à Paris, photos Alina Reyes
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à Paris, photos Alina Reyes
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Paris, hier dans le 13ème et aujourd'hui dans le 5ème, photos Alina Reyes
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Aujourd'hui rue Jeanne d'Arc à Paris 13e, Shepard Fairey peint une fresque murale. Photos Alina Reyes
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Rien n’est « normal » dans cette photo. Je sais que Depardon a perçu quelque chose de profond, il ne peut en être autrement. Et qu’il le dit, plus ou moins malgré lui, tout en essayant de rentrer dans le cadre de la « normalité » de campagne du nouveau Président. Justement, la campagne est là, au sens premier du mot cette fois. Oui, ça commence, on va au fond. Au fond des choses. Dans le cadre carré où tout le physique de l’image est transposé dans une métaphysique occulte, non-dite, inavouée. Le carré, dans l’ordre symbolique, c’est le domaine de la terre, par opposition et complémentarité au rond du ciel, de l’esprit. Mais ici le ciel n’est pas rond, il est brisé par les lignes floues de l’Élysée. Brisé et décoloré, négligé – toute la netteté, l’attention de l’objectif étant portée sur l’homme. L’Élysée, dans la mythologie, est le séjour des bienheureux aux enfers. Bienheureux, mais morts.
Le palais présidentiel, avec ses drapeaux français et européen, est aussi flou que dans un rêve, aussi lointain que dans un cauchemar. Toute la photo respire l’irréalité, le clivage, la séparation. L’homme, central, s’y tient comme un objet rapporté. Pour autant ni la nature (l’herbe, l’arbre) ni la culture et l’histoire (les bâtiments, les drapeaux) n’y sont solidement fondés. Flous, lointains, ils semblent plutôt en voie de disparition. Seule l’ombre paraît animée, en voie de progression. Désignant sous ce vaste désert d’herbe la terre, sombre séjour des morts.
Cette photo est anxyogène. L’homme y est central mais déporté sur la gauche, le côté « sinistre » comme on dit en latin. Son attitude est figée, mais en déséquilibre. S’il avance c’est en crabe. Ses mains ne sont pas à la même hauteur, et son costume l’engonce. Il sourit mais ses yeux tombent, comme ses bras. Ses mains paraissent presque énormes, presque des mains d’assassin, et en même temps comme mortes, tranchées. Des bouts de chair empreintes d’une morbidité diffuse.
Ce pourrait être l’homme de la Renaissance, l’homme de Vitruve, inscrit au centre du monde dans son carré et dans son cercle, mais non. Celui-ci est déporté du centre, ses jambes sont coupées, ses bras ne s’étendent ni ne se lèvent ni ne soutiennent le cosmos – ses pieds qu’on ne voit pas, ne les a-t-il pas plutôt dans la tombe, cette terre à la fois cachée et omniprésente ? Ce n’est pas non plus l’homme du Moyen Âge, tel que le figura Hildegarde de Bingen, régnant à l’image de Dieu au centre des réalités spirituelles.
En fait l’image donne l’idée d’un montage. C’est cela, qu’a perçu Depardon. Comme si l’on avait découpé l’homme pour le plaquer sur fond d’Élysée. Cette photo crie au mensonge, voilà la vérité. La vérité, c’est que l’humanisme contemporain est un mensonge.
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Photo Patti Smith (et d’autres ici)
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Toute la presse parle de son dernier album, « lumineux« . Je suis formée aussi par la mystique de cette mouvance… La très belle et multiforme oeuvre de Patti Smith, entre autres, n’est-elle pas la preuve de la profondeur de cette spiritualité de son époque, qui peu à peu se décante ? Et voici aussi de la même artiste un poème, traduit par Jacques Darras et paru aux éditions Bourgois (d’autres aussi ici)
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Nous marchions dans nos manteaux noirs,
balayant le temps, balayant le temps,
dormant dans des âtres abandonnés,
les quittant pour affronter la pluie.
Trempés, crottés, un peu fous,
pataugeant aux ornières, mâchonnant des bulbes,
tellement nous avions faim, tulipes
flamboyantes dans leurs corolles déchiquetées.
Nous nous décorions d’ombellifères,
œuvrant jusqu’à l’épuisement de nos fronts d’élus,
dans le murmure de la piste mystérieusement reconnue,
une pluie qui n’était pas la pluie, des larmes qui n’en étaient pas.
Et le Graal, ô le Graal si proche de nous,
parures d’aluminium habillées de soleil.
Les glaïeuls étaient en fleur, explosaient
par toutes les fentes. Le monde entier
attendait anxieusement que la sainte mère inspecte
nos mentons de cette chanson familière
Aimez-vous le beurre?
Bon vous aimez le beurre…
puis nous nous arrêtâmes sur une colline jaune absolu.
Montâmes des chevaux, écumâmes des forêts
où d’espiègles fées dansaient sous nos pas.
Des branches se cassèrent contre nos visages.
Notre royaume au-delà d’une clôture maillée…
Luttâmes dans des carrières, marbres lisses,
nous agenouillâmes pour viser des proies en des cercles fervents.
Plantâmes furieusement nos camps,
tentes déchirées par nos piquets,
balafrées par la lame de nos couteaux de poche
petits renards jaugeant la dureté du sol,
maudissant les basses terres de nous avoir fait si mous.
Moissonnâmes du seigle, en emplîmes des sacs, fîmes des oreillers
pour nos hommes. Essorâmes le sang de nos couches trempées,
couvrîmes les têtes décapitées des martyrs, épaulâmes
les seaux pleins à ras bord,
ne vîmes rien vîmes tout.
Chevauchâmes l’échine de la grande ourse, plongeant nos louches
dans la liqueur laiteuse étendue tel un lac blanc devant nous.
Nos vaisseaux arboraient des obscénités griffonnées
sur les voiles en parchemin, flottant au fil de rivières illettrées
retournées en mares de sang d’eau de pluie croupissante.
Soufflâmes nos chants d’éloge dans la corne d’animaux sacrés
lazzi, confessions, prières adolescentes
tissées en tapisseries de jardins cloîtrés.
Finies les mères pour nous désormais, inventant liens infinitésimaux,
vœux éruptant dans un surcroît de violence sans rien maudire
que le fait d’être nés notre allégeance au mouvement,
aux révolutions des étoiles.
Une lumière bleue émanait du sommet d’un être
que nous ne pouvions plus nommer. Gravîmes les degrés
menant à un ciel plus bleu balafré de fanions,
vent saignant. Goûtâmes le spectacle.
Puis tout disparut, mais nous n’étions plus là.
Avions un rayonnement nouveau. La rosée
gouttait à nos nez. Arborions peau brillante,
la quittant sans un soupir. Certains levaient leurs lanternes.
D’autres paraissaient aller dans leur lumière propre.
Montagnes enflammées qui n’en étaient pas,à l’horizon…
Approchant toujours plus, tombâmes sur des masses de grands manteaux
abandonnés par l’amirauté, pourpre royale déposée,
médailles d’honneur, bottes réglementaires en cuir de langue de chien,
bons de papier, peaux de bêtes, hermine et mouton portés par gens
de haut rang, princes et pilotes, mages et mystiques.
Nul rang n’ayant, choisîmes chiffons vifs cousus par des aveugles.
Étant d’un pays d’orbites. Vides.
Quoiqu’on eût trouvé tous les espoirs d’enfant à l’intérieur
nos propres chères histoires, nos propres chères vies,
taillées dans l’étoffe de la lutte extatique.
Le jour où nous sûmes que nous allions partir, bondîmes
dans nos manteaux consacrés. Eussions pu marcher à l’infini
si telle ou telle autre chose ne nous avait tirés par nos manches amidonnées.
Brisant le cœur de nos mères nous devînmes nous-mêmes.
Nous mîmes à respirer et fûmes sur le départ,
Ivres, étonnés, chacun de nous un dieu.
À présent tu éteins la lumière.
Presses la mèche avec ton pouce.
Si ça colle, tu vas te brûler.
Si elle pète sec, tu te changeras
en rayon qui s’éteindra
avec la nuit en un rêve
parsemé de pacotille.
Vîmes les yeux de Ravel, cernés de bleu, clignant
deux fois. Entonnâmes des arias de notre cru, nullités psalmodiant
de vieux blues parlant de sol divin et de chaussures mortelles,
d’infanteries oubliées, de distances jamais vues en rêve
pas plus loin que colline humaine, fîmes demi-tour à cause de soldats de plomb
stationnés dans les plis d’une couverture, à distance de main fraternelle,
d’ordre paternel, de sommeil
…la longue route mes amis
Éclosâmes de nos chrysalides en pleine nuit,
ciel charbonneux alors d’étoiles qu’on ne voit plus.
Croyance d’enfant brodée sur des mouchoirs
Dieu ne nous abandonne pas
nous sommes son seul savoir.
Nous ne devons pas l’abandonner
il est nous-même
l’éther de nos actes.
Le routard appelle, à la porte du temps, à la porte du temps.
Nous dormons. Faisons projet, doigts sur la vibrante corde.
Joyeusement lucides, nous recommençons.
oeuvre de Daniel Bonnell
Toutes les questions d’éthique à propos de la manipulation des embryons ou des esprits ou de la vérité, de l’avortement, l’euthanasie, la torture, le chantage, la trahison, le mensonge, la déportation, la colonisation etc, dépendent de cette question universelle : a-t-on le droit de faire un mal pour un bien qu’on en escompte ?
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Francesco Clemente, Harlequin close up
Lubac poursuit sa « grande enquête à travers les siècles » avec le « grand courant de pensée dans lequel va s’insérer Karl Marx. Nombre d’hégéliens, tel Moses Hess, ont « retenu de la pensée dialectique le rôle indispensable de la négation, c’est-à-dire du conflit ».(p. 344). Dans la note précédente, nous avons vu Éliphas Lévi en appeler à « l’esprit d’intelligence », et certes il manque aussi à beaucoup de disciples ou lecteurs de beaucoup de philosophes. À tous ceux qui ne lisent qu’à la lettre, ou pire, prétendant lire dans l’Esprit, ne le font que dans un mauvais esprit. En venant à des stupidités, telle celle de Daumer qui voit en Jésus le « fondateur d’une secte secrète, qui sous prétexte de reformer le judaïsme revint aux pratiques des sacrifices humains et du cannibalisme », en un « culte bestial, d’où naissent tous les fanatismes et toutes les atrocités » (p. 348). Souvenons-nous de la secte de Bro…
Pensées incohérentes, marche au précipice. Tel Heine qui appelait de ses vœux la fin du judéo-christianisme, et percevait pourtant le terrifiant danger d’une telle fin, écrivant en 1853 dans De l’Allemagne :
« Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants… Les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux… Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Ne riez point du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit… On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une innocente idylle… – Je vous dis d’amères vérités. Vous aves plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la sainte alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques… »
« Y eut-il prévision plus forte de la terreur nazie ? Dans le retournement qui s’annonce, Heine pressent que le peuple juif sera la principale victime », poursuit Lubac. (pp 353-354)
Quant au marxisme, s’il est « un hégélianisme renversé », Marx n’en retient pas moins « dans son système, pour une part essentielle, la structure de la dogmatique chrétienne telle que la lui transmettait Hegel ». Il apparaît comme « un christianisme sécularisé, changé en son contraire, et finalement, après Marx, aisément re-sacralisé » (pp 358-359), avec une « stricte analogie » « entre le Christ et le Prolétariat ». (p.361)
Du dix-neuvième au vingtième siècle, les chemins déviants perdurent. Commentant la pensée de Bloch, Lubac en conclut :
« Combien autre, l’espérance chrétienne, et combien méconnue par Bloch, prisonnier de sa décision d’athéisme et de ses fantaisies gnostiques ! Écartant toute idée d’un salut à conquérir, elle dépasse toute attente saisissable à l’imaginaire : « ce que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu, ce qui n’est point monté au cœur de l’homme », en aucune espèce de rêve. (p.374)
Vision du christianisme racornie à l’oedipe par Freud, qui voyait en ses perversions personnelles celles de tout le genre humain… (p.375) Vision basse de Merleau-Ponty déclarant « que Dieu n’est plus au ciel, qu’il est dans la société et la communication des hommes »… (p.376) Pour Jeanson aussi, nous dit Lubac, « il est entendu que l’Esprit-Saint, c’est l’immanence, c’est la communauté des hommes, c’est l’Homme » (p.378)
« Et voilà, poursuit Lubac, comment le saint abbé de Flore, aujourd’hui relayé par les Blondel ( !), les Moltmann et quelques autres, parmi lesquels encore le grand Mao Tsetung, ayant appris à Roger Garaudy « que le mouvement de libération remplit tout le passage de l’animalité à Dieu », lui permet de déclarer, en conclusion : « Je suis chrétien ». » (pp 381-382)
On est en pleine confusion, le vingt-et-unième siècle est là et on y est toujours.
« Hans Küng, dit Lubac, n’avait pas tort d’évoquer le « joachimisme » en associant l’idéalisme allemand (dont le marxisme est la suite inversée) et les systèmes totalitaires du vingtième siècle ; c’est un point sur lequel le cardinal Ratzinger se rencontre avec lui. Certes, dans un cas comme dans l’autre, le rêve de l’abbé de Flore est totalement méconnaissable ; ceux qui l’avaient fait leur, au cours des siècles, l’avaient dès longtemps corrompu. Nul besoin d’y insister. Il n’en est pas moins vrai que « par différents détours, Hitler et Mussolini ont tiré les slogans… du « Fürher » ou du « Duce » de l’héritage joachimite ». » (p.382)
Mais, écrit Alfred Rosenberg, maître à penser de Hitler : « La valeur centrale du christianisme est l’Amour ; la valeur centrale d’une théorie des races est l’Honneur ; entre les deux, aucune conciliation possible : l’Amour est un principe dissolvant. » (p.383) Que se souviennent de cette phrase les adeptes des vendettas, vengeances et manœuvres « pour l’honneur », ainsi que les nationalistes et autres communautaristes exacerbés.
« Quels que soient les griefs qu’on peut nourrir contre les théories du saint abbé, conclut Henri de Lubac, on est heureux que son nom ne soit pas directement et explicitement mêlé aux exposés du grand prophète du nazisme. » (p.384)
Demain nous concluons notre longue lecture, nous achevons ce voyage en compagnie du grand jésuite « du côté de la Russie », avec de vrais grands esprits.