Refaire le monde en paix à Notre-Dame-des-Landes (et écouter un paysan du Larzac)

© AFP / LOIC VENANCE

© AFP / LOIC VENANCE

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Le projet d’aéroport est donc abandonné. Bonne nouvelle. Maintenant, qu’on n’aille pas chercher la guerre civile dans ce bocage en y débarquant les troupes contre la population. Mieux vaut refaire le monde dans les ZAD, effectivement et pacifiquement, que dans les cafés du commerce, vainement.

Il y a une leçon à tirer de ce qui se passa au Larzac, où Mitterrand eut l’intelligence politique de ne pas provoquer l’affrontement, et de laisser le temps faire sur ces terres son œuvre fructueuse. En ces temps de si grand danger pour l’écologie de la planète, le témoignage de Léon Maillé, entre autres, est à méditer. Le voici :

« Si après avoir, en 1981, annulé l’extension du camp militaire du Larzac, le président Mitterrand avait expulsé les squatters, le laboratoire rural extraordinaire imaginé par les jeunes illégalement installés sur le plateau n’aurait jamais existé.
Ainsi, fait unique en France, l’admirable gestion collective, depuis 30 ans, des 6 300 ha appartenant à l’Etat et des 1 200 ha aux GFA militants n’aurait, elle non plus, jamais existé. Cela a permis l’éclosion d’une agriculture paysanne très diversifiée que nous les anciens, engoncés dans la mono-production roquefort, n’aurions jamais imaginée, encore moins osée. Transformation à la ferme, vente directe de fromage de brebis et chèvre, de viande d’animaux de plein air (bœuf, agneau, cochon…), très souvent en bio, auxquels il faut ajouter miel, artisanats divers, dresseur de chiens de berger, chèvres angora, et même fabrication de bière et d’apéritifs, etc.
En fait, chaque maison ou ferme vide dans les années 1970 est maintenant vivante. Ainsi, par endroit, on a doublé la population agricole et, pour mieux écouler ces produits fermiers, voilà 30 ans a été inventé ici le concept de marché à la ferme, largement repris ailleurs.
C’est le résultat du brassage d’idées provoqué par l’arrivée de tous ces jeunes de l’extérieur qui a été le levain de la revitalisation du causse. Ainsi, le prototype du premier rotolactor pour brebis a été inventé par… un natif du Pas-de-Calais, et le créateur de la magnifique coopérative des Bergers du Larzac (34 producteurs et 35 salariés) est venu de Nanterre reprendre une ferme vendue à l’armée. Du coup, ici on innove : ainsi plusieurs hameaux sont chauffés par un réseau de chaleur à la plaquette forestière locale, les toits des fermes hébergent des panneaux photovoltaïques, et depuis peu une Toile du Larzac (copiée sur une initiative de la Manche) amène Internet à haut débit via un collectif d’habitants.
N’oublions pas non plus ces débats de société engendrés sur le plateau, comme les combats contre la malbouffe, les OGM, la mondialisation libérale, les gaz de schiste, etc.
Ce tumulte local répercuté par les médias a été bénéfique à toute la région, au tourisme et à la vente des produits locaux. Lorsqu’on entend aujourd’hui des décideurs s’abriter derrière le droit pour justifier des expulsions à Notre-Dame-des-Landes, il faut leur rappeler que le droit n’est qu’une règle du moment, qui peut être modifiée, voire inversée. Exemple : l’arrachage des OGM était interdit (Bové a fait de la prison pour cela), maintenant ce sont les OGM qui sont interdits dans les champs, et c’est même l’Etat qui en a fait arracher !
Quant à notre « bergerie cathédrale » de La Blaquière, elle a été construite sans permis par des bénévoles, et financée en partie par le refus de l’impôt. Mais au final elle a quand même été inaugurée par un ministre de la République : Michel Rocard. En fait, c’est la légitimité qui devrait toujours l’emporter sur la légalité ; l’oublier, comme à ND-des-Landes, c’est aller à contresens de l’histoire. Et combien d’hommes politiques (De Gaulle, Mandela, Havel, etc.), après avoir enfreint la loi, sont un jour devenus président de leur pays.
Bref, heureusement que François Mitterrand n’avait pas eu l’idée saugrenue d’expulser les occupants d’alors… »
Léon Maillé
paysan retraité

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Le sonneil rêve

peniche

« Le sonneil a rêvé ». Je repense à ce lapsus que je fis un jour en lisant deux phrases de Walter Benjamin, l’une située vers le début de son article sur le surréalisme, l’autre à la fin :

peniche,

Quand vers le matin il s’allonge pour dormir, Saint-Pol Roux accroche à sa porte un écriteau : « Le poète travaille ».

cab

Un par un, ils échangent leurs mimiques contre le cadran d’un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes.

shakespeare&cy

Le fait est que les poètes, les yeux fermés aussi bien qu’ouverts, écoutent à chaque instant le réveil qui sonne, le sonneil qui rêve.

sorbonne

Dans le même article (in Œuvres II, Folio Essais), Benjamin dit aussi :

Aucun visage n’est aussi surréaliste que le vrai visage d’une ville. Aucun tableau de Chirico ou de Max Ernst ne saurait rivaliser avec l’épure précise de sa forteresse intérieure.

cab,aujourd’hui sous la pluie à Paris 5e, photos Alina Reyes

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Wangari Maathai

« Je ne devais surtout pas prendre de bois sous notre figuier, ni autour, car chez les Kikuyu, le mugumo est l’arbre de Dieu et l’homme n’a le droit ni de l’utiliser, ni de le couper, ni de le brûler…

Je comprendrais par la suite que ces figuiers séculaires indiquaient la présence de réserves phréatiques. Leurs puissantes racines creusent dans le sol des failles et des fissures par lesquelles les eaux souterraines remontent vers la surface. »

Image et texte trouvés dans un article de Slate Afrique

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Parole du ciel

libres poetes,*

Après avoir, jusqu’à quatre heures et demi du matin, discuté avec O de la question : vais-je ou non quitter l’Éducation nationale ?, avec son encouragement j’ai pris ma décision.

Nul être libre ne peut s’accorder à une telle institution, totalitaire, orwellienne, baragouinante (points de carrière, directives, acronymes et autres éléments de langage comme autant de débris babéliens). L’humain n’y est qu’un pion, et le plus terrible n’est pas cette grosse machine stupide elle-même, mais le constat qu’on y fait de la soumission de ceux qui en sont, formatés à tel point qu’ils se trouvent dans l’incapacité totale de s’en rendre compte. Bien sûr comme dans toute bonne dystopie il y a dans le lot quelques résistants secrets, parmi les plus discrets, les plus taiseux, protégeant de leur réserve la liberté intérieure qu’il leur reste. Mais c’est un rôle qui ne me convient pas, du moins autant qu’il me reste la possibilité de choisir toujours de nouveau ma liberté effective.

À cinq heures cinq, à l’heure de me lever pour pouvoir arriver à temps pour le premier cours au lointain lycée où la grosse machine m’a nommée sans considération d’humanité, je ne me suis pas levée. À huit heures quinze, avant le premier cours, j’ai téléphoné pour prévenir de mon absence. Quand j’ai raccroché, un vol de mouettes est passé à ma fenêtre, criant, m’appelant à prendre le large. J’ai souri, largement.

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Mes ateliers d’écriture au lycée

maison d'amour*

Je suis professeure de lettres dans un lycée général d’Île de France depuis ce mois de septembre 2017. Dès la première semaine, j’ai instauré un atelier d’écriture avec mes classes de Seconde générale et de Première technologique ST2S, lors des heures de cours en modules (17 à 18 élèves par groupe).

Ma principale source d’inspiration pour l’esprit qui préside à cet atelier fut une expérience d’atelier d’écriture que je vécus une fois aux Compagnons de la nuit, une association d’accueil du soir de personnes sans abri. Régulièrement, dans sa grande salle en sous-sol d’un immeuble du cinquième arrondissement de Paris, cette association organisait un atelier d’écriture où étaient conviés aussi bien des gens vivant dans la rue que des habitants du quartier. J’étais à ce moment-là moi-même bénévole dans une autre association d’accueil de personnes sans domicile fixe et j’avais l’intention d’y proposer aussi un atelier d’écriture (les responsables de cette association catholique ayant accueilli favorablement mon idée… la confièrent aussitôt à un homme – qui proposa une formule d’atelier classique, et de peu d’intérêt – je quittai l’association).

Aux Compagnons de la nuit, la formule était simplissime. Le responsable de l’atelier proposa à la vingtaine de personnes présentes (dont j’étais, donc), un sujet ainsi formulé : « Allo ? » Nous étions assis sur des chaises autour d’une table, muni d’une feuille de papier et d’un stylo. Chacun, chacune, habitant.e avec ou sans toit, se mit à écrire. Et quand tout le monde eut terminé, chacun.e lut son texte. Chaque lecture était suivie d’un applaudissement sobre, aucun commentaire n’était fait. Les textes écrits par les personnes sans abri avaient souvent une force poétique inouïe. Il y eut parfois des larmes, mais sans aucun pathos. Ce qui se passait était extrêmement intense, d’humanité, de partage, de communion.

L’atelier que j’ai mis en place s’inspire de cette simplicité et de cette humanité, et les recherche. Je l’ai adapté à des classes de lycéens en proposant des sujets également très ouverts mais en lien avec ce que nous étudions parallèlement dans les cours de littérature. Les élèves disposent les tables en U, j’écris le sujet au tableau. Comme nous avons peu de temps devant nous (à peine 55 minutes entre deux sonneries), je joue justement sur la pression, l’urgence. Il leur faut en général une dizaine de minutes pour s’installer puis se mettre au travail. Je comprends et j’accepte parfaitement ce temps qu’il faut laisser à ce qu’on appelle « l’angoisse de la page blanche ». Au tout début, les élèves protestaient fortement contre la consigne, contre ce genre d’exercice auquel ils n’étaient pas habitués et qui les mettait en danger. Je laissais leur inquiétude s’exprimer tout en restant tranquillement ferme : il allait falloir le faire. Venait alors le moment où ils se jetaient à l’eau. L’écriture venait, dans le silence et l’intensité du moment. Les protestations ont disparu lors des séances suivantes, mais le processus demeure le même. Le temps de libération du verbe est une libération. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous passons à la lecture des textes. Même les plus timides, les plus taiseux, ou les moins adroits avec les mots, s’y livrent avec bonheur. Les toutes premières craintes, les hontes ont disparu. J’ai expliqué qu’il s’agit ici d’un atelier d’écriture personnelle et non scolaire (même si finalement je donne une note au bout de quatre ateliers, car les élèves sont trop habitués au système de notes pour pouvoir s’en passer). Personne ne doit juger ni commenter, seulement écouter – puis applaudir discrètement afin de remercier l’auteur de sa lecture. J’ai expliqué aussi que nous étions là dans la littérature, et qu’il n’y avait donc ni censure ni interdit, à part l’interdiction de ne pas écrire quelque chose qui ne soit pas, dans l’esprit, de l’ordre de la littérature. L’écoute des uns par les autres est excellente, surtout avec les élèves de Première, un peu plus mûrs.

Ce qui jaillit d’un tel dispositif d’écriture est très profond. Même si l’expression peut en être maladroite, des expressions de soi rejoignant l’universel humain de toujours et de partout surgissent sur le papier à travers de petites fictions ou de brefs textes de réflexion. Tour à tour poétiques, tragiques, humoristiques, ces textes produits individuellement puis partagés oralement, donnés et reçus, font expérimenter aux élèves le sens de la littérature, tel qu’il existe depuis ce qu’on appelle l’homme préhistorique : l’humain.

Les élèves sortent calmes et profondément satisfaits de ces ateliers. La plupart d’entre eux les réclament, dans les périodes où nous n’en faisons pas. Certains furent particulièrement intenses, le groupe en larmes pendant le temps des lectures, et se disant soudé après l’expérience (refusant même de quitter la salle avant que tout le monde ait lu son texte, un vendredi à 17h25 alors que la sonnerie de départ avait retenti). Chaque atelier est différent, mais l’esprit en est généralement celui d’un grand calme, d’une paix d’autant plus sensible quand les textes sont eux-mêmes « sensibles ». L’attitude du professeur est essentielle : il faut dégager soi-même un grand calme, une paix intérieure, une détermination douce, être présent à la demande et s’effacer quand il le faut. Cela ne peut se réaliser qu’en accord avec la politique générale de ses cours, de son attitude dans l’ensemble des cours.

Voici quelques-uns des sujets proposés lors de ces ateliers :

« Un loup sans forêt. Racontez. »

« … par une petite porte dans ma chambre que je n’avais jamais vue, je découvris… »

« 1) Chacun de nous est marqué par le mode de pensée dans lequel il a été élevé. 2) Malgré cela, nous pouvons réfléchir par nous-mêmes. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Une rencontre particulière. Racontez. »

« Le rêve peut être une façon : 1) de fuir la réalité ; 2) d’enrichir la réalité intérieure. Donnez des exemples argumentés pour les deux cas. »

« La littérature sert : 1) à faire découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas ; 2) à faire réfléchir. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Racontez un moment particulier » (Ce sujet a été donné pour un atelier réalisé entièrement à l’oral, sans passage préalable par l’écriture).

« La Brindille [nom de la rivière au bord de laquelle l’enfant a été violée et assassinée dans le conte de Maupassant étudié parallèlement, La petite Roque] a tout vu. Écrivez le flux de ses pensées, son désir de justice après le meurtre. »

Après lecture en commun, les élèves se relayant, de la scène où Tartuffe tente de séduire la femme de son meilleur ami : « Réécrivez, à deux, cette scène de séduction hypocrite et inappropriée en langage sms (échange de textos) ».

« Qu’est-ce que, selon vous, le courage de la vérité ? Donnez des exemples. »

« Écrivez le monologue du Pauvre après sa rencontre avec Dom Juan ».

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Seule la poésie sauve

carriere

riviere

Une carrière, une rivière, des arbres, des bateaux, des lignes dans le sable… J’ai fait ces photos ce matin du RER. Il y a de la poésie partout. La France honteuse, la France collabo, qui perdure depuis le siècle dernier sous des formes très proches dans leur laideur – aujourd’hui haine et mépris des femmes et du peuple par les privilégié.e.s, chasse aux migrants, stigmatisation des chômeurs, etc. – c’est la France aveugle à la poésie, impuissante, incapable de concevoir un monde autre, repliée dans ses culs-de-sac, ses pingreries intellectuelles et matérielles, ses peurs de perdre ce qu’elle est en train de perdre : la vie.

Encore une bonne journée au lycée, malgré une heure d’expression excessive de leur vitalité par mes Seconde, toujours surexcités le vendredi après-midi. C’est ainsi, et on avance quand même, on apprend. La vie. Une autre vie.

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Des chevaux, une mosquée, et dans les rues des visages dessinés

arbre à coeurs

chevaux

visage

visage 2

visage 3

visage 4

visage 5

visage 6

voiture

mosquée

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En chemin vers mon rendez-vous, j’ai rencontré de beaux chevaux montés par deux cavaliers de la Garde républicaine, je suis passée par la Grande mosquée, et j’ai photographié des visages, une voiture et un arbre à cœurs dessinés sur les murs. Le médecin m’a trouvée en très bonne santé mais fatiguée, et m’a conseillé à plusieurs reprises, et encore au moment du départ, de prendre un arrêt maladie d’une semaine pour récupérer. Je ne veux pas laisser les élèves, j’ai refusé de m’arrêter mais je lui ai promis de le faire si nécessaire. N’empêche que l’Éducation nationale est bien peu respectueuse des enseignants, et du même coup des élèves. Au lieu de pouvoir travailler dans des conditions optimales, comme ce serait le cas si j’avais été nommée pas trop loin de chez moi plutôt qu’à quatre heures de transports par jour aller-retour, je dois préparer les cours, corriger les copies etc., et assurer des cours parfois dans un état de grande fatigue, qui ne m’aide pas à gérer les classes. D’autant qu’à soixante-et-un ans et après un traitement anticancer je n’ai pas les mêmes ressources d’ énergie qu’à trente ans. Mais ces gens se foutent de l’humain, ils ne parlent qu’en acronymes et autres sigles, une non-langue que parlent aussi les formateurs de l’Espé, la seule langue qu’ils comprennent, au fond. Heureusement il y a les élèves, encore vivants. Ma joie.

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