Les nieurs

La jeune fille musulmane qui s’est défenestrée après avoir été agressée par des skinheads est vivante. Il semble que depuis son agression elle ait eu à subir beaucoup de suspicions, voire de harcèlement, de la part de la police – et nous savons toute la suspicion avec laquelle cette affaire a été relatée dans la presse. Une agression comme celle qu’elle a subie est très traumatisante, mais le traumatisme devient gravissime quand le témoignage de la victime est partout mis en doute et qu’elle se retrouve en position d’accusée. Sur internet, nos bons concitoyens continuent à exprimer leurs doutes face au témoignage de cette jeune fille, mais à Annecy, où une nouvelle agression de skinheads sur des musulmans vient de se produire, l’un des agresseurs vient d’être arrêté. Qu’on cesse de nier le problème.

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Les premiers qui scandalisent les petits sont en vérité les derniers

Aujourd’hui il m’a fallu entendre le pape, que je n’écoutais plus depuis quelque temps, dire aux chrétiens du monde entier que ceux qui avaient commis de très grands péchés n’avaient pas à s’inquiéter, parce que c’étaient justement eux que le Christ préférait, pour leur donner son pardon. Ainsi donc on encourage les chrétiens à faire le mal, en leur assurant que Jésus préfère les pécheurs, et plus encore ceux qui commettent les plus graves péchés, et que de toutes façons ils en seront quittes. Ceci en contradiction totale avec la parole du Christ lue aujourd’hui même : « Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites le mal. Il y aura des pleurs et des grincements de dents quand vous verrez Abraham, Isaac et Jacob et tous les prophètes dans le royaume de Dieu, et que vous serez jetés dehors. »

Se rend-on compte de la gravité de telles paroles, d’autant plus graves qu’elles sont prononcées par un pape ? Certes la tendance à la complaisance envers le péché n’est en rien nouvelle, elle est un moyen de s’assurer d’une emprise sur les âmes : ne gouverne-t-on pas mieux sur les esclaves, sur ceux qui sont redevables de l’acquittement donné par le clergé, que sur les êtres libres ? Mais n’est-ce pas ainsi que l’on se complaît dans la pourriture, qu’on laisse pourrir l’Église, qu’on pervertit les âmes ? N’est-ce pas ainsi qu’on incite les âmes à se perdre, non seulement en ce monde, mais pour l’éternité ? Quelqu’un qui a le souci des âmes ne peut pas parler ainsi. Quelqu’un qui aime les hommes et veut leur salut ne peut pas parler ainsi, ne peut pas ne pas prendre au sérieux les paroles du Christ comme de tous les prophètes avant lui et après lui, affirmant certes la miséricorde de Dieu envers ceux qui demandent pardon, renoncent aux œuvres de satan et se convertissent au bien, et toujours aussi sa Justice, sans laquelle l’univers tout entier s’écroulerait.

« Alors on viendra de l’orient et de l’occident, du nord et du midi, prendre place au festin dans le royaume de Dieu. Oui, il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers », poursuit le Christ. L’Église véritable n’est pas l’Église apparente, et en elle il y a des derniers qui sont premiers, et des premiers qui sont derniers. Qu’ils se convertissent, avant qu’il ne soit trop tard, et qu’ils n’aient à finir dans les pleurs et les grincements de dents.

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De la Pitié à la Mosquée (12). Oiseaux en cage

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tout à l’heure sur le boulevard, photo Alina Reyes

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« Dès que les portes furent forcées, le 3 septembre 1792, vers les 16 heures, 350 hommes se précipitèrent sur nos prisonnières (…) Durant quarante heures d’horloge, plus de 600 filles, femmes, fillettes, vieillardes, furent possédées, sodomisées ou violées, chacune une ou plusieurs fois, devant 8000 voyeurs accourus de toute la ville. Et, au milieu de cette débauche, le 4 septembre, en fin de journée, des égorgeurs en provenance de Bicêtre assassinèrent 35 femmes dans la cour dite encore aujourd’hui « des massacres » du bâtiment de la Force. » Maximilien Vessier, La Pitié-Salpêtrière, éd APHP.

Les Massacres de Septembre ont fait plus d’un millier de morts à Paris, prisonniers et prisonnières assassinés dans un délire de fureur des révolutionnaires, « boutiquiers, artisans, gardes nationaux, Fédérés, entraînés par la hantise de la trahison », écrit François Furet dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, qui précise aussi qu’il n’y eut à l’origine de la tuerie « aucun ordre venu de plus haut ». Et qu’après cet épisode sur lequel on jugea bon de « jeter un voile », « de fait, la Terreur va peu à peu se mettre en place, comme un système répressif organisé d’en haut et institutionnalisé. »

Moins d’un siècle plus tard, le Dr Charcot, issu du peuple, menait la vie d’un grand bourgeois boulevard Saint-Germain, ayant fait fortune en inventant l’hystérie et en exhibant ses malades de la Pitié-Salpêtrière au Tout-Paris et au-delà – Freud y passa un semestre. Il est connu aujourd’hui que ses séances d’  « hypnose » comme les manifestations de ses « hystériques » n’étaient qu’artifices et singeries. En vérité l’exhibition de ces femmes et hommes, de leurs convulsions et de leurs soumissions, n’était que la reprise hypocrite du tour qu’avaient pris ici les Massacres de Septembre, substituant aux violences physiques des violences psychiques collectives sur des personnes emprisonnées, affaiblies, sans défense, dont nous avons vu (ici et )comment s’exerçait la maniaquerie de ces « messieurs » à leur encontre.

Un siècle plus tard encore, et l’hypnose et l’hystérie, une fois inventées faisant leur chemin, règnent via les médias sur leur maître, le peuple, et via la production intellectuelle sur leurs soumis, les héritiers de Charcot, inventeurs de faux en tout genre. « Que le phallus ne se trouve pas là où on l’attend, dit Lacan (au dixième tome de la publication de son Séminaire), là où on l’exige, à savoir sur le plan de la médiation génitale, voilà qui explique que l’angoisse est la vérité de la sexualité, c’est-à-dire ce qui apparaît chaque fois que son flux se retire et montre le sable. La castration est le prix de cette structure, elle se substitue à cette vérité. » Jean Guitton ne dit-il pas que « l’on a toujours l’impression avec Lacan qu’autrui n’est qu’un être, un objet dont on voudrait abuser, et de ne pas le pouvoir librement, là serait l’origine de tous les problèmes psychiques » ?

« Mais en fait, poursuit Lacan, cela est un jeu illusoire. Il n’y a pas de castration parce que, au lieu où elle a à se produire, il n’y a pas d’objet à castrer. Il faudrait pour cela que le phallus fût là. » S’il n’y est pas, où est-il donc ? Sans doute reste-t-il confiné, comme avec Charcot, dans l’habit de ces messieurs, engoncés dans leur obsession sexuelle et trop apeurés à l’idée que pourrait leur être coupé, de par le don de leur corps, leur pouvoir symbolique. Le réel n’est-il pas trop risqué pour ces angoissés de la mort ? « La vie humaine pourrait être définie comme un calcul dans lequel zéro serait irrationnel », a dit Lacan en 1959. Voyez comme la vérité parle, voyez comme malgré lui cet homme parle en fait de lui, tout calcul, zéro phallus, zéro homme, tout faux puisque le zéro irrationnel cela n’existe pas, et tout irrationnel, élaborant des théories irrationnelles auxquelles des générations d’angoissés croiront idolâtriquement, comme à toutes les théories de la non-vie aptes à justifier le choix des existences entre-deux, entre vie et mort, des paroles entre-deux, entre oui et non, des actes entre-deux, entre exhibition et occultation, des engagements entre-deux, entre bien et mal, et de tout entre-deux qui permet, par sa non-franchise, de ne pas assumer sa vie, sa parole, ses actes, et qui sépare l’être de l’être, pour le remplacer par l’artificielle existence et la pseudo-relation du zéro irrationnel.

L’inconscient n’est pas structuré comme un langage car l’inconscient n’est pas. L’inconscient existe comme hypothèse de travail, comme langage fabriqué par et pour une hypothèse de travail, rien de plus. La conscience est, elle seule est, crée et anime le monde. La conscience nous est donnée, nous ne la connaissons pas toute et nous avons à aller vers elle, qui vient vers nous notamment à travers ce que nous appelons inconscient mais qui n’est pas inconscient mais au contraire conscience. Si la physis aime à se cacher, comme disait Héraclite, ce qui nous en est caché ou inconnu n’est pas pour autant une in-physis, une non-physis. La conscience est, la non-conscience n’est pas. Avoir convaincu les hommes qu’ils étaient gouvernés par leur inconscient, c’est les avoir déresponsabilisés, leur avoir ôté le sens de la liberté qui assume, les déshumaniser. Continuer à les pousser à explorer ce qui n’est pas, à les convaincre que la vie est un calcul et un néant, c’est continuer l’œuvre de destruction massive de l’époque industrielle. Il est temps de revenir à l’incarnation.

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De la Pitié à la Mosquée (11) Les musulmans

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hier au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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Il y a quelque chose qui ne peut pas se dire, c’est la mort. Qui pourrait témoigner de la mort, sinon un mort ? Or, comment un mort pourrait-il témoigner ? Il ne le peut pas. Ce qui ne peut pas se dire, il faut pourtant le dire. Dire qu’on ne peut pas le dire, d’abord. Et disant cela, l’identifier. Et l’identifiant, commencer à pouvoir le dire. Car seuls les morts enterrent les morts. Les Vivants les arrachent à la mort. Le dernier ennemi vaincu c’est la mort, vaincue par la parole.

Dans Ce qui reste d’Auschwitz Giorgio Agamben expose, en convoquant plusieurs auteurs, que l’exception permet de mieux connaître la règle, et qu’une situation d’exception, comme celle du camp de concentration, permet de distinguer ce qui est humain et ce qui est inhumain. Or, dit Agamben, ici « L’intémoignable porte un nom. Il s’appelle, dans l’argot du camp, der Muselmann, le « musulman ». Et, citant Améry : « Celui qu’on appelait le « musulman » dans le jargon du camp, le détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts. » Peut-être les appelait-on ainsi à cause de leur attitude de prostration, on ne sait pas exactement. Mais alors que la soumission du musulman à Dieu est volontaire, qu’elle est même un effort de la volonté, soutenu et animé par la foi en ce que la volonté de Dieu est à l’œuvre à chaque instant, les « musulmans » du camp étaient au contraire ceux qui avaient perdu toute volonté et toute foi. Agamben cite en ce sens Kogon : « Leur soumission n’était pas un acte de volonté, mais au contraire une preuve que leur volonté était brisée. Ils acceptaient leur sort parce que toutes leurs forces intérieures étaient paralysées ou déjà détruites. »

Des « musulmans » de cette sorte, c’est-à-dire en vérité des anti-musulmans, on en rencontre bien au-delà d’Auschwitz. Auschwitz les a révélés, le monde continue à les occulter. Ces « musulmans » d’Auschwitz, ce n’était pourtant pas eux, les morts ultimes. Eux, ces cadavres ambulants, n’ont été que le miroir où auraient pu se voir confusément les âmes de leurs bourreaux, si ces derniers avaient été encore vivants, s’ils avaient encore eu des yeux. C’était eux, les antisémites absolus, les anti-musulmans : ceux qui n’avaient plus d’espace dans leur conscience « où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. » Et c’est encore ainsi. Voici les morts. Invisibles. Enfouis dans les recoins ou replis de la société, ou bien au contraire tout à fait exposés, propres sur eux et pleins d’autorité et de pouvoir. Au camp on appelait musulmans ceux qui étaient le contraire de musulmans mais pouvaient en avoir une apparence – et cela continue d’arriver dans le monde du mensonge, de même que dans ce monde il arrive qu’on appelle humanistes ceux qui sont le contraire d’humanistes mais peuvent en avoir une apparence.

Et voici que la mort, une fois débusquée là où elle est vraiment, dans la déshumanité des destructeurs d’âmes plus que dans celle de leurs victimes, peut tout à fait se dire, même si le monde interdit un tel témoignage, même si le monde est incapable de supporter un tel témoignage et n’a de cesse de vouloir l’effacer, d’une manière ou d’une autre – y compris en effaçant le témoin. Mais ce n’est pas possible.

Poursuivant son chemin (§ 2.4), Agamben note que la situation extrême, en fin de compte, ne fait pas que définir la limite entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Elle la dépasse. Parce que l’homme qui ne s’y fait pas se met à errer, encore vivant, dans la mort ; et parce que celui qui s’y fait, précisément, s’y habitue, renversant la situation extrême en situation ordinaire. Et il cite Karl Barth : « D’après ce que l’on observe aujourd’hui, écrivait-il en 1948, on peut dire avec certitude que, même au lendemain du Jugement dernier, si c’était possible, chaque bar ou dancing, chaque bal musette, chaque maison d’édition avide d’abonnements et de publicité, chaque groupuscule fanatique, chaque cercle mondain, chaque cénacle pieux rassemblé autour de l’inévitable tasse de thé et chaque synode chercherait à se reconstituer le mieux possible et à reprendre normalement ses activités, sans en être autrement affecté, comme si de rien n’était. » C’est bien cela, n’est-ce pas ? Seulement, il y a quelque chose qui ne va pas. Si nous devons, avec Agamben, en déduire que la leçon de la situation extrême est « celle de l’immanence absolue, du « tout qui est dans tout » [et que] En ce sens, on peut définir la philosophie comme le monde vu depuis une situation extrême qui est devenue la règle », alors c’est la preuve que la philosophie ne suffit pas. Car alors, on n’en sort pas. De la mort. Quand Agamben ajoute, entre parenthèses, que « selon certains philosophes, le nom de cette situation extrême est Dieu », il ne va pas assez loin. La situation extrême n’est pas Dieu, mais le lieu où notre ultime volonté peut s’exprimer, et ce faisant, rencontrer Dieu. C’est pourquoi il nous faut apprendre à vivre toute situation ordinaire comme ce qu’elle est en vérité, une situation extrême.

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à suivre

De la Pitié à la Mosquée (10). Le déshumain

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le grand puits de Bicêtre

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Avant d’être fous et folles, et internés comme tels, les pauvres furent chômeurs. À partir du XVIIème siècle, toute l’Europe est prise dans des crises économiques qui jettent les ouvriers des manufactures à la rue et font augmenter dramatiquement la pauvreté. Partout des Hôpitaux généraux sont bâtis pour y enfermer les miséreux et en débarrasser les villes  – tandis que parallèlement on les en chasse et on tente de les empêcher d’y rentrer en leur en barrant les accès. La façon de traiter le problème de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, considérés comme de la « vermine », est toute proche de celle qui se pratique aujourd’hui – que l’on songe au sort fait aux Roms et aux immigrés : fermeture des frontières, reconduites forcées au pays d’origine, détention dans des centres de rétention. Mais leur Enfermement à grande échelle est plus proche encore des univers concentrationnaires soviétiques ou nazis. Sans atteindre l’horreur et la planification meurtrière de ces derniers, les traitements y sont particulièrement dégradants et cruels, la mortalité très élevée, les trafics et les abus courants, notamment sur les enfants.

L’exclusion crée la folie. Au dix-neuvième siècle la Salpêtrière et Bicêtre, de prisons pour pauvres, allaient se transformer en prisons pour folles et pour fous. Si nous prenions des leçons dans l’histoire, nous saurions à quoi nous nous exposons en créant de l’exclusion. Que devient un peuple méprisé ? Les fous y deviennent si nombreux qu’ils ne sont plus enfermables, même si le système pénitentiaire s’est extraordinairement développé dans le monde moderne. La folie change de visage selon les époques, elle crée aujourd’hui des tueurs en série, des terroristes, des désespérés politiques. Et du côté des créateurs d’exclusion, la froide mécanique assassine des grands serviteurs de l’argent.

En 1725, l’architecte Germain Boffrand fut chargé de concevoir un puits pour approvisionner Bicêtre en eau. Foucault dit qu’il s’avéra très vite inutile, mais qu’on continua à le construire, trois ans durant, pour faire travailler les prisonniers. Creusé en 1733, le « grand puits » descend à 58 mètres de profondeur et mesure 5 mètres de large. Deux immenses seaux contenant chacun 270 litres étaient remontés par la force de douze chevaux. À partir de 1781, les chevaux sont remplacés par 72 prisonniers, qui se relaient de cinq heures du matin à huit heures du soir. En 1836, les prisonniers sont remplacés par des fous. Et en 1856, les fous cèdent la place à une machine à vapeur.

Jesenska-M-Nus-Devant-Les-Fantomes-Livre-895441448_MLDe quoi s’agit-il en vérité ? D’évider l’homme de l’homme. De la déshumanisation de l’homme par l’homme. « Nous creusons la fosse de Babel », écrivit Franz Kafka le 12 juin 1923. C’est la dernière page de son Journal. Les phrases immédiatement précédentes étaient : « Qu’est-ce que tu construis ? – Je veux creuser un souterrain. Il faut qu’un progrès ait lieu. Mon poste est trop élevé là-haut. » Il mourut avant de connaître le « progrès » de l’horreur qu’il constatait en marche, mais sa sœur Ottla n’est jamais revenue d’Auschwitz, où elle s’était portée volontaire pour accompagner un convoi d’enfants. Tel est le nulle part où entraînent les chemins de l’homme séparé, désincarné, déconscientisé, quand l’homme moderne se rêve transhumain, surhumain, alors qu’il ne devient que déshumain.

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à suivre