Paramnésie et changement

J’ai écrit ce texte il y a quelques années, je ne crois pas l’avoir repris dans l’un de mes livres, je le redonne ici.

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« Le trou noir a faim » (Trinh Xuan Thuan), et toutes les phrases du monde, chapelets d’ADN de l’infini, sentant venir la saison de leurs amours dernières, telles les premiers serpents que les premiers soleils appellent, tous les fragments de proses et de poèmes disséminés dans le temps avec les mains qui les signèrent, s’électrisent, se baisent et se laissent, convulsivement belles de jour, transpatiemment ardentes, se laissent aspirer par « les grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le voile gris du ciel courbe » (René Daumal) qui « vont et et viennent et s’aspirent l’un l’autre » et que les hommes « nomment Absences », croyant creux le texte taillé dans la masse des textes, alors qu’il est vide, autant qu’une statue peut l’être, champ quantique d’interactions dans le regard du physicien qui y détecte, cachés, « une mouvante réalité et une extrême imprécision », et que « sous l’œil du microscope, la statue qui semble remplir l’espace se dissout en vide » (T.X.T.), ce même vide qui étend son silence entre les mots et les serpents de mots, ce vide que l’homme qui vit en poète vient habiter, cette clairière extasiante où l’être trouve à se déployer, ce repos qu’il voluptue et peut-être féconde, dans l’abandon nécessaire au guerrier de la langue.

À mesure lues les phrases s’involuent, invaginées par la machine à lire, à mesure écrites et réécrites, rires longs des violons de l’été, « paramnésie caravane de sanglots » (Roger-Gilbert Lecomte), elles lisent et écrivent l’être qui écrit, qui « s’éprouve comme la demeure, le séjour de quelque chose qui le possède et l’emporte » (Maria Zambrano), l’être dans l’orgie des vagues veut rester ce radeau médusé qui l’emporte et le sauve au prix de tous les risques, « paramnésie caravane de sanglots, dernier signe étrangement solennel, annonciateur de ma mort », naufragé l’être ne peut plus, « une fois consommé ce don de lui-même » (M.Z.), se vivre qu’en naufrageant perpétuel, femme possédée par l’abîme et s’offrant à la face du ciel, double voluptueuse voguant dans le délire de ses propres eaux libérées à flux continu, « jeu des forces et ondes des forces… ce monde dionysien de l’éternelle création de soi-même, de l’éternelle distribution de soi-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles… qui donc a l’esprit assez lucide pour le contempler sans désirer être aveugle ? » (Nietzsche), et en effet l’être qui s’est en son être, qu’épousent à chaque instant de leurs mille bouches de méduses translucides et musclées les phases et les phrases de sa passion, cet être dans sa plus grande ouverture ventousé à lui-même est soumis aux marées de l’équivoque lune, tantôt blanche et voyante comme sa voix après une nuit de veille, tantôt noire et aveugle comme le trou vers lequel il reflue, et que « le temps, alors, devient quelque chose comme un gant privé de main » (M.Z.).

Sucé de lui-même, l’être-est-le-temps alors se replie, réenroulant, fine peau de laquelle il se décalotte entier, fine peau fraîche qui s’accordéonnant sans merci se réduit à une cristalline, intouchable membrane, horizon du trou noir, sa frontière, « formée par les trajectoires dans l’espace-temps des rayons de lumière qui n’arriveront plus à en sortir, hésitant à tout jamais au bord » (Stephen Hawking). Et « c’est un peu comme s’ils tentaient d’échapper à la police, décidaient de faire un pas en avant mais sans être vraiment capables de s’en aller ! »

Or il s’agit de déjouer l’éternelle police, puisqu’à ce jeu du gant à retourner nous relevons le gant, et les cortèges, et les armées, et les peuples de phrases avalés, prisonniers derrière l’horizon de l’obsédant oubli, viennent, dans l’ici et maintenant de l’écriture, de la lecture, dans ce vide en marche libérer leur lumière par le suintement rythmé d’une longue, irrépressible jouissance de l’entre-dit.

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Et je complète par ces phrases d’Alain Badiou :

« Ce qu’on appelle « changement » d’une situation n’est que le déploiement constructif de ses parties. La pensée de la situation évolue, de ce que l’exploration des effets de l’état amène au jour de nouvelles connexions linguistiquement contrôlables, antérieurement inaperçues. Ce qui soutient le changement est en réalité l’infini de la langue. (…)

Que signifie dès lors qu’il y ait des situations différentes ? Cela signifie purement et simplement qu’il y a des langues différentes. Non pas seulement au sens empirique des langues « étrangères », mais au sens, promu par Wittgenstein, des « jeux de langage ». 

Manger le ciel

En fait ce sont huit pages par jour que j’ai écrites, les trois premiers jours (plus de 36000 signes, j’aime bien ce chiffre). Je continue, en beauté. La poésie ne veut pas me lâcher, ma foi je la laisse faire. Qui a jamais lu une chose pareille ? Je ne crie pas, dans mon euphorie, à mon génie, mais à la merveille qui fait que nous soyons chacun unique, et par là même universels. Comme la lumière est belle ! Vive le printemps ! La nuit quand je dors, le matin quand je sommeille encore un peu, je me vois en train de peindre, c’est-à-dire je vois la peinture en train de se faire, sur du bois, non des tableaux finis mais des peintures en cours, dans leurs détails vivement colorés où je marche comme sur un chemin. Ah il faudrait mille vies. Mais après tout nous les avons, et bien davantage encore.

National, municipales… mon étoile : la gratuité

Des anarchistes taguent le Sacré-Cœur. Un responsable de la basilique, interrogé sur ces faits, déclare qu’ils se produisent régulièrement au fil des ans, « environ un mois avant Pâques ». Falsifiant ainsi le sens de ces actes (que je ne cautionne pas pour autant), destinés en fait, lors de l’anniversaire de la Commune, à rappeler que le Sacré-Cœur a été construit en partie pour « expier » la révolution plutôt douce du peuple, qui fut écrasée dans le sang.

Il semble que nous pourrions être débarrassés de Sarkozy pour 2017. Mais toujours personne de valable en vue pour la mission. Reste à naviguer à l’étoile.

Municipales à Paris. Tous ces candidats qui veulent, à grands frais, réaliser toutes sortes d’aménagements dans la ville, se comportent comme des chargés de famille qui ne songeraient qu’à refaire les peintures de l’appartement ou changer les meubles, sans se soucier de l’éducation, du bien-être et des études des enfants. Au lieu de s’occuper des choses, ils feraient mieux de penser aux gens, aux gens du peuple. La priorité n’est pas d’apporter plus de choses, mais de rendre plus de choses gratuites ou moins chères. Dans l’éducation, les services, les transports, la culture, la solidarité. Moins de dépenses, plus d’investissement de l’argent public dans la gratuité, telle est la philosophie qui aura ma voix.

Bonheur

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Paris vu du musée d’Orsay, hier, photo Alina Reyes

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Trois journées d’écriture – vendredi, samedi, lundi – plus de six pages par jour, un jeu d’enfant. Mon petit érotique sera bientôt au point, bien qu’il ne soit pas si simple de se renouveler là où l’on a tant donné. C’est aussi le sentiment d’avoir dit tout ce que j’avais à dire dans tous les genres où j’ai écrit qui m’a fait passer à la peinture. Mais après tout, vient du nouveau. Comme lors de l’écriture de Francis K, sentiment d’être en pleine possession de mes moyens. Le temps de la maturité, que je prévoyais dès que j’ai commencé à écrire, est arrivé. Maintenant je peux m’attendre à voir venir un nouveau grand roman – je dis roman car c’est un genre qui peut comprendre tous les genres à mon sens, et j’aime œuvrer dans tous les genres. La peinture m’attend aussi, comme la vie, l’illumination du monde (et je suis extrêmement heureuse). Belle et bonne journée à vous !

Chair à couleur. Van Gogh/Artaud au musée d’Orsay, Doré, d’autres

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au musée d’Orsay cet après-midi, photo Alina Reyes

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Ses chemins sont des rivières, ses arbres des danseuses, ses ciels des océans, ses fleurs des éclaboussures, ses champs des peuples en mouvement, ses bâtiments des grand-parents assis, ses personnages des bouts de peinture, ses visages de la chair à couleur. Tout va et va dans chaque tableau, et chaque tableau est en train de sortir de lui-même, tandis que vous-même êtes happés par le tableau, l’incroyable puissance vitale du peintre.

Avant-hier Auvers-sur-Oise, aujourd’hui le musée d’Orsay. Le génie de Van Gogh au long d’une belle exposition rassemblant de nombreuses œuvres prêtées, et notamment les autoportraits, avec la compagnie splendide d’Artaud. Malgré le monde, on a le temps et la place de contempler, les peintures sont bien accrochées et éclairées, il me semble que Vincent aurait été content. Les extraits du très beau texte d’Artaud sont plutôt bien choisis, mais l’essentiel c’est qu’il soit là, sa présence manifestée aussi par la voix d’Alain Cuny le lisant sur la vidéo du Champ de blé aux corbeaux, et puis l’espace qui lui est consacré, avec une planche contact de portraits de lui à l’époque de la rédaction de son Van Gogh le Suicidé de la société, une vidéo de ses apparitions au cinéma qui fait résonner sa voix, et aussi quelques-uns de ses dessins, notamment des autoportraits, à travers lesquels j’ai vu une proximité avec Basquiat, comme en troisième pièce d’une fraternité d’âmes très singulières dans l’art et le temps.

Devant l’une des toiles de Vincent, j’ai entendu une grande bourgeoise qui accompagnait un vieux et fameux plagiaire lui dire, vraisemblablement en réponse à une remarque qu’il avait faite : « c’est peut-être parce que nous, nous le regardons avec un esprit sain ». Mais la vérité est que, comme l’a dit Artaud, Van Gogh est très sain, très lucide, plus sain que ceux qui le croient fou. Dans l’œuvre intitulée « Le fauteuil de Gauguin », voici ce que j’ai vu : dans sa chambre d’Arles, l’humble Vincent n’a que deux petites chaises de paille. Mais Gauguin, lui, trône dans un fauteuil. Un fauteuil rouge chair, dans lequel est posée une bougie allumée, comme si Van Gogh se disait que Gauguin avait un peu trop le feu aux fesses. Et qu’à cause de cela, il a peint en bleu froid les barreaux qui lui font face, afin que cette sorte de feu soit tenue à distance. Et peut-être cela signifie-t-il aussi que Gauguin était en vérité glacé, glaçant.

Nous avons visité aussi l’exposition Gustave Doré. Ses dessins fascinants, novateurs – plus d’une planche de Bilal en semble directement issue, mais son influence notamment au cinéma est toujours vivante, comme le montrent des vidéos. Ses peintures, que l’on connaît moins, m’ont fait penser à ces fresques ou figures géantes réalisées par des street artists, ce qui s’accorde bien avec son esprit d’illustrateur – notamment dans une toile intitulée Les mendiants de Burgos, qui m’a évoqué, plutôt qu’un mur devant lequel se tiennent des personnages, un mur sur lequel auraient été tagués des pochoirs de personnages.

Avant de repartir nous sommes allés revoir les impressionnistes. Même les plus forts, Manet, Cézanne, Gauguin, Monet, et tous les autres que j’aime (sauf Renoir, avec ses couleurs horribles qui m’obligent à détourner le regard), ne possèdent pas l’extraordinaire singularité de Vincent van Gogh.

Being 777, un air plane, d’apocalypse, et Vincent vit

Le prochain érotique avance, il sera terminé dans quelques jours, je pourrai me remettre à la peinture et à d’autres écritures, notamment ici. Car c’est par elles que je peux parler, dire.

Dans une vieille vidéo de l’INA, on entend une journaliste dire à Vincent van Gogh, neveu du peintre : « Votre père, Théo, a reçu une énorme correspondance de son frère. Il écrivait souvent ? »

La subtilisation, la captation, la réduction, faites ou en projet, des tapisseries à la licorne et de la grotte de Lourdes, sont des actions gnostiques au mauvais sens du terme, occultes, tendant à détourner les hommes de la lumière en incitant à un esprit sectaire. Pour ma part, n’ayant peur ni de la corne ni de la grotte, je continue à ouvrir des portes.

Il se pourrait fort bien que ce soit Gauguin qui ait coupé l’oreille de Vincent van Gogh lors de leur dispute, et que plus tard ce soit deux chenapans qui lui aient tiré dessus, accidentellement ou non. Van Gogh ne s’est pas suicidé. La société l’a fait, comme dit Artaud, et les dernières études biographiques suggèrent que ce pourrait être par le bras de ces jeunes hommes de la bonne bourgeoisie qui s’amusaient à le harceler. Vincent s’est tu, mais il a dit que sa peinture parlerait pour lui. Elle parle, ses champs de blé survolés de corbeaux parlent. Et il vit, il fait rayonner la vie dans le monde.