans la profusion de ta majesté, tu détruis ceux qui se dressent contre toi,

tu envoies le feu de ta colère, il les mange comme du chaume !

8. Au souffle de tes narines, s’avisèrent les eaux,

s’enflèrent comme une digue les ondes,

se figèrent les abîmes dans le cœur de la mer !

9. L’ennemi disait :

Je poursuivrai, j’atteindrai,

je partagerai le butin,

je m’en remplirai l’âme,

je viderai mon épée,

ma main les ruinera !

10. Tu fis souffler dans ton esprit,

la mer les couvrit,

ils sombrèrent comme du plomb

dans les eaux formidables.

11. Qui est comme toi parmi les dieux, Seigneur ?

Qui est comme toi magnifique en sainteté,

terrifiant de gloire,

faisant merveille ?

12. Tu as étendu ta main,

le pays va les engloutir.

13. Tu as dirigé dans ton amour

ce peuple que tu as racheté,

tu l’as conduit par ta puissance

vers ta demeure sainte.

14. Ils ont entendu, les peuples,

ils frémissent !

Une douleur saisit

les habitants de Philistie.

15. Alors sont troublés

les maîtres d’Édom,

les puissants de Moab,

un tremblement les saisit,

ils fondent tous, les habitants de Canaan.

16. Tombent sur eux

épouvante et terreur,

dans la grandeur de ton bras

ils sont muets comme la pierre,

tant que passe ton peuple, Seigneur,

tant que passe ce peuple que tu as acquis.

17. Tu les emmèneras, les planteras

dans la montagne, ta possession,

lieu que tu as créé, Seigneur,

via ta demeure,

sanctuaire, mon Seigneur,

fondé de tes mains !

18. Le Seigneur règne via l’éternité, à jamais. »

19. Car est entré le cheval de Pharaon, son char et son armée, dans la mer, et il a fait retourner sur eux, le Seigneur, les eaux de la mer, et les fils d’Israël ont marché à pied sec au milieu de la mer.

20. Alors Marie, la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en sa main un tambourin, et sortirent toutes les femmes à sa suite, dans les tambourins et les danses du pardon.

21. Et Marie leur entonna :

« Chantez via le Seigneur, il est monté, il est monté,

cheval et cavalier à la mer il a jetés ! »

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Pour en finir avec le jugement dernier

jugement dernier,Suite des méditations pascales de ces jours derniers avec Parménide, Marc, Ovide, Kantor, Artaud, Van Gogh…

« Laisse-les aller, car ils ne voient pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34). Ils ne voient (premier sens du verbe grec qui signifie aussi savoir) pas ce qu’ils font parce que, vivant au jour mais aveugles, ils se sont laissé prendre au mensonge, à la propagande. Contrairement à ceux qui font la propagande et le mal délibérément, par calcul caché. Ceux qui ont des yeux qui voient et ont choisi d’occulter le jour de toutes sortes de façons, ceux qui se sont destinés eux-mêmes au lieu où ils ont choisi de vivre : dans les ombres, les limbes, le froid.

Ouvrir la cage, le piège où se sont laissé prendre ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, les « laisser aller » (vrai sens du mot grec habituellement traduit par « pardonner »). Car peut-être finiront-ils par voir ce qu’ils ne voyaient pas, comme l’annonce l’Apocalypse (1, 7).

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Évangile selon Marc 16, 8 (commentaire)

ouvrir les cages,

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Des versets ont été ajoutés par la suite, mais à l’origine ce sont les derniers mots de l’évangile de Marc, déroutants puisque contrairement aux autres évangiles ils annoncent que les femmes n’ont pas rapporté l’annonce, que venait de leur faire l’ange, de la résurrection du Christ. En voici ma traduction et mon commentaire.

« Alors elles sortirent et s’enfuirent de la tombe, ayant tremblement et extase ; et ne dirent rien à personne ; car elles étaient effarouchées. »

À lire ce verset, je vois les trois femmes jaillir de la tombe comme trois jeunes oiseaux prenant pour la première fois leur envol du nid, en un instant tout à la fois de frayeur et d’extase. Une traduction rapide dit : « car elles avaient peur ». Mais le sens précis du verbe grec phobeomai c’est « être chassé par la crainte, être mis en fuite », comme le mot phobos signifie « action de faire fuir en effarouchant ». Quelque chose dans le tombeau les a effarouchées pour qu’elles ne restent pas accrochées à ce lieu, qu’elles ne restent pas dans le souvenir (c’est aussi le sens du mot mnéméion, « tombeau »). Trois oiseaux doivent quitter leur nid, se jeter dans la nouvelle vie. C’est une préfiguration de la résurrection, et juste revenues à la vie, comme les nouveau-nés, les enfants (infans, « sans-parler »), elles ne disent rien. Elles parleront une fois arrivées auprès des apôtres, nous disent les autres évangiles. Mais il est aussi possible d’imaginer que leur attitude parle d’elle-même, que le fait d’avoir un temps perdu l’usage de la parole, comme il arriva à Zacharie après avoir lui aussi reçu une annonce d’un ange (l’annonce de la naissance de Jean le Baptiste), que le fait d’être à la fois tremblant et en extase, soit en soi une première façon de parler, de dire que Dieu vient de se manifester, rendant dérisoire la parole humaine. Le corps de Jésus s’est comme « envolé » de la tombe, celui des témoins aussi. Après la résurrection, la vie physique est une vie libérée de la pesanteur.

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