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L’océan assume et surmonte ses tempêtes, elle est en paix. Elle entend la gardienne, en bas, qui sort les poubelles. Elle est heureuse de faire partie du peuple des travailleurs. Tout à l’heure, songeant dans l’ombre et la lueur de la liseuse de Plaisir, avant de s’endormir, elle lui a dit : Fais-moi penser demain à écrire quelque chose sur cette phrase de Kafka : « Dans ton combat contre le monde, seconde le monde. » Parce qu’elle venait juste de vraiment la comprendre. Cela lui revient maintenant. Elle ne va pas l’expliquer tout de suite ici, mais il lui revient aussi que juste avant de penser à cette phrase, elle se disait que face à la douleur, face à la souffrance, il ne fallait pas, pour les rendre supportables, s’y enfoncer, soit par l’alcool, soit par d’autres drogues, soit par la folie mauvaise, mais leur faire un pied-de-nez par la folie douce et l’esprit d’enfance. Tiens, Joie le dit : seconde le monde, cela signifie continue à lui donner des gages de la vérité, qui le rendront furieux contre toi. C’est ainsi que tu resteras debout, et qu’il s’effritera. De même que les énormes secrets que tricotent les hommes, ces parques dérisoires, finissent par s’effondrer sur eux-mêmes, dévorés par leur néant. Car tout ce qui est tissé dans le secret, fût-il de polichinelle, est tissé à l’envers. C’est la nuit que Pénélope détisse ce qu’elle a tissé le jour, afin que les prétendants piétinent et n’arrivent à rien, aussi longtemps qu’il le faudra.
Les travailleurs intellectuels. Quand Joie rencontre cette expression, « travailleurs intellectuels », elle lui plaît. Les travailleurs intellectuels forment une classe moyenne grandissante, où grandit aussi la précarité et la paupérisation. La paupérisation des travailleurs intellectuels a pour effet de les ranger de plus en plus aux côtés des autres pauvres, et de stimuler en eux une pensée du combat. Mais cette paupérisation s’accompagne d’une invisibilisation, par la falsification médiatique du terme « intellectuel ». Les intellectuels médiatiques ne sont pas des travailleurs intellectuels mais des agents du show-business (disons pour éviter d’employer le terme de spectacle, qui désormais renvoie aussitôt, dans le champ intellectuel, à la pensée de Guy Debord, laquelle, toute pertinente qu’elle soit, sert de pseudo-pensée révolutionnaire à une bourgeoisie intellectuelle qui n’est en réalité attachée qu’à conserver ses privilèges).

Un professeur de philosophie, à propos de BHL
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À la Halle Saint-Pierre, Joie a entendu Jean Maurel parler de la main dans Nadja, et chez Chirico, et chez Nietzsche. Son discours sortait de son corps en réseaux, comme par les synapses du cerveau, en quelque sorte un discours automatique, un discours-poésie, surréaliste. Maintenant un éditeur historique élève ses auteurs en batterie, telles des poules de luxe pondeuses de livres commandés et formatés. Des bourgeoises ou filles de bourgeois paient leur formation chez le patron qui continuera à les manipuler une fois qu’elles seront devenues productives, et les lecteurs, formatés eux aussi, ne songeront même pas à exiger une nouvelle réglementation pour l’étiquetage des livres, mentionnant comme pour les produits alimentaires si c’est du naturel ou de l’industriel. Malheureux temps de cerveaux disponible, gavé de saloperies cancérigènes. Heureusement les morts nous regardent et les poètes qui ont visité Joie en rêve, Homère, Rimbaud, Kafka, et même Bouddha, et même Dieu, tous venus l’habiter la nuit et restés là en elle avec ses bêtes et ses dents, sont toujours vivants, sauvages, et sauveurs.
À propos d’œufs et de poules, sommes-nous dans une époque où les gens ont une basse idée de la littérature parce qu’on leur fait avaler de basses œuvres, ou la médiocrité des œuvres mises sur le marché vient-elle de la médiocrité de l’idée que se font les marchands et les clients de la littérature ? D’où viennent les ombres qu’on projette au fond de notre caverne ?
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Je lui ai exposé le plan de ma thèse, en utilisant des cailloux pour mieux le disposer sur la table. Nous étions sur la terrasse, au troisième étage dirais-je, quoique cela ne soit pas facile à déterminer dans ces maisons qui épousent la pente et où le rez-de-chaussée n’est pas au même niveau des deux côtés. De là-haut nous avions une vue plongeante sur ce village où sont passés nombre de surréalistes, et le sujet de ma thèse était donc, à partir de ce cas, le rapport entre la lettre, l’art et le lieu. Soudain il a dit : et si nous faisions faire des fouilles archéologiques, pour déterrer un morceau de l’antique mur d’enceinte ? J’ai été absolument ravie par cette idée. Il est alors descendu aussitôt voir des gens du village, puis il est remonté et nous avons assisté ensemble au dégagement et à l’apparition symbolique du mur : les habitants enthousiastes se disposant eux-mêmes sous nos yeux comme des pierres et retraçant ce qui était en fait moins un mur que deux murets parallèles bordant et créant un sentier. Émue et surexcitée, je me suis retirée à la cuisine. Il m’a rejointe et nous avons parlé encore un peu de mon sujet. Le soir tombait. Nous sommes sortis. La tempête se levait entre les rochers, autour du village, c’était très beau.
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Ce sont des extraits d’une partie de ma thèse révolutionnaire, qui comporte quelque 400 pages disons de recherche théorique interdisciplinaire et quelque 300 pages de recherche littéraire sous forme de fiction, théâtre, poésie. Je rappelle qu’elle est téléchargeable gratuitement ici. Elle a été téléchargée déjà près de 300 fois depuis sa mise en ligne à l’automne dernier, et sur un rythme qui va croissant. Bonne lecture !
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L’heure de bâtir les nids
L’heure de faire des petits
Ces insectes appelés gendarmes – des punaises, en fait – avec leurs masques sur le dos, s’accouplent pendant douze à vingt-quatre heures, tout en marchant, tantôt dans le sens vers où tire l’un, tantôt dans le sens vers où tire l’autre (je les ai observés cet après-midi, et d’autres fois avant). Chez les humains il y a une chanson qui dit « si quand j’avance tu recules comment veux-tu que je t' » etc., mais eux ça ne les empêche pas de faire leur affaire.
Aujourd’hui au square René Le Gall à Paris 13e, photos Alina Reyes
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J’ai lu cette nuit cette âpre et belle nouvelle, qui pose la question à la fois des droits des femmes et des droits des enfants. Fantah Touré est une auteure franco-ivoirienne, professeure de littérature agrégée au Sénégal. L’Afrique qu’elle met en scène est celle qu’elle vit au quotidien, sans exotisme. L’histoire est ici celle d’un garçon guinéen de six ans, séparé de sa mère par son père polygame, qui décide de répudier sa femme et de se débarrasser de ses enfants mâles en donnant l’aîné à un vieux cousin, et le petit à une école coranique sénégalaise. La séparation d’avec sa mère et les conditions de vie terrible le conduiront à la mort. Histoire touchante et terrible du chagrin immense de l’enfant et de la mère, de l’injustice sans nom, inspirée d’une histoire vraie, qui a longtemps hanté l’auteure après qu’elle lui a été racontée.
Un entretien avec Fantah Touré :
Ruffin vs Macron, c’est Dettinger vs la Police. Un humain vs l’incarnation d’un système. Puisqu’il a écrit son livre en s’adressant à Macron comme le boxeur s’est adressé aux forces de l’ordre, en homme, c’est dans ce rapport aussi que nous le lirons, par d’autres voies que la sienne, qu’il est inutile de répéter. Le christianisme de Ruffin vs celui de Macron, puisque, sans jamais être mentionné, il est souterrainement omniprésent dans l’existence de Ruffin comme dans la posture de Macron. L’art littéraire de Ruffin vs le néant littéraire de Macron, puisque la littérature est une préoccupation des deux hommes, le premier en faisant sans chercher à en faire, le second cherchant à en faire et s’en avérant incapable. Et le travail politique de Ruffin vs la manipulation politique de Macron illustrées par ces deux sortes d’implication ou côtoiement existentiels.