La prière selon Ibn ‘Arabi, puis comment je prie

peinture Alina Reyes

 

Voici deux mois que je suis devenue musulmane. Je vais aujourd’hui témoigner de la façon dont je prie, après ces quelques semaines de pratique. Mais d’abord voici un très beau texte d’Ibn ‘Arabi, extrait de « La Sagesse des prophètes », sur l’oraison :

« L’oraison est un appel secret échangé entre Dieu et l’adorateur ; elle est donc aussi un dhikr. Or, qui invoque Dieu se trouve dans la présence de Dieu, selon la parole divine (hadith qudsi) transmise fidèlement depuis le Prophète : « J’assiste à l’invocation de celui qui M’invoque » (anâ jâlisun ma’a man dhakaranî) ; et celui qui se trouve dans la présence de Celui qu’il invoque, Le contemple, s’il est doué de la vue de l’œil du cœur. C’est là la contemplation (mushâhada) et la vision (ru’ya) ; mais celui qui n’a pas de vue de l’œil du cœur (baçar) ne Le contemple pas. C’est par cette actualité ou absence de vision dans l’oraison que l’adorateur peut juger de son propre degré spirituel. S’il ne Le voit pas, qu’il L’adore donc par la foi « comme s’il Le voyait » : et qu’il se L’imagine en face de lui quand il Lui adresse son appel et qu’il « prête l’ouïe » à ce que Dieu lui répondra. S’il est l’imâm de son propre microcosme et des anges qui prient avec lui – et chacun qui accomplit l’oraison est imâm, sans aucun doute, puisque les anges prient derrière l’adorateur qui prie seul, ainsi que l’atteste la parole prophétique -, il réalise par là même la fonction de l’envoyé divin dans l’oraison, en ce sens qu’il est le représentant de Dieu ; lorsqu’il récite (en se relevant de l’inclinaison) « Dieu entend celui qui Le loue », il annonce à lui-même et à ceux qui prient à sa suite que Dieu l’a entendu ; et les anges et les autres assistants répondent : « Notre Seigneur, à Toi la louange ! » Car c’est Dieu qui dit par la bouche de Son adorateur : « Dieu entend celui qui Le loue. »

Regarde donc à quelle fonction sublime correspond l’oraison et à quel but elle mène. Celui qui n’atteint pas le degré de la vison spirituelle (ar-rû’ya) dans l’oraison ne l’a pas réalisée pleinement et n’y trouve pas encore « la fraîcheur des yeux » ; car il ne voit pas Celui à qui il s’adresse. S’il n’entend pas ce que Dieu lui répond dans l’oraison, il n’est pas de ceux qui « prêtent l’ouïe » ; celui qui n’est pas présent devant son Seigneur lorsqu’il prie, et ne L’entend ni ne Le voit, n’est pas foncièrement en état de prière, et la parole coranique « qui prête l’ouïe et qui est témoin » ne s’applique pas à lui. Ce qui distingue l’oraison de tout autre rite (d’obligation commune), c’est qu’elle exclut, aussi longtemps qu’elle dure, toute autre occupation (rituelle ou profane) ; mais ce qu’il y a de plus grand dans tout ce qu’elle comporte en paroles et en gestes, c’est la mention de Dieu. »

Ibn ‘Arabi cité par Éva de Vitray-Meyerovitch dans La prière en islam, éd Albin Michel, pp 96-98

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J’aime faire les ablutions à l’eau froide, de façon légère et avec peu d’eau ; la fraîcheur réveille la peau et l’esprit avant la prière, et le filet d’eau transporte dans l’économie du désert. Depuis que je me lave les narines  en inspirant l’eau selon la règle, je ne suis plus jamais enrhumée – et c’est bon aussi de sentir l’air traverser le nez comme de purs couloirs entre les montagnes.

J’aime prononcer avec soin la prière, plus je le fais plus j’entre profondément dans le paysage des mots. C’est un voyage, chaque fois neuf. Lorsque les dernières rekaas peuvent se dire à voix basse, je les dis seulement intérieurement, c’est encore une autre profondeur, plus intime. Je balance légèrement mon corps en rythme. Lors de l’inclinaison, en disant (en arabe bien sûr) « gloire à mon Seigneur l’immense», je me représente bien l’espace autour de moi comme un cosmos, dans sa dimension surtout horizontale, et je sens ses ondes. Lors de la prosternation, en disant « gloire à mon Seigneur le très haut », je me le représente dans sa verticalité, descendant sur ma tête qui est au plus bas et où le sang afflue, et je sens Sa transcendance. La deuxième prosternation de chaque rekaa, je la prolonge autant que Dieu le veut, dans le dialogue silencieux avec Lui.

En me relevant de l’inclinaison, en disant « Dieu entend celui qui le loue » je sens comme le dit Ibn ‘Arabi que c’est de par Son autorité que je le dis ; et cela me remplit de joie, de foi, d’humilité, et aussi de sa force que je reçois. Puis je tiens particulièrement à dire le répons :  « Notre Seigneur, à Toi la louange ! », parce qu’il faut dire « Rabbana », ce qui me remplit de tendresse en me rappelant qu’un jour au petit matin, j’appelai le Christ tout juste ressuscité « Rabbouni ». J’aime beaucoup aussi le moment où l’on salue le Prophète, cela m’attendrit, me rend très proche de lui, comme s’il était mon frère. Et je suis très touchée aussi chaque fois qu’on en vient à évoquer Abraham, lui dont j’ai appris à être si proche aussi en traduisant sa longue aventure humaine dans la Bible.

Je sens que je souris jusqu’aux oreilles pendant toute la prière, que je demande ou que je m’abandonne – mais demande et abandon y sont toujours intimement mêlés. Dieu est réellement présent, et les anges aussi,  et chacun de mes enfants et de mes proches, et les hommes du monde entier, réellement. Aux salutations finales, d’un côté puis de l’autre et en tournant la tête, je sens que c’est eux tous vraiment que je salue, avec un immense amour et une immense joie. Chaque prière donne une paix divine, et chaque journée de prière, l’une après l’autre, augmente la paix, qui devient comme une forteresse de cristal contre le mal.

Je ne fais pas toujours les cinq prières dans les formes car ma vie en famille dans un petit appartement ne s’y prête pas tous les jours à toute heure, mais je ne manque pas celle de l’aube, et celles que je peux ensuite faire dans la journée je les fais de tout mon cœur. Quelquefois je vais à la mosquée pour la prière de l’après-midi, et j’y vais bien sûr pour la grande prière du vendredi. Et puis je prie aussi autrement, comme je le faisais avant d’être musulmane, comme je le faisais en chrétienne et comme je le faisais avant d’être chrétienne, dans ma relation directe à Dieu. Cela bien sûr ne concerne que moi, c’est mon histoire et mon chemin comme chacun a le sien, le mien est un peu particulier et je ne le donne pas en exemple mais il me semble bon d’en témoigner. Car c’est dire que cela ne serait pas possible si Dieu n’était pas le plus grand, vraiment. Bien plus grand que tous nos petits cadres humains, alhamdulillah.

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Sourate 21, Al-Anbiyaa, Les Prophètes

à Médine, la mosquée du Prophète

 

Pourquoi des prophètes ? Telle est la question à laquelle répond cette sourate. À laquelle elle répond en expliquant comment fonctionne Dieu.

Le jour où les hommes vont devoir rendre compte approche ; or les hommes se moquent des avertissements du Prophète, les mécréants l’accusent d’œuvrer dans l’illusion, disent les premiers versets.

Contre ces accusations, Dieu via son Prophète rappelle qu’Il a déjà envoyé d’autres prophètes chargés de révélations, et que les injustes et leurs cités ont péri faute de les avoir écoutés. Et Il ajoute : « Nous n’avons pas créé les cieux, la terre et ce qui est entre, par jeu. » (verset 16). Qu’est-ce à dire ? Le mot pour dire jeu peut aussi désigner un . Le mot pour dire créer signifie d’abord donner une mesure. La Création n’est pas aléatoire comme on pourrait le croire, elle est très précisément mesurée. C’est exactement le constat que font aussi les physiciens de notre temps. « S’il y avait d’autres divinités que Dieu dans les cieux et la terre, ces derniers seraient corrompus » (v.22) : s’il y avait d’autres lois que l’unique loi de Dieu, le cosmos ne tiendrait pas. Tout comme sont corrompus ceux qui obéissent à des autorités que des hommes ont fabriquées, plutôt qu’à la loi de Dieu.

S’il n’est qu’une Autorité, qu’une Loi, elle s’exerce dans le monde sensible et aussi dans sa dimension spirituelle. La terre et le ciel dont parlent les Livres sacrés désignent effectivement la terre et le ciel physiques, cosmiques, mais aussi la terre et le ciel intérieurs à l’homme. « Au Jour de la Résurrection, Nous dresserons des balances d’une extrême sensibilité, de manière à ce que nul ne soit lésé, fût-ce du poids d’un grain de sénevé, car tout entrera en compte, et les comptes que Nous établissons sont infaillibles. » (v.47) Indiquer la mesure afin que chacun puisse être en mesure de correspondre à la bonne mesure au moment de la pesée, telle est la mission du prophète. Et il l’accomplit dans la mesure de la langue, la bonne mesure audible dans ses versets rythmés aux sonorités splendides, qui par leur forme même indiquent à l’homme qui les écoute la bonne formule de vie : verdeur, justesse, harmonie.

Le verset précédemment cité : « « Nous n’avons pas créé les cieux, la terre et ce qui est entre, par jeu », pourrait aussi se traduire : « Nous n’avons pas donné mesure au plus haut, au plus bas et à ce qui les différencie, par hasard. » Le mot qui dit « ce qui est entre » peut aussi bien exprimer la distance, la séparation, que la différence, et cela dans l’espace comme dans le temps, et dans l’esprit. Ce qui est entre le ciel et la terre, le haut et le bas, les sépare mais aussi permet de connaître leur valeur. Ce qui est entre, ce sont les prophètes. Et, pouvons-nous dire, les hommes qui sont en chemin, en train d’expérimenter, dans la pente et dans le temps, la valeur du haut et du bas, d’apprendre leur mesure. En poussant encore un peu plus loin les sens des mots qui disent ciel et terre, nous pourrions les traduire : nom et pays. Le nom et le pays sont à la fois reliés et tenus à distance respectueuse par la valeur qui se tient entre. Et nous pouvons dire, en reprenant le verset 22 : « S’il y avait d’autres principes que Dieu entre le nom et le pays, ces derniers seraient corrompus. » Et ce qui est corrompu, en état de corruption, va vers la mort. Le nom et le pays doivent être liés par le juste, ou perdre leur être. Que le pays désigne un pays, ou une âme. Il ne s’agit pas d’un jeu.

« Bien au contraire, Nous lançons contre le faux la vérité qui le subjugue, et le voilà qui disparaît. » (v.18) Tout a une destination, soit vers la paix bienheureuse, soit vers la destruction mortelle. C’est pourquoi le Prophète n’a été « envoyé que comme miséricorde pour l’Univers » (v.107). Qui écoute la révélation qu’il transmet apprend la voie juste, la voie du salut. Encore faut-il savoir écouter. Écouter aussi est un chemin, sur lequel l’homme est appelé à progresser. « Et celle qui a préservé sa fente ! Nous avons soufflé en elle de Notre esprit, faisant d’elle et de son fils un signe pour l’univers. » (v.91) Nous comprenons pourquoi la « fente », premier sens du mot arabe employé ici, signifie aussi un « espace compris entre deux ». Dans la dimension de l’esprit, il s’agit bien de cet espace de la valeur, dont le respect rend seul valide ce qui est.

En recevant l’esprit de Dieu, Marie est devenue avec son fils un signe pour l’univers. Les versets aussi s’appellent des signes. Quand l’homme comprendra pleinement les signes qui lui sont envoyés, quand, recevant l’esprit, il aura pleinement entendu le sens des révélations que lui ont faites les prophètes, alors les révélations verront leur accomplissement, et « ce jour-là, Nous plierons le ciel comme on plie le rouleau des livres. Et de même que Nous avons procédé à la première Création, de même Nous la recommencerons. C’est une promesse que Nous Nous sommes faite, et Nous l’accomplirons. » (v.104)

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Participants

hier à Paris, photo Alina Reyes

 

Le nombre de nos dents équivaut sensiblement à celui des lettres de nos alphabets. Sourire c’est tout dire !

Dieu sait ce qui est tissé dans chaque cœur. Ce voile que chaque homme fabrique tout au long de sa vie, c’est celui qui l’enveloppe à l’heure de sa mort. Sa mort d’ici et maintenant, d’à chaque instant de son existence. Et la grande mort qui l’attend, ailleurs et en un autre temps.
Ce voile dans le cœur est la peau qu’il lui faut purifier, pour pouvoir entrer au Jardin bienheureux.

« Il n’est d’autre dieu que Dieu » signifie : il n’est rien d’autre que la Vie.

L’odeur de la mort donne envie de vomir, sauf aux hyènes, aux yeux purulents et au corps subreptice.

« Louange à Dieu » signifie : louange à la Vie, souveraine des mondes, c’est elle seule que nous adorons, elle dont la logique régit tout, elle qui seule donne le salut et fait de l’homme un homme devant Dieu.

 

Que le temps des prophètes ait pris fin selon les juifs au troisième siècle avant notre ère, que Jean-Baptiste soit pour les chrétiens le dernier prophète, que Mohammed soit pour les musulmans le sceau des prophètes, ne signifie pas qu’il n’y a plus de prophètes après eux, grands ou petits. Gandhi par exemple fut un grand prophète. Cela signifie que pour ce qui est du judaïsme la prophétie est achevée au troisième siècle avant Jésus-Christ ; que dans l’événement du christianisme c’est après Jean-Baptiste que tout, en le Messie, est annoncé ; que dans l’islam Mohammed récapitulant dans une autre dimension les prophéties antérieures à lui accomplit l’absolu de la prophétie.

Que Jésus soit le « Fils de l’Homme » selon lui-même, le « Fils de Dieu » selon les chrétiens, le « Sceau de la Sainteté » selon l’islam, ne signifie pas que Dieu ait eu un enfant comme l’homme peut en avoir, mais que son être est l’absolu de l’homme en Dieu. Et c’est pourquoi l’islam comme le christianisme sait qu’il doit revenir à l’accomplissement des temps, pour lesquels le judaïsme aussi attend le Messie. Cet accomplissement des temps où l’Homme sera parvenu à sa maturité.

Aux hommes d’opérer les déplacements nécessaires pour voir Dieu dans les diffractements, les langues de sa Langue. Chacune de ses annonces et de ses manifestations à travers le temps a sa logique et son sens, chacune est liée aux autres et œuvre pour l’accomplissement de l’Homme dans ses diverses dimensions. Participons, c’est magnifique.

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Qu’est-ce que l’Homme ?

image Alina Reyes

 

Mohammed comme Jean-Baptiste comme Marie, reçoit Dieu par l’esprit en amont, le fait advenir au monde dans l’eau de la parole, le voit venir et partir en aval, infiniment plus grand que lui dans le temps et l’espace.

Sens de l’incarnation : Dieu agit parmi les hommes. Comme par la main de Moïse tendue sur la mer sauvant son peuple, comme par Jésus, “sceau de la sainteté”, dans son être renouvelant l’être, comme par Mohammed, “sceau de la prophétie”, Il est en un Livre descendu. Cri du Prophète dans le désert, qui l’a manifesté au monde dans un Livre à partir duquel s’incarne un autre homme, le musulman.

L’homme ne peut pas vivre sans religion. Qu’est-ce que l’homme ? Le face-à-Dieu. L’homme irreligieux, incroyant, vit dans un réseau serré de fausses religions et de fausses croyances. Les fausses religions et les fausses croyances sont celles qui ne se reconnaissent pas comme telles. Elles emprisonnent, paralysent et tuent l’être à la racine, du fait que ce à quoi il croit en croyant ne pas croire n’accède pas pour lui au statut relevé et libérateur de croyance mais le cerne et le possède en tant que réalité. L’être ainsi aveuglé, étouffé, fossilisé, ne peut qu’enregistrer toujours plus de fausses croyances, de fausses connaissances qui resserrent autour de lui le mortel maillage.

Le vrai croyant des vraies religions, des religions et croyances déclarées comme telles, c’est-à-dire ouvrant l’accès à la Vérité, qui ne se trouve pas en elles mais au-delà d’elles, est un être très rare. Le croyant est presque toujours très grandement contaminé par l’homme du monde en lui, le croyant non reconnu des croyances non reconnues, l’idolâtre. De plus, il est souvent empêché, par lui-même et par les pouvoirs religieux qui veulent toujours asseoir leur pouvoir temporel, de reconnaître que sa croyance est une croyance, le reflet ou l’ombre de la Vérité et non la Vérité elle-même, si bien qu’il pratique sa vraie religion comme une idolâtrie.

La solution de libération de l’homme n’est pas de vouloir abolir les religions, ce qui ne fait et ne ferait qu’étendre encore l’empire des idolâtries, mais d’apprendre et de savoir entrer dans la Vérité par la porte, non seulement de sa propre religion, mais de toute vraie religion. Il ne s’agit de rien de moins que de partir à la découverte d’un Nouveau Nouveau Monde.

Il ne s’agit pas de savoir qui détient la vérité, mais de comprendre que Dieu a donné sa même et unique vérité à chacun, sous des formes différentes, des langages qu’il nous appartient de découvrir et de comprendre, afin de pouvoir, par eux, remonter à la Source, en multiples affluents que nous sommes d’une même eau. La vérité de Dieu est en chaque homme et chaque élément de sa création, il ne peut en être autrement. Savoir cela et en tirer les bonnes conséquences, voilà ce qu’est croire en Dieu, le connaître, cheminer en lui.

 

(in Voyage)

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