Poésie, esprit de conquête. Armel Guerne, Melville, Rimbaud

bnf,-minAujourd’hui à ma table au rez-de-forêt de la BnF. Quelle merveille de pouvoir se faire apporter n’importe quel livre quand on a soudain envie, au cours du travail, de le consulter. Je m’y rends sur Turquoise, ma monture (mon vélo) et y passe des journées entières.

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Voici des passages de la très belle préface du grand Armel Guerne à sa traduction de Moby Dick – j’ai photographié la page, je la recopie ici, avec une pensée pour les chercheurs d’avant notre technologie, comme Marcel Schwob par exemple, qui devaient recopier à la main toutes les pages qu’ils voulaient conserver des livres consultés à la bibliothèque. N’importe, quand on aime, on ne compte pas son temps.

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« Laissons là la littérature. Expliquer l’homme par l’œuvre ou l’œuvre par l’homme, dès qu’il ne s’agit plus d’un simple littérateur, n’offre pas le plus petit semblant d’intérêt s’il s’agit de pénétrer l’un ou l’autre. L’homme et l’œuvre vivent ensemble, pour les mêmes raisons, sous les mêmes astres, et ils sont l’un et l’autre de sanglants et douloureux miroirs où se reflète différemment la même chose. La vie, comme l’œuvre, d’un authentique poète (non pas un « créateur », ainsi qu’on se plaît à dire, mais un « obéissant », un perpétuel conquérant spirituel à son corps défendant) est quelque chose sans loisir, un combat de tous les instants, un inimaginable duel à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour, que ne comprennent absolument pas ceux qui ont du temps à perdre ici-bas – c’est-à-dire presque tous les hommes – ni et surtout ses plus proches témoins. Car les faits ne sont rien, je le répète, rien que des occasions apparemment visibles entre toutes les occasions manifestement invisibles et d’autant plus invitantes, d’autant plus importantes ; ce qui compte, ce sont les signes et le dessin que dessinent ces signes dans l’ordre où ils se sont présentés, lesquels restent toujours encore à découvrir, à inventer. »

Puis, à propos des folles aventures en mer et dans le monde du jeune Melville, qui, notons-le, ont précédé son œuvre comme celles de Rimbaud ont succédé à son œuvre, Guerne écrit :

« Latitudes, horizons, mondes et univers, terres et cieux – humanités prodigieuses… Comme à tous ceux qui ne traînent pas lamentablement derrière leur propre vie, mais qui portent en eux ce feu dévorant et sacré, on est frappé ici de la rapidité fabuleuse, du nombre et de la profondeur inimaginables de ces « expériences ». L’esprit est prompt, on ne le dira jamais assez. Le génie, de même. Et l’on fera mieux de ne pas trop prendre Herman Melville pour un voyageur. Ce voyage, il l’a habité à peu près comme un météore. Il y a mis autant de temps qu’il en a fallu à Rimbaud pour visiter le paysage de son génie. »

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Porteurs de pensée et colporteurs de sottises. Lettre de Char à Rimbaud

 

caduceeÉcoutant George Steiner parler de la présence d’Héraclite chez René Char et notamment dans Fureur et mystère, je songe que le serpent de son poème « À la santé du serpent », que je perçois comme foudre et pythie-python delphique héraclitéennes, peut aussi évoquer le serpent de la santé, celui qui figure en double sur le caducée d’Hermès. Il se peut évidemment que Char ait aussi pensé pour son titre au serpent biblique, mais, comme je l’ai analysé, sa série d’aphorismes est avant tout héraclitéenne.

Dans un article de Libération de 2007, je lis que René Char avait projeté de réaliser un film qu’il aurait intitulé « Soleil des eaux ». Et les auteurs de l’article d’émettre l’hypothèse que ce titre pourrait venir d’un « psaume du Nouveau Testament » portant le même titre. De fait, il n’y a pas de psaumes dans le Nouveau Testament ; les psaumes se trouvent dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, et aucun ne s’intitule « Soleil des eaux ».

Nul d’entre nous ne sait tout, mais quand nous ne savons pas, nous ferions mieux de nous taire ; ou de vérifier ce que nous allons dire avant de le dire ou de l’écrire ; de reconnaître nos erreurs quand nous en avons fait ; et, last but not least, d’écouter les personnes qui s’avèrent avoir une connaissance que nous n’avons pas, sur tel ou tel sujet. Si les journalistes et les membres des jurys de concours, entre autres, se montraient capables de ce respect envers la vérité, le monde serait moins malade.

« Soleil des eaux », feu et fleuve, ça sonne très héraclitéen aussi. Et pourquoi pas rimbaldien ? « C’est la mer mêlée Au soleil ». Relisons la lettre que Char adressa à Rimbaud, et qui figure dans le même recueil que ses aphorismes, Fureur et Mystère (encore un titre très héraclitéen, sorte de transposition de la foudre et de la nature « qui aime à se cacher ») :

« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! »

« Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. »

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On peut aussi lire cette étude d’Alain Gaubert sur « au-delà des visibles emprunts, l’infiltration héraclitéenne, secrète et active » dans l’œuvre de René Char.

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Léonard de Vinci : pierres levées de la Vierge aux rochers et autres pensées

 

« Enter Time ». Shakespeare, The Winter’s Tale, IV, 1

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À l’avant du tableau, la « scène du néant », comme l’écrit Shakespeare (sonnet 15) un siècle après que Léonard l’a peinte.1 Au bord de laquelle se tient l’enfant Jésus, et toute la scène. Léonard de Vinci a étudié obstinément l’eau, ses mouvements, ses tourbillons. Voici un autre tableau, après ceux que nous avons vus hier et avant-hier, qui donne à saint Jean une importance ici clairement et étrangement appuyée par le doigt de l’ange qui le désigne, lui le Baptiste, plutôt que le Christ – contre toute orthodoxie. Pourquoi ? J’y ai songé une bonne partie de la nuit. Pourquoi ce geste si insistant de l’ange, avec cette main démesurée pour renforcer l’indication ? Autant que je sache, depuis cinq cents ans, c’est une question, capitale, à laquelle nul n’a répondu. Mais ma « contemplation » m’a fait « faire temple » avec Léonard, pénétrer dans son temple, sa pensée, et le paysage s’est éclairci au fil de mon chemin.

On a souvent noté la sauvagerie inhabituelle en son temps des paysages des derniers tableaux de Léonard, la Joconde bien sûr et aussi la Sainte Anne (paysage dont il ne reste rien dans le Saint Jean). La Vierge aux rochers, peinte quelques années avant ces deux derniers, présente un plein cadre d’univers minéral. Léonard a écrit une belle page sur l’attraction de l’abîme, de la grotte. On distingue un pont à l’arrière-plan de la Joconde : seul témoin d’une humanité ou symbole métaphysique ? Le fait est que le peintre dans ces œuvres lie l’humanité et même la divinité à une nature immémoriale et immaculée. Dans ces espaces évoquant l’abîme du temps, sur ces scènes du néant, il peint l’humain dans son caractère éphémère et pourtant perpétué grâce à la génération et aux générations (explicitement figurées dans la Sainte Anne avec sa descendance) qui, par la grâce du Christ, arbre vert, remontent de la mort, de la « terre », au « ciel » (et nous avons vu le rapport de la Joconde et du Saint Jean avec cette Sainte Anne).

Revenons à notre question : pourquoi saint Jean ? Pourquoi est-ce lui qui nous est désigné par l’ange ? J’ai d’abord songé qu’il pouvait représenter le pont, la transition, celui qui prépare et ouvre le chemin. Il s’agenouille devant le Christ qui va emprunter ce chemin ouvert par lui, en faire l’épreuve, sauver ainsi l’humanité du gouffre au bord de laquelle elle se tient. Le Christ en retour le bénit, lui qui a ouvert cette voie qu’il va emprunter. Mais soudain le sens en moi a fait un bond en avant. « Enter Time ». La didascalie de Shakespeare s’est présentée à mon esprit. Saint Jean, le Baptiste, n’est-il pas la figure du Temps, qui coule et transforme toute chose, comme l’eau dans la vision d’Héraclite et de Léonard ? N’est-ce pas le Temps qui coule en cascade dans la Sainte Anne, dans le même mouvement que celui du Saint Jean ? Et n’est-ce pas, au bout de la remontée, comme l’eau remonte au ciel en nuées, ce que Rimbaud appellera « l’Éternité retrouvée » ?

Au fond de la Vierge aux rochers, se dresse sur la droite, au même endroit que le doigt dans le Saint Jean et que l’arbre dans la Sainte Anne, un grand monolithe pointé vers le ciel. À gauche, dans une autre trouée, s’amorce un chemin étrangement bordé de pierres levées, semblables à celles que des hommes dressèrent en des temps préhistoriques et que le peintre, certainement, ne connaissait pas. Mais l’Esprit, allié au Temps, le traverse et en fait un instant, éternellement présent.

1 Shakespeare dans le sonnet 15 parlait de « la vaste scène du néant ». Antonin Artaud, lui, affirme que « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. » N’est-ce pas ce que firent les hommes dans l’espace des grottes ? N’est-ce pas cette « poésie dans l’espace » dont parle Artaud et qu’il veut retrouver lorsqu’il dit chercher « un théâtre qui (…) raconte l’extraordinaire, mette en scène des conflits naturels, des forces naturelles et subtiles, et qui se présente comme une force exceptionnelle de dérivation » (extrait de ma thèse)

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à suivre

Le temps de méditer et de créer

balade 2-minOù est le lecteur ?

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balade 3-minOù sont les promeneurs ?

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balade 4-minOù sont les oiseaux ?

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balade 5-minOù est le bateau ivre ? (L’homme aux semelles devant, sculpture de Jean-Robert Ipoustéguy en hommage à Rimbaud, dit par Verlaine « l’homme aux semelles de vent » )

balade 6-min

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balade 7-minOù sont les gens ?

balade 8-min

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balade 9-minPourquoi pêchent-ils la ferraille avec un aimant ?

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balade 11-minOù allons-nous ?

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balade 10-minOù joue la lumière ?

Hier à Paris, photos Alina Reyes

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Jung raconte qu’il a pris conscience de lui à l’âge de onze ans. Moi, je l’ai raconté aussi, ce fut à l’âge de deux ans, dans la lumière, vêtue d’un maillot de bains jaune.

Après cette belle balade en amoureux, j’ai fait cette nuit des rêves excellents, auxquels je veux obéir.

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Philosophie du langage : une lecture du Génie de Rimbaud et une conférence d’Ali Benmakhlouf

génie

Génie ; présent ; maison ouverte ; force et amour ; extase ; mesure ; raison ; jouissance ; vie ; voyage ; sonne ; souffles, têtes, courses ; perfection, formes, action ; fécondité ; univers ; grâce ; vue ; jour ; musique ; pas ; migrations ; monde ; chant ; nuit ; château ; foule ; plage ; regards ; voir ; déserts, neige ; vue ; souffle ; corps ; jour

J’ai réenluminé le « Génie » des Illuminations en écoutant cette conférence d’Ali Benmakhlouf à l’ENS :

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Illumination d’une Illumination

Selon Verlaine, Rimbaud aurait souhaité intituler son recueil Illuminations dans son sens anglais : enluminures. Nous nous sommes déjà penchés assez longuement sur ce recueil, la part qu’y a pu prendre Germain Nouveau, et nous en avons déchiffré quelques textes (sans caractère définitif bien entendu), ici. Aujourd’hui, dans le cadre de ma thèse en couleurs, j’ai enluminé, avec notamment nos initiales, un fac-similé du poème traditionnellement édité en fin du recueil (quoiqu’il soit incertain que telle fut la volonté de Rimbaud), Génie – son chef-d’œuvre selon Yves Bonnefoy (il me semble me souvenir que Pierre Brunel le rappelle dans un entretien avec Pierre Kerroc’h sur la vie et l’œuvre du poète)

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genie

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Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été — lui qui a purifié les boissons et les aliments — lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations. — Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.
Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l’épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, — lui qui nous aime pour sa vie infinie…
Et nous nous le rappelons et il voyage… Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa Promesse, sonne : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! »
Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé.
Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action.
Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !
Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
Ô Lui et nous ! l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
Ô monde ! — et le chant clair des malheurs nouveaux !
Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.

Arthur Rimbaud, « Génie »

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Arche de jeunesse

à dix-sept ans, en Grèce, photographiée par mon amie allemande, Eva

à dix-sept ans, en Grèce, photographiée par mon amie allemande, Eva

À dix-sept ans, j’avais changé mon sang, l’affaire était entendue : transfusée de poésie à haute dose, mon ADN devenu corde solide, souple, sensible, apte à toutes les variations, toutes les démultiplications, j’étais armée pour la vie.

Armée pour être vivante, sans cesse.

Ayant bu et mangé de la littérature par milliers de pages à l’âge où les veines sont tendres, accueillent le flux et le transportent follement vite et pur au cœur du cœur, réécrite par mes actes de lecture, mes lectures de textes et de nature, j’entrai à jamais dans la vie de lecture, d’écriture, de relecture et de réécriture qui s’appelle perpétuelle jeunesse.

Lisez ! Savoir lire est la connaissance.

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Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —
Eux chassés dans l’extase harmonique,
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? —
Et chante et se poste.

Arthur Rimbaud, Mouvement

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Tout est lumineux dans les poèmes des Illuminations, à qui sait lire

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