Aryens et métèques

ephese

Éphèse, photo Alina Reyes

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Difficile de transcrire le dégoût que provoque le fait d’entendre de grands bourgeois à l’abri de tout, y compris souvent de la justice à laquelle ils auraient pourtant des comptes à rendre, faire la leçon au peuple grec, qui sans doute a commis des erreurs – mais qui n’en a pas commis ou n’en commettra jamais ? – peuple écrasé par la crise, jeté à la rue, poussé au désespoir. À les entendre se réaffirmer, au lendemain de la victoire de Syriza, inflexibles quant au paiement de la dette, ne dirait-on pas que nous sommes secrètement gouvernés par une idéologie aryenne ? Pas seulement parce que Pegida « n’est que la partie émergée de l’iceberg », comme le dit Johannes Kiess, pas seulement parce que « islamophobes et europhobes font de Charlie leur prophète », comme le dit Renaud de Chazournes, mais parce que cette affaire grecque fait signe qu’aux yeux de l’Européen du Nord, tout ce qui est du Sud est peuplé de « métèques », comme le chantait Moustaki, d’hommes de seconde catégorie, que l’on supporte de voir tomber alors qu’il n’y a pas si longtemps, à plusieurs reprises la dette de l’Allemagne a été effacée, aux dépens de ceux dont elle était débitrice, dont la Grèce – sans oublier que dans l’histoire récente, la Grèce a dû aussi subir le régime des colonels soutenu par les États-Unis, au profit de l’OTAN et aux dépens du peuple. Sans oublier que tous les peuples qui ont été soumis à la colonisation, d’une façon ou d’une autre, ou à la dictature, ne peuvent s’en rétablir sans un long travail qui comprend nécessairement ses errements.

« Finalement, le gros péril,… c’est que le plan risque de marcher,… et ce sont alors les partis de gouvernement européens qui vont prendre le relais de Bruxelles – Euh, pardon, de la Bundesbank – pour dézinguer la Grèce, car la réussite de Syriza serait leur naufrage politique. Que resterait-il au parti « socialiste », genre Hollande-Macron-Valls, si Alexis Tsipras réussit ? Mais que resterait-il aussi à nos deux autres flans de la politique, l’UMP et le FN ? », écrit Gilles Devers.

Le clivage de nos sociétés qui éclate avec cette élection grecque est en fait une actualisation de la question raciale, laquelle est une forme de la question des classes. S’il ne reste plus grand chose de la classe ouvrière, en grande partie remplacée par l’éparpillement des chômeurs, l’écart de richesses matérielles, ainsi que de capital social et de capital symbolique, entre une petite partie des hommes et les autres s’est extrêmement accru et continue de s’accroître sans mesure. Ceux qui profitent du système, d’une façon ou d’une autre, ne peuvent le faire qu’en dévaluant l’humanité de ceux qui en sont les victimes, en refusant la nécessité de reconnaître leur dignité et la nécessité de la respecter. Attention aux vents qui tournent, ils peuvent apporter le pire comme le meilleur.

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Le salut vient des Grecs

Le maire de New York annonce en termes apocalyptiques une tempête de neige historique sur la ville, un énorme astéroïde passera ce soir près de notre planète, des économistes à propos du franc suisse redevenu flottant parlent de cygnes noirs et de séisme, la Grèce, l’Europe, le monde sont dans les bouleversements, mais plus longtemps encore que la drachme la langue grecque traverse le temps et il est plus facile à une Française qui a fait du grec ancien de lire le grec moderne que l’ancien français.

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Ma langue ne fut pas facile à garder

parmi les langues qui viennent pour l’engloutir

mais dans ma langue j’ai continué à toujours compter

dans ma langue j’ai porté le temps aux mesures du corps

dans ma langue j’ai multiplié le plaisir jusqu’à l’infini

par elle j’ai ramené dans mon esprit un enfant

avec la marque blanche d’une pierre sur sa tête tondue.

Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot

parce que c’est la langue-même dans laquelle me parlent aussi les morts. 

Titos Patrikios, Ma langue (ma traduction)

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(actualisé) Des Grecs pour suivre ce qui va se passer en Grèce ces jours-ci


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Un  site d’actualités grecques en français : okeanews.fr

et le twitter de son fondateur, Olivier Drot

Le blog en français d’un historien et ethnologue grec, Panagiotis Grigoriou : greekcrisis.fr

Les images d’une photographe grecque, Ana Dumitrescu : anadumitrescu.com

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Voir aussi, pour élargir la vision, mes extraits de lectures de La stratégie du choc, de Naomi Klein (en 17 articles).

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« La République fédérale passe pour être un modèle de stabilité. Combien de fois l’Allemagne a-t-elle fait faillite, au total ?

Cela dépend du mode de calcul. Rien qu’au cours du siècle dernier, au moins trois fois. Après les premiers défauts de paiement, dans les années 1930, les Etats-Unis ont consenti une remise de dette considérable à la République fédérale, en 1953. A partir de là, l’Allemagne s’est portée comme un charme pendant que le reste de l’Europe se saignait aux quatre veines pour panser les plaies laissées par la guerre et l’occupation allemande. Même en 1990, le pays s’est retrouvé en situation de non-paiement. » Lire tout l’article « Au XXe siècle, Berlin a été le roi de la dette ».

Franz Kafka, dernier paragraphe d’ « Un artiste de la faim » (ma traduction)

Après avoir traduit (de l’espagnol) L’autre tigre de Jorge Luis Borges, voici la panthère de Franz Kafka, avec ma traduction (de l’allemand) des phrases finales d’ Un artiste de la faim.

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« Et maintenant, rétablir l’ordre ! » dit le surveillant, et on enterra l’artiste de la faim avec la paille. Dans la cage en revanche, on mit une jeune panthère. Ce fut, pour la conscience la plus hébétée elle-même, un sensible rétablissement de voir, dans la cage si longtemps désolée, cet animal sauvage se tourner et virer. Il ne lui manquait rien. La nourriture, la bonne pour elle, les gardiens ne réfléchissaient pas longtemps pour l’apporter ; pas une fois elle ne parut avoir perdu sa liberté ; ce corps noble, doté de tout le nécessaire jusqu’à presque s’en déchirer, semblait trimballer aussi avec lui la liberté ; elle paraissait plantée quelque part dans sa dentition ; et la joie de vivre venait avec une si puissante ardeur de sa gorge qu’il n’était pas facile pour les spectateurs de l’affronter. Mais ils faisaient un effort sur eux-mêmes, se pressaient autour de la cage et ne voulaient plus du tout bouger de là. »

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La drachme retrouvée, une utopie ?

la manne,

La manne, aquarelle, pastel gras,gouache, feutre, encre sur carte 17×23 cm

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Les Grecs ont inventé la monnaie (en Ionie, alors monde grec, chez les premiers penseurs présocratiques – les physiologues) au septième ou sixième siècle avant Jésus-Christ. La drachme qui était, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par l’euro, la plus ancienne monnaie toujours en cours, a donné son nom au dirham. Elle est mentionnée dans les Évangiles (parabole de la drachme perdue, Luc 15-8), et dans le Coran (vente de Joseph à vil prix par ses frères, 12-20). Le dirham a pu servir de monnaie en Europe entre le Xe et le XIIe siècles. Si des Grecs, ou d’autres, faisaient revivre la drachme comme monnaie venue du peuple et plus vertueuse, ce serait beau, non ?

« Quelle femme ayant dix drachmes ne désirerait, si elle en perdait une, allumer une lampe, balayer la maison et chercher avec soin, jusqu’à ce qu’elle trouve ? Et quand elle a trouvé, elle appelle ensemble ses amies et ses voisins et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai trouvé la drachme qui était perdue’. Ainsi, je vous le dis, vient la grâce face aux anges de Dieu quand un égaré réfléchit et change de voie. » Jésus dans l’évangile de Luc 15, 8-10 (ma traduction).

Ce qui serait vivant, ce serait que toute l’Europe change sa monnaie pour adopter la drachme, monnaie qui fut inchangée pendant des millénaires. Si elle pouvait le faire par désir d’être un espace de joie commune, et  par sens du beau, du temps, de la lumière. (Je parle ici selon l’optatif, comme dans les versets ci-dessus, au mode de l’option, du désir, de la projection).

« Les cadeaux de Dieu ne sont pas toujours faciles », disait à Christian de Chergé son ami Mohammed, qui concevait le jeûne de Ramadan comme un don du ciel. La drachme perdue de la parabole c’est aussi, dans un système de pensée, l’élément qui manque. Ce qui manque au monde n’est pas l’austérité, mais la grâce d’une lampe allumée, d’une maison balayée et d’une pièce retrouvée comme on trouverait une pièce d’habitation oubliée, une nouvelle pièce claire et dépouillée, où habiter en joie.

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Physiologie

sydney dans la foret

Sydney dans la forêt, petite gouache sur papier

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Avant de prendre mon petit déjeuner, j’ai fait une petite série de trois cents abdos. Après le thé vert au gingembre et le pain grillé à la gelée de groseilles, je me suis remise à l’étude des Présocratiques. Il est très productif de songer à eux comme « physiologues ». D’ailleurs phusis, la nature, signifie d’abord : ce qui fait croître. J’ai commencé à énoncer par écrit ce que je vois, et cela fait une petite grande lumière, la lumière qui fait pousser les arbres et les met en marche.

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