Il neige

à la grotte puis à la grange, le matin du 11 février 2010

 

Une petite neige volette à ma fenêtre, en ce moment même, ici à Paris.

Il y a trois ans, les 9 et 10 février, j’étais à Lourdes. Au petit salon du Livre des Sanctuaires, en l’honneur de la première Apparition à ma petite soeur Bernadette, avec mon livre sur cet événement, paru deux ans plus tôt. Le 11 au matin, jour de l’Apparition, il neigeait. Je suis allée encore une fois à la grotte, avant de prendre le car pour retourner à la grange, là-haut dans la montagne,  où je suis ensuite restée seule pendant sept mois. Qui avait décidé de salir cette date en la choisissant pour m’annoncer l’injustice ? La neige au contraire lui fit une robe digne d’entrer dans la Résurrection.

Un passage de Voyage l’évoque :

 

Je suis montée entre les hauts congères, par la route complètement blanchie, conduisant avec une vive attention ma voiture dépourvue de chaînes. Au lieu nommé Le Caillou, je l’ai garée, derrière le gros rocher. J’ai marché une demi-heure dans la tempête de neige, traînant mon bagage, parfois m’enfonçant jusqu’aux genoux. À la lisière de la forêt ma grange est apparue, féérique dans son épais manteau immaculé.

J’avais chaud, d’avoir marché jusque là avec mon sac à dos, déneigé à la pelle devant la porte pour pouvoir entrer, transporté les bûches depuis l’abri à bois. Mais quand la voix de maître Human, par le téléphone, m’a vrillé au creux des os, il s’est mis à faire froid à pierre fendre. Après tout ce que j’ai traversé, je ne sais pas comment je suis encore vivante, et avec toute ma raison dans la folie. Le lendemain matin, de nouveau bienheureuse dans ma parfaite solitude, j’ai trouvé le nom de cette grange : Dieu sauve.

 

 

Cellule

image Alina Reyes

 

J’ai bien fait de jeter « par inadvertance » mon travail de décembre sur Voyage. J’avais recomposé le livre de façon trop peu naturelle. Je vais tout simplement suivre le cours du temps de la parole. (J’ai bien fait de jeter « par inadvertance » signifie bien sûr : Dieu m’a fait jeter ce qui n’était pas bon, et bien évidemment Il a eu raison).

En me lavant la tête commençant soudain à répéter sous la douche la prière du cœur en russe, puis continuant pendant des dizaines de minutes, je me dis : tout, pour ce qui me concerne, est dans Forêt profonde. Comme aussi dans mes autres livres depuis le tout premier et avant le premier. Il fallait le dire et je l’ai dit, c’est passé. « Ô les croyants! Quand vous contractez une dette à échéance déterminée, mettez-la en écrit ; et qu´un scribe l´écrive, entre vous, en toute justice ; un scribe n´a pas à refuser d´écrire selon ce que Dieu lui a enseigné ; qu´il écrive donc, et que dicte le débiteur : qu´il craigne Dieu son Seigneur, et se garde d´en rien diminuer. » (Coran 2, 282)

Nous devons à Dieu la vie, et c’est pourquoi, scribe, j’écris pour nous.

Ce qui me concerne concerne encore les hommes mais ne me concerne plus. Je pourrais finir musulmane de culte musulman au cœur du monde, ou musulmane compagne de Bouddha sur une montagne ou une route, ou musulmane de rite chrétien retirée dans un monastère russe de barbus à longs cheveux, ou bien encore musulmane cellule invisible gorgée de chants au bord de toute rivière, tout océan, tout ciel. Ce que je suis déjà.

Où vous autres serez, peut-être. Ou d’autres furent, sont et seront.

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Que Dieu nous cueille ensemble

photo Alina Reyes

 

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Que ce soit à l’intérieur de chaque religion ou entre les religions, réaliser la communion n’est pas abolir la diversité. Dieu a voulu la diversité comme Il veut la communion, il suffit de contempler sa Création pour le comprendre. Vouloir uniformiser Sa création et Ses créatures reviendrait à vouloir les conduire à la mort. Simplement, il faut que chaque expression de la diversité qu’Il a voulue cherche son accomplissement heureux et apaisé. Alors la communion sera en même temps accomplie. Chercher son accomplissement n’est pas rejeter l’autre, le différent, mais admettre que Dieu nous fait voyager avec lui, qui est différent, justement pour que nous ne nous croyions pas les rois absolus du monde, et pour que nous apprenions à former une communauté aux couleurs variées comme les fleurs au printemps dans les prés, chacune selon son espèce, tendant leur beauté particulière pour louer ensemble leur unique Créateur. Amine.

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Sourate 106, Quraïsh. Qu’est-ce que la Mosquée sacrée ?


La Mecque vue du ciel, image trouvée sur Trouve ta mosquée

 

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Nous continuons à tourner dans le Coran. Nous avons vu la première et la dernière sourate, nous sommes repartis depuis l’un de ses centres, Al-Kahf, La Caverne, nous sommes passés par les sourates immédiatement périphériques, et nous voici de nouveau en chemin dans la structure éminemment fractale de ce Livre, dont les centres et les extensions sont partout.

« Tourne donc ta face vers la mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v.144. « Et d’où que tu sortes, tourne ta face vers la Mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v. 149. « Et d’où que tu sortes, tourne ta face vers la Mosquée sacrée. » Sourate Al-Baqara, v. 150.

Qu’est-ce que la Mosquée sacrée ? Pour commencer, tournons-nous vers la sourate Quraïsh, cent-sixième dans le Livre, vingt-neuvième dans l’ordre de la descente, révélée à La Mecque, où se trouve la Mosquée sacrée matérielle. Tentons une traduction :

 

1 Pour le roulement des Quraïsh,

2 Leur roulement, voyages de l’hiver et de l’été,

3 Qu’ils adorent donc le Seigneur de cette Maison,

4 Lui qui les a nourris, tirés de la faim, et apaisés, tirés de la crainte.

 

Les Quraïsh, tribu originaire du Prophète, tiennent leur nom d’un mot qui signifierait « petits requins ». C’est l’étymologie la plus populaire, mais une autre est possible à partir du verbe qarash : « couper, rassembler », en particulier dans le sens précis de «  réunir les parties d’une chose au corps de la chose » (et par suite indique aussi le profit, sens qui renvoie à leur activité de marchands). Le mot que je traduis par roulement est habituellement traduit par pacte, ou habitude, ou union, mais l’idée de roulement est la base de ce mot. Grâce à quoi voici dans ce premier verset la vision tendue vers le roulement des croyants autour de la Kaaba, au cœur de la Mosquée sacrée, leur roulement tout à la fois semblable à celui des troupeaux qui s’enroulent autour de leur berger, à celui du Livre sacré que l’on roule et déroule, à celui des planètes et des astres autour de leur attracteur. Et je les vois s’enrouler et s’enroulant, se réunir, «  réunir les parties d’une chose au corps de la chose », la chose mystérieuse et attractive que figure si bien la Kaaba et qui est aussi implantée comme une graine dans le désert attendant son tour au plus profond, au plus secret, au plus voilé de notre être, l’habitation de Dieu, Lumière pudiquement gardée dans un nocturne enclos.

Dans le deuxième verset, leur roulement est accolé aux « voyages de l’hiver et de l’été », référence concrète à leur activité de caravaniers dont le point fixe était La Mecque. Et l’axe du temps croise ici l’axe de l’espace, roulement des saisons qui paradoxalement ouvre le cercle, sort l’être de ce roulement autour d’un point fixe, qui sans cette ouverture deviendrait fascination morbide. Car « le Seigneur de cette Maison » (verset 3), selon l’islam bâtie par Abraham, ne se contente pas de donner à l’homme des repères : il lui demande aussi d’en sortir. Tel est selon la Torah le premier commandement qu’il donna au patriarche, père des croyants des trois monothéismes : Lèk-lèka, « sors via toi », « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. »

Or quel est ce pays ? Ne serait-ce pas, via l’adoration, celui, justement, du Seigneur de la Maison ? Pourquoi alors s’en arracher, aussi, dans les « voyages de l’hiver et de l’été » ? Parce que c’est ainsi, à partir de son centre d’attraction, que Dieu nous arrache à la faim pour nous rassasier, nous arrache à la peur pour nous apaiser, et nous arrache, en fin de compte, à la mort pour nous ressusciter.

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Nous n’en avons pas fini avec cette Maison sacrée, nous y reviendrons. À suivre, donc.

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Peupler le ciel

photo Alina Reyes

 

Nous sommes comme des roses. Répandant le parfum et la beauté que le Créateur nous a donnés, sans avoir à faire rien d’autre que d’être. De laisser la vie être et se déployer à travers nous. Si nous voulons, pour exister, tirer de force le suc de la rose que nous sommes, nous mourons spirituellement : la rose est gratuite, ou elle n’est pas.

Mais nous sommes aussi comme des oiseaux, des instruments de musique. Si nous ne nous servons pas des cordes que Dieu a tendues en nous, et des maisons et des circuits pour le souffle dont il nous a bâtis, nous sommes comme des violons, des tambours et des flûtes laissés dans un coin jusqu’à ce qu’ils rejoignent la terre en pourrissant, sans jamais avoir donné leur chant ni créé de nouvelles harmonies avec les autres.

Au Jour dernier, sur la balance, nous seront comptés le poids de la rose que nous fûmes, intacte et lourde d’amour ou bien réduite à rien à force d’en avoir vendu les pétales ; et le poids des nids que nos chants entrecroisés auront suscités, avec leurs couvées. Une rose, un nid, même bien pleins demeurent bien légers… mais c’est précisément de cette plénitude sans pesanteur que le ciel est peuplé.

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