La misère au soleil

Aznavour chantait la misère au soleil, et il savait que ça ne la rendait pas meilleure. J’espère qu’Arte laissera longtemps sur sa chaîne youtube ce documentaire de Philippe Pujol sur le quartier de Saint-Mauront, à Marseille. On ignore trop, et pas seulement dans les quartiers pauvres, que le métier de vivre s’apprend, et qu’on doit l’enseigner. (On oublie aussi, à force de médiocrité, voire de vilenie dans les « beaux quartiers », que le métier de journaliste, entre autres, peut également être un beau métier).

Politique de la charité

Dès leur création, j’ai détesté les Restos du cœur. Je déteste la charité. J’ai grandi dans une famille très pauvre et une fois adulte j’ai été très pauvre, longtemps, à être démunie de tout, à ne manger que des pâtes ou du riz. J’ai connu d’autres gens dans le même cas. Nous ne risquions pas de faire du gras. Ils ne se plaignaient pas, moi non plus. Je ne serais jamais allée aux Restos du cœur ni à un truc de ce genre. On a enlevé leur dignité aux pauvres. Beaucoup se surnourrissent de cochonneries. Dans cette société de consommation, il n’y a pas d’autre but que de consommer, pour les pauvres comme pour ceux qui ont de l’argent. Ce qui est à portée de consommation des pauvres, c’est la nourriture, la mauvaise nourriture qui fait les corps en surpoids et paralyse les esprits. Et la maladie de l’obésité s’étend, elle touche de plus en plus de monde dans toutes les classes, elle tue elle aussi, par l’addiction dont elle est le signe, notre capacité à nous tenir debout.

Depuis le confinement, les files d’attente s’allongent de plus en plus aux distributions de nourriture. Il s’y trouve des gens qui ont véritablement faim, des sans-abri privés des revenus de la manche depuis que les rues sont désertées, et des travailleurs privés de travail. Leur distribuer de la nourriture est utile, mais n’en reste pas moins révoltant. Ce monde est indigne. La solidarité y est devenue, par force, de la charité. Une manifestation éclatante de l’injustice sociale. Et de sa pérennisation. Si je me souviens bien, les Restos du cœur devaient être provisoires. Ils ont instauré un système. Même effet pervers que celui d’une certaine aide humanitaire, quand elle n’est pas coopération avec les gens à qui elle s’adresse. La charité, c’est le non-partage. Il y a l’indigent, et il y a le citoyen. Le citoyen agit, l’indigent est dépendant. La bonne idée d’Emmaüs, c’était de refuser ce système ; c’était un progrès certain, même s’il n’est pas allé assez loin. Et ce qui se développe maintenant et depuis les Restos du cœur, continue, pour la bonne cause, à entériner l’exclusion, participe même à l’augmenter.

On parle de solidarité, et sans doute un esprit de solidarité anime-t-il la plupart de ceux qui organisent ces distributions, mais le système, lui, est celui de la charité. Mon sens de la dignité est blessé devant ce spectacle répugnant. Qui est devenu une politique. L’hôpital se fout de la charité mais il lui a fallu la subir, il lui a fallu accepter des dons de sacs poubelles transformés en blouses et de casques de plongée pour se protéger d’un virus. Comme on parle de culture du viol, on peut parler de culture de la charité, et de politique de la charité. La Commission européenne elle-même envisage de lancer un crowdfunding pour faire face à la crise économique due au coronavirus. L’Europe faisant la manche. La boucle est bouclée.
*

« L’esprit grec, plus affamé de vérité que de profit » Lawrence Durrell, l’un des auteurs au programme

sans abri pitie salpetriereun microvillage de personnes sans abri le long de l’entrée fermée de la Pitié-SalpêtrièreC215 pitie salpetriereune fresque de C215 dans l’autre entrée de l’hôpital
photos Alina Reyes

*

Toujours préparant l’agrégation de Lettres modernes, dont les épreuves commencent dans huit jours maintenant. Elles dureront toute la semaine : lundi 7 mars, 7 heures de composition française sur l’une des huit œuvres françaises au programme ; mardi, 5 heures d’étude grammaticale (ancien français et français postérieur à 1500) ; mercredi, 7 heures de composition française sur l’une questions de littérature comparée, avec six autres œuvres au programme ; jeudi, 4 heures de version de grec ancien ; vendredi, 4 heures de version d’anglais. Ceci pour les épreuves d’admissibilité – les admissibles devront ensuite, pour être admis (ou non) passer les épreuves orales, au moins aussi redoutables, avec des temps de préparation de 6 heures pour des exposés de 40 mn.

Il est clair que je m’y suis prise beaucoup trop tard, n’y ayant songé qu’au moment de la clôture des inscriptions, en octobre dernier, et alors que mes études universitaires datent de trente ans. Mais je ferai de mon mieux. J’essaie de combler mes oublis et lacunes en cherchant à saisir la substantifique moelle des œuvres, leur sens profond. Comme je n’ai pu suivre aucune préparation, ni à la fac ni par correspondance (car elles sont payantes), ni acheter de livres (presque tous empruntés à la bibliothèque), je trouve en ligne quelques choses gratuites, des vidéos de conférences et des articles d’universitaires. Vive Internet et ses généreux contributeurs ! Si j’échoue, je serai quand même contente d’avoir préparé ce concours. Et si jamais, miracle, je réussis, je serai heureuse d’enseigner.

J’ai pris l’initiative d’interrompre au moins jusqu’au concours un traitement qui me fatiguait énormément et m’a empêchée de travailler correctement toutes ces dernières semaines, finissant par m’assommer de migraines persistantes malgré les antidouleurs. Depuis deux jours, tout va mieux. Je suis passée hier à la Pitié-Salpêtrière. J’ai dû faire le tour, à cause du plan Vigipirate. Le long de l’entrée principale, fermée donc, s’est installé un microvillage de tentes. Ses habitants jouaient aux cartes dans le froid sur une table bricolée. J’étais venue pour prendre un rendez-vous, mais c’était samedi et les bureaux étaient fermés, j’ai marché dans les couloirs souterrains sombres et déserts. En repartant j’ai photographié la fresque à l’entrée de l’hôpital. C215 n’est pas mon street artiste préféré mais il a un grand succès auprès des institutions. Il a décliné plusieurs fois ce thème de la femme qui souffle dans sa main dont sortent des oiseaux, c’est pas mal, non ?

*

Pays souffrant

1ce matin à Paris, photo Alina Reyes

*

Mon beau pays en paix.

À l’hôpital, nous attendons.

L’hélicoptère dans le ciel

tourne. Aux couleurs de la police,

comme dans les rues ses voitures.

Hier la tuerie. Et aujourd’hui.

Ici à l’hôpital on soigne.

Hommes et femmes en blouses blanches

font couler le sang mais pour la vie.

Des hommes sont partis en guerre

à l’intérieur de ce pays,

portant la haine avec des mots.

D’autres répliquent avec des armes.

L’être est tout entier communion

dit Parménide en grec ancien.

Alors d’où vient la division ?

Du renoncement à la voie

de vérité. Ceux-là qui marchent

dans les ombres appellent l’ombre

dans laquelle errent les tueurs.

Notre pays souffrant,

avance-toi vers la lumière,

choisis des guides aux bonnes ailes,

légères, rassembleuses et claires.

*

Mon voyage en religion

arbre de vie,

*

J’ai été élevée sans religion, quoique baptisée bébé pour contenter mes grand-parents. Mes parents étaient farouchement athées et anticléricaux, ils nous avaient instruits sur les méfaits du clergé, qu’ils avaient connus pendant leur enfance. Mais ils étaient communistes et croyaient au progrès, à la nécessité de libérer les peuples opprimés. Ce n’était pas une religion mais cela y ressemblait, la lecture quotidienne de l’Huma et les réunions de cellule en formant la liturgie. Comme je m’intéressais à la politique mais critiquais le communisme, mon père m’emmena un jour à l’une de ces réunions afin que je puisse en parler avec les camarades. Toute gamine, j’exposai à ces messieurs mes vues, essayant de les convaincre qu’une anarchie régulée par la responsabilité personnelle et le sens de la communauté formerait un monde bien plus accompli que leur système. Ils m’écoutèrent poliment, par respect pour mon père sans doute, et nous en restâmes là.

En 6ème je commençai le latin, en 4ème le grec. Avec ces langues, je découvris la mythologie antique, qui constitua pour ainsi dire ma première religion, une religion à laquelle il n’y avait pas à croire. Cela me convenait tout à fait : un enchantement du monde, sans contraintes. Je me mis à explorer aussi la mythologie égyptienne, puis je m’intéressai à l’hindouïsme, au taoïsme, au bouddhisme. Je recopiais dans un cahier les éléments que je trouvais dans des livres, avec aussi des écritures en langues orientales, sans les connaître mais pour le bonheur des signes. Parallèlement j’explorai aussi l’esprit en lisant Freud et un peu Jung, et toujours beaucoup de littérature et de poésie, notamment française et russe, bien sûr imprégnées de christianisme.

À dix-sept ans, lors de mon premier voyage, j’eus un contact inattendu, précis et extrêmement fort avec Dieu dans l’église-mosquée de Sainte-Sophie, à Istanbul. Je me cachai pour pleurer. Pendant très longtemps je demeurai comme je le disais « mystique mais athée ». C’est-à-dire, vivant dans l’expérience de Dieu, mais sans croire en Dieu, au sens où je voyais les gens croire en Dieu un peu comme au Père Noël. Je m’intéressai à l’art pariétal, visitant des grottes préhistoriques, allant voir des spécialistes, m’interrogeant sur le sens liturgique de ces œuvres. À la montagne, et notamment au cours de mes ermitages, mes expériences mystiques devinrent de plus en plus fortes et je finis par me tourner plus concrètement vers le christianisme, d’autant que la première ville en plaine était Lourdes. Je fis des retraites au carmel, où j’appris à prier selon le catholicisme. À Paris j’allai un peu au catéchisme, puis je retournai dans mes montagnes, munie d’une Bible en hébreu, d’un dictionnaire et d’une grammaire d’hébreu, et je me mis à apprendre, seule, suffisamment de cette langue pour traduire et commenter de longs passages de la Genèse et de l’Exode. Je me remis aussi au grec, et traduisis et commentai aussi de larges passages des Évangiles. Tout cela entra dans la composition de mon livre Voyage.

En retournant vivre à Paris, je passai régulièrement devant la Grande mosquée, tout près de chez moi. Je commençai à lire le Coran, un peu plus que je ne l’avais fait jusqu’à présent. Un jour, j’allai à la mosquée et demandai la permission d’y prier. On me demanda si je voulais me convertir. Je dis que je voulais seulement prier. C’était le milieu de la matinée, on me laissa aimablement entrer dans la salle de prière des femmes, en me disant que le Prophète avait dit qu’il était permis au musulman de prier partout. Je priai debout en silence pendant un peu plus d’une demi-heure, en compagnie des moineaux qui se faufilaient sous le toit. Quelques semaines plus tard, j’allai trouver un imam (du moins je suppose que c’en était un) dans un bureau de la mosquée, pour qu’il me fasse prononcer la shahâda.

Ainsi donc, des premières à la dernière religion, j’ai fait le parcours. Et je continue à marcher.

Glaner en ville

1

*

Je suis sortie avec mon chariot dans l’intention de chercher dans les rues un support pour peindre. J’ai trouvé trois lourds morceaux de bois compact et épais. À mi-chemin de retour j’ai eu envie de les photographier et je l’ai fait, mais juste après tout est tombé, juste à côté de mes pieds mais pas dessus, heureusement. Un passant m’a aidé à les ramasser et à les remettre en place en les attachant plus solidement, et en me répétant de faire attention à ne pas me faire mal. Puis, comme il était vietnamien, il a dit : « voilà, maintenant vous pouvez aller jusqu’au Vietnam avec ! » Une fois à la maison, je me suis fait les muscles en montant les trois étages à pied avec leurs 20 kg. Cela m’importe beaucoup de peindre sur des supports récupérés. Je me sens proche des street artistes, même si je pratique cela de façon dérivée. Je suis si heureuse, j’adore la vie ! Qu’elle vous soit douce et belle et joyeuse.