Qui a falsifié Homère ?

En novembre 2000, j’ai donné dans le cadre de l’Université de tous les savoirs une conférence que j’ai intitulée « 2001, l’Odyssée d’Éros. Entre monts et merveilles, répression et régression ». J’y comparais le destin de l’humanité en ce début de vingt-et-unième siècle au voyage d’Ulysse dans un monde comparable à notre univers dit virtuel. Quelques années plus tard, alors que j’avais une relation virtuelle avec Philippe Sollers, je lui parlai de l’Odyssée. Il réagit par l’ironie – c’était sa façon de ne pas accepter que je puisse penser, de se placer très au-dessus tout en me rabaissant comme, je le compris beaucoup plus tard, il l’avait déjà fait à mon insu en embauchant des copains et copines pour dénigrer mon travail dans la presse ou à la radio (notamment pour Au corset qui tue, Quand tu aimes, il faut partir, Lilith, Ma vie douce, La Vérité nue…). Sur le moment j’ai laissé pisser, les vanités de certains bonshommes me faisant plutôt sourire, sans vraiment m’atteindre. Mais aujourd’hui je ne souris plus en songeant que le bonhomme en question pourrait bien se tenir, par l’idée, non seulement derrière Sylvain Tesson et son livre ni fait ni à faire sur Homère, mais aussi derrière cette série d’Arte qui falsifie complètement le sens de l’œuvre du poète, comme je l’ai montré hier.

Il y a très longtemps que je me désintéresse du triste Sollers, n’ayant que trop vu ce qu’il y avait derrière la façade. Mais le soupçon m’étant venu de sa manipulation autour d’Homère, j’ai fait un tour sur Google, voir où il en était. Et j’ai vu qu’il était l’auteur d’un « éloge du porc » dans lequel il dit notamment « demandez donc à ma femme de vous préparer un rôti de porc ». Tellement élégant. Il a vanté le porc au moment de #BalanceTonPorc, déclarant à France Inter (où il disait aussi, tout récemment, qu’il faut se taire sur les affaires privées, même en cas de harcèlement ou d’inceste – décidément cette radio, qui embaucha aussi Sylvain Tesson pour dire n’importe quoi sur Homère, n’est pas dégoûtée) que « la Française a baissé de niveau depuis le XVIIIe siècle ». Se sent-il donc visé comme porc, pour produire cet éloge où se mirer ? Le vieux notable se croit malin en affichant son beaufisme, ajoutant au sexisme le racisme d’une allusion aux religions qui interdisent la consommation de porc parce qu’elle serait, selon lui, érotique (l’érotisme des catholiques, il est vrai, se porte plus sur les enfants, qu’ils prennent pour des rôtis du dimanche – mais chut, il ne faut pas en parler). Quelle intention derrière cet éloge du porc, comme derrière l’affichette apposée en vitrine de tel restaurant de quartier, tout près de la Grande mosquée de Paris : « ici on aime le porc » ? La question elle est vite répondue, comme dit le génie des réseaux.

N’est-ce pas la même intention qui se cache derrière cette série d’Arte qui réussit à faire ce que Circé n’a pu faire : transformer Ulysse en porc ? Plus explicitement : transformer le pieux Ulysse en athée acharné à « libérer » les hommes du divin ? Quels esprits s’agit-il de « libérer » ainsi, en vérité d’endoctriner ? Ceux du grand public, et des collégiens auxquels la série est destinée – les collégiens non-croyants qu’il s’agit de conforter dans leur rejet de la foi et des croyants, et bien sûr les collégiens croyants, et spécialement les collégiens musulmans. La ficelle est très grossière, à l’image du manipulateur. Si ce n’est Sollers, c’est l’un de ses semblables – ils sont légion dans le milieu, où n’ont droit de cité que ceux et celles qui sont comme eux, copains comme cochons. Et trop bêtes pour se rendre compte qu’à vouloir ainsi forcer les esprits, ils ne font que la même politique que ceux qu’ils entendent combattre, les islamistes intégristes, et renforcent les autres dans le rejet de leur idéologie frauduleusement dominante. On n’instaure pas la liberté en minant le pays de pièges, en régnant par le mensonge, le mépris, les coups bas, les falsifications. On n’instaure pas la liberté, on l’invite, et pour cela on nettoie la maison, on débroussaille, on déterre les cadavres intellectuels, on fait place à la lumière, que certains écrivent Lumière – et c’est bien leur droit.

Scandale de la série « Les Grands mythes » sur Arte : Ulysse changé en porc, Homère falsifié (note actualisée)

« Ce qui reste évident, c’est la piété des personnages de L’Odyssée. » Louis Bardollet, en postface de sa traduction du poème d’Homère

Arte a produit et diffuse une série de dix heures destinée aux élèves des collèges et au grand public, dans laquelle l’épopée d’Ulysse est très explicitement présentée comme celle d’un « homme qui défiait les dieux », un homme en butte à l’opposition de Zeus et qui n’aurait eu de cesse de vouloir libérer les hommes des dieux. Un invraisemblable mensonge, une incroyable propagande idéologique, qui détourne ces œuvres capitales de la littérature mondiale que sont L’Iliade et L’Odyssée pour, grossièrement, promouvoir l’athéisme – mais qui pourrait, dans l’esprit des croyants, être aussi bien interprété comme une critique du polythéisme, et donc les renvoyer dans un monothéisme radical.

Voyons les faits. Nul n’est besoin de se livrer à une analyse détaillée des textes homériques pour démontrer la falsification que constitue la série d’Arte. Homère a parfaitement exprimé l’alliance absolue entre les hommes et les dieux, et spécialement entre Ulysse et Athéna, entre Ulysse et le divin en général. Il suffit de constater le soin avec lequel il a encadré son Odyssée sur ce sujet. Dès les tout premiers vers, il est précisé qu’Ulysse est le seul rescapé de son équipage parce qu’il est aussi le seul à avoir respecté l’interdit de manger des bœufs du dieu, malgré la faim. Puis, quelques vers plus loin, Zeus affirme son soutien à Ulysse, qu’il qualifie de « divin, si généreux en hécatombes pour les dieux », et sa volonté, dite devant l’assemblée des dieux, de faire en sorte qu’il rentre sain et sauf chez lui, comme le demande Athéna. Et voici ce que précise encore Homère dans les tout derniers vers du texte (ma traduction) :

Athéna aux yeux brillants de chouette dit à Ulysse :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse aux mille adresses,
Retiens-toi, cesse le combat dans cette guerre commune,
Que ne s’irrite pas le Cronide, Zeus qui voit au loin. »
Ainsi parle Athéna, et il obéit, la joie au cœur.

Arte défigure le personnage d’Ulysse, inverse radicalement le sens des poèmes homériques, trahit l’auteur, Homère, qui n’est certes plus là pour se défendre mais qui a encore au moins une amie pour le faire. Ce que Circé n’a pu faire, transformer le divin Ulysse en porc, Arte le fait. La bêtise marque tout son documentaire, auquel on peut aussi reprocher ses approximations, son saucissonnage de références non référencées, et l’énorme niaiserie de son ton. Même à des tout-petits, je n’ai jamais parlé sur un ton aussi niais. La « pédagogie » qui s’en dégage, outre qu’elle est complètement dédiée au mensonge et à la tromperie, me rappelle tout ce que j’ai combattu pendant les quelques mois où j’ai été prof de lettres : le genre de pédagogie pénétrée de l’idée que les élèves sont bêtes, qu’il faut donc abêtir l’enseignement qu’on leur prodigue – et qu’on a soi-même reçu dans l’institut de formation des enseignants, d’où toute réflexion sérieuse sur le sens des œuvres est bannie, si bien que beaucoup d’enseignants l’oublient aussi.

La psychiatre Marie-France Hirigoyen rappelle dans une interview récente que les abuseurs commencent toujours par un « lavage de cerveau » pour installer sur leurs victimes l’emprise qui leur facilitera la tâche. Le lavage de cerveau que constitue cette série est le fait d’abuseurs désireux d’imposer leur emprise sur de jeunes esprits, ou sur des esprits peu informés du sujet dont il est question. La technique est la même que celle des tyrans politiques ou religieux, moyennement instruits – assez pour manipuler la pensée, pas assez pour la servir. Qu’elle passe ici par le détournement de textes majeurs, fondateurs de notre civilisation, l’apparente aux détournements qu’on a pu faire ou qu’on fait encore des textes de Nietzsche, de Marx, de la Bible ou du Coran, entre autres. En servant le mensonge, elle enrôle malgré eux des esprits innocents dans l’armée du mensonge, elle-même au service de la mort et de la négation de l’humanité. Comme les abus sexuels, les abus intellectuels peuvent détruire des vies ; avec de l’aide, on peut aussi y survivre et plus ou moins guérir, mais le processus est long et douloureux. Le mal commis est considérable.
Louis Bardollet dit aussi, à propos d’Homère :

« D’une sensation de mouvement, d’agitation sans fin, il arrive à une sensation tout interne d’un corps vigoureux, ignorant cette fatigue des muscles, des tendons, des os, croirait-on, qui est en nous la lassitude. Cette façon de transcender la sensation pure fait jaillir la poésie, et c’est ainsi qu’on accède au divin. »

Sans doute est-ce là une remarque un peu plus subtile à présenter aux élèves que l’idée d’un héros qui défie les dieux, mais c’est par la subtilité, divine qualité d’Ulysse, qu’on élève les esprits, qu’on leur apprend à penser, à penser par eux-mêmes et non pas à penser selon la pensée toute faite, toute bête, voire toute mensongère, qu’on leur sert. Et qu’on leur apprend, surtout, à respecter la vérité des faits, dont celle des textes. À respecter les êtres humains.

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actualisation 7 mars 2021 : Je me rends compte qu’en fait, tout en prétendant, dans sa description, être « fidèle » à l’œuvre d’Homère, la thèse de cette série est issue, non de l’épopée d’Homère, mais du manga Ulysse 31, dans lequel Ulysse est en effet confronté à l’hostilité de Zeus qui veut le punir – à l’inverse, comme je l’ai aisément montré, de ce qu’il en est dans l’Odyssée. Arte ! C’est à désespérer de la télévision publique, et de son utilisation de l’argent public, qui a manifestement servi à nourrir quelques amis. Alors que quelque temps plus tôt la chaîne avait renoncé à rediffuser et distribuer sous DVD la magnifique et fidèle adaptation de l’œuvre signée de Franco Rossi, qu’on peut du coup visionner sur Youtube et que je présente ici.

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Screenshot_2021-03-13 Le crépuscule des Dieux Les grands mythes - L'Odyssée Episode 10 ARTE - YouTubeScreenshot_2021-03-13 Le crépuscule des Dieux Les grands mythes - L'Odyssée Episode 10 ARTE - YouTube(1)

Des faussaires et autres marchands de breloques et contrefaçons

La criminelle falsification d’Homère commise par Arte dans cette série de documentaires dont j’ai déjà parlé deux ou trois fois (crime de même nature que celui des destructeurs fanatisés de statues et autres œuvres antiques) m’a rappelé que Stéphane Zagdanski avait écrit une conférence sur « l’humour d’Homère » il y a quelques années, un texte que je n’avais pas encore entendu ni lu. On le trouve en ligne sur son site, je suis donc allée le lire. À partir du moment où il se décide à entrer dans le vif du sujet, à savoir le texte d’Homère, il s’avère qu’il passe à côté, ayant travaillé sur traduction (et la pire de toutes à mon sens, celle de Bérard, comme je l’explique ici). Grave problème qui rend vain tout son long développement sur la Muse : il croit, d’après la traduction, qu’il est dit au chant II, vers 485 de l’Iliade que les muses sont présentes partout, et c’est à partir de cette croyance qu’il glose longuement. Or un coup d’œil au texte grec suffit à constater qu’il ne dit pas cela.

Et quand Zagdanski essaie, à la page suivante, de partir du texte grec, il se trompe, considérant uniquement kleos et loupant akouomen dans ce que Bérard traduit par « ouï-dire » (rappelons que ouï dans ce mot renvoie à l’ouïe – ce qu’il ne semble pas savoir-, comme kleos et surtout, plus directement, akouomen). Du coup, j’ai seulement survolé le reste de sa démonstration, qui continue à s’appuyer sur rien ou presque rien, alors qu’il y a tant à dire sur l’humour d’Homère, pour peu qu’on lise le texte grec, comme je le fais en ce moment (moi non plus je n’y voyais pas grand-chose quand je le lisais seulement en traduction).

Zagdanski, au lieu de se moquer, comme il le fait dans son introduction, des universitaires qui ont écrit des ouvrages savants sur Homère, ferait mieux d’en prendre un peu de la graine. Comme les scénaristes de la série d’Arte et comme tant d’autres faux intellectuels et autres intellectuels faussaires de ce temps gagné par l’obscurantisme, Homère le classerait parmi les arrogants prétendants qui voudraient être rois à la place du roi. Attention, finalement l’histoire fait un carnage de tous ces paresseux, sots et fats squatteurs de l’esprit.

Zagdanski ne nous épargne pas non plus son sexisme, assorti de sa fière imagination de lui-même en Zeus s’employant à rendre jalouse sa femme. Voilà au moins qui fait sourire, d’un humour certes involontaire mais c’est souvent le meilleur. À propos de sexisme, je me rappelle aussi qu’après la parution de mon roman Lilith, dont je parlais hier, un journaleux au service d’un éditeur jaloux avait écrit que mon livre était plein de « fausse érudition ». Je m’étais simplement bien documentée pour mon personnage de directrice du Muséum, en lisant des livres et des articles scientifiques, en visitant des grottes, en allant voir des fouilles, en assistant à des conférences et en rencontrant, parfois à plusieurs reprises, d’éminent·e·s paléontologues diversement spécialisé·e·s. Je n’avais évidemment pas retranscrit tout ce que j’avais appris, seulement ce qui était nécessaire à ma narration. J’aime les sciences et j’estime éminemment précieux l’esprit scientifique. La remarque du journaliste au service du jaloux n’était que l’expression d’un mépris sexiste, fondé sur rien. Fondé sur rien, comme d’habitude et comme le reste chez ces gens-là, qui s’imaginent volontiers que tout le monde est aussi vain et bluffeur qu’eux.

Odyssée profonde. Remarques sur le fait de traduire

J’ai fait une découverte fantastique aujourd’hui dans l’Odyssée. J’y fais sans cesse des découvertes, plus ou moins importantes, tout simplement parce que je lis le texte dans sa langue. Les traductions ne rendent que ce que les traducteurs ont compris, et en tout cas seulement ce que leur langue permet de transcrire de la langue originelle, et qui ne peut jamais rendre la richesse et la finesse du sens contenu dans la langue première, qui ne peut en être qu’une adaptation, une approximation. Même en traduisant le plus près possible du texte, comme j’essaie de le faire, on en reste encore loin, trop loin pour distinguer ses subtilités. Je remarque que la plupart des traducteurs, au lieu d’essayer de comprendre pourquoi Homère, dans tel vers, a employé tel mot plutôt qu’un autre, se contentent de rendre le sens qui leur paraît le plus normal, le plus ordinaire, le plus attendu, celui qui passe le plus facilement. Ce faisant ils aplatissent considérablement le texte, dont on perd toute la troisième dimension. Bien sûr je n’échappe pas non plus à ce problème, mais du fait que j’en ai une conscience aiguë, je fais de mon mieux pour y remédier.

Il est absolument impossible de gloser sérieusement sur un texte qu’on ne peut lire, comme l’a fait Sylvain Tesson, et il est criminel de le falsifier, surtout aussi grossièrement que le fait le documentaire diffusé par Arte, qui relève non de l’adaptation mais de la contrefaçon, et plutôt que des « grands mythes », comme ils disent, des gros mythos. Veuille Dionysos, dieu des révélations et de la mort, attribuer à chacun son dû. Résultat qui ne peut manquer, car la logique des « dieux » est aussi sûre que celle des équations mathématiques, même si la plupart des mortels n’y comprennent rien.

Je publierai mes découvertes en même temps que ma traduction (car ma traduction en elle-même, pas plus qu’une autre, ne peut suffire), dans trois ou quatre ans si tout se passe bien. Voilà l’une des meilleures aventures de ma vie.

Je lis par ailleurs le très riche ouvrage de Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre (Flammarion, 2004). « Les mouvements de Dionysos s’inscrivent dans l’espace, non dans le temps », dit-elle, ajoutant que le cycle végétal indique que « La saison ne vient pas d’  « hier » mais d’ « en bas ». » « Il est, dit-elle encore, par excellence, le dieu qui « vient-et-part » ou, plus exactement, celui qui « monte » et « descend ». Et parmi tous ses attributs, j’aime spécialement celui de « seigneur des étoiles qui dansent ». Les étoiles dansent dans mes yeux quand je traduis, c’est-à-dire quand je traverse les espaces infinis qui ne m’effraient nullement, bien au contraire.

Dionysos chevauchant une panthère, mosaïque macédonienne de Pella, Grèce (4e siècle avt JC). Wikimedia

Dionysos chevauchant une panthère, mosaïque macédonienne de Pella, Grèce (4e siècle avt JC). Wikimedia

Sylvain Tesson, une grosse grosse imposture

Je n’ai pas d’adversaire. Les gens intelligents et bons, je les admire et je les aime, en aucun cas je n’en fais mes adversaires. Quant aux imbéciles qui se croient intelligents, et pire, qui le font croire, je peux les prendre pour punching-ball, mais un punching-ball n’est pas un adversaire, seulement un idiot utile à l’athlète, en l’occurrence à l’athlète du combat intellectuel et spirituel : ce n’est pas l’imbécile que je combats, c’est l’imbécilité et la mauvaiseté.

Sylvain Tesson a écrit un non-livre sur Homère, qu’il a non-lu, et pour cause : il n’est qu’un barbare, diraient les Grecs de l’Antiquité, c’est-à-dire quelqu’un qui ne parle pas le grec. Prétendre écrire un livre sur un poète qu’on ne peut lire, est la première monumentale imposture de cet « aventurier ». Il ne dit rien de son ignorance, laisse au contraire planer l’idée qu’il serait helléniste, en prétendant dès les premières lignes : « Pendant des mois, je respirais au rythme homérique, entendais la scansion des vers ». Il n’entendait rien, n’entendant pas le grec, et ne pouvait donc pas respirer au rythme de ce qu’il ne pouvait entendre. La meilleure traduction du monde ne saurait permettre de connaître ce qui se passe dans la profondeur de la langue d’un poète, ni d’entendre la sonorité et le rythme de son poème. Cette première imposture joue de bien mauvais tours à Tesson, nous y reviendrons.

La deuxième monumentale imposture de cette aventure est le fait, qui éclate aussi dès les premières lignes, que Tesson ne connaît rien, vraiment rien, à son sujet. D’emblée, il situe Homère « il y a deux mille cinq cents ans », pêle-mêle avec « quelques penseurs, des philosophes » (apprécions le flou), confondant dans une seule période tous les Grecs. En réalité, Homère a composé l’Odyssée au VIIIe siècle avant notre ère – d’ailleurs le fait est mentionné plus tard dans un paragraphe savant du livre. Ce qui n’empêche pas Tesson de répéter son ignorance au moins trois fois en parlant des « deux mille cinq cents ans » d’Homère. Comment est-ce possible ? Soit Tesson ne sait pas du tout compter, au point de croire qu’entre le vingt-et-unième siècle après notre ère et le huitième avant notre ère ne se sont écoulés que deux mille cinq cents ans. Soit il n’est pas le seul auteur de son livre – et il ne s’est même pas donné la peine de lire les passages rédigés par l’auteur qui en sait plus que lui, afin d’harmoniser un peu le tout. Voilà la troisième grosse imposture.

La quatrième énorme imposture tient au sens de son livre. Facilement résumable en trois mots : « en même temps ». Lui-même les dit, et entre guillemets, pour bien évoquer le macronisme de la chose (Macron a d’ailleurs apprécié, lui envoyant une lettre dithyrambique sur son livre, preuve s’il en était besoin qu’il est tout aussi faux, ignorant et sot que Tesson ; des qualités qui marchent par les temps qui courent, puisque Macron est devenu président, et le livre de Tesson l’essai le plus vendu l’année de sa parution). En même temps quoi ? Eh bien, nous, les hommes, nous sommes les jouets des dieux, et en même temps, chacun sa merde, démerdez-vous (du sous-Spinoza, louchant vers l’ultra-individualisme ultralibéraliste). Voilà toute la philosophie qu’il trouve chez Homère. Et qu’il répète, et qu’il radote – c’est d’un tel ennui que je reconnais avoir survolé pas mal de passages. En fait il ne lit pas Homère, il se sert d’Homère pour asséner sa pensée de droite et d’extrême-droite, mâtinée de considérations écologiques.

Tesson se sert d’Homère pour taper sur Bourdieu et sur les universitaires.
Tesson se sert d’Homère pour taper sur les religions révélées, et en même temps pour christianiser Homère (« le verbe se fait chair », la rédemption, etc.) – qu’est ce qui reste donc ? Que Tesson se sert d’Homère pour taper sur l’islam (« les mahométans », comme il dit), voire sur le judaïsme – mais prudemment, sans le dire ouvertement (c’est que Tesson ne fait pas partie des héros, quoiqu’il les admire tant, nous allons le voir).
Tesson se sert d’Homère pour exprimer son sexisme, là aussi à bas bruit : Athéna, qui est le grand dieu et la grande déesse homérique, n’est mentionnée par lui que lorsqu’il ne peut faire autrement, et quand il y ajoute son commentaire, la plupart du temps c’est avec mépris et en tentant de rabaisser sa condition, parlant de crépage de chignon entre Athéna et Aphrodite, estimant qu’elle a pour Ulysse « une affection de mère amoureuse », la désignant comme déesse de la ruse (alors qu’elle est celle de la sagesse et de la stratégie militaire). Pour Tesson, Zeus le père est le dieu d’Homère, et tant pis si en vérité c’est Athéna qui occupe cette place dans la pensée du poète. On n’en est pas à une trumperie littéraire près.

Tesson tisse donc sa grossière toile à sa façon, sans se soucier d’Homère, dans son simili-style-grand-siècle, son style ranci et épate-bourgeois au possible (mais parfois plus neutre – de la main de l’autre auteur ?), et comme les bourgeois balzaciens, endossant les dépouilles des nobles, s’installaient dans leur mobilier conçu pour un tout autre univers que le leur, les fausses élites de notre époque et leurs suiveurs s’empressent de s’admirer dans la prose et les poses de Tesson comme dans ces selfies truqués, avec filtres et effets, qu’on poste sur les réseaux sociaux.

Tesson se sert d’Homère pour se rêver en héros, rabâcher sa hantise de « l’égalitarisme », vanter « l’inégalité naturelle ». Déplorant cette « philosophie égalitariste » qui a « porté au pinacle le faible à la place du guerrier », se lamentant du fait que « dans l’Occident du siècle xxi, le migrant ou le père de famille, la victime ou le démuni seront dignes du podium ». Pauvre petit fils à papa, né avec une place toute faite ou si facile à se faire, de par sa naissance, dans la société, et qui sait bien qu’il n’a même pas l’héroïsme d’un migrant, d’un père de famille, d’une victime ou d’un démuni. Et qui ne voit pas que les héros d’Homère sont tous des voyageurs partis dans la précarité, comme les migrants qui traversent aujourd’hui la même Méditerranée, des pères et des mères de famille soucieux de leurs enfants, des nobles que leur esprit d’aventure transforme en victimes et en démunis – sans quoi ils ne seraient pas des héros. Où éclate l’humanité d’Homère, éclate l’inhumanité de Tesson.

Sylvain Tesson a choisi de ne pas avoir d’enfants mais aime à entretenir une réputation de séducteur, sans songer que plus d’un qui se flatte d’aventures sexuelles est en vérité incapable d’engendrer. Il est un admirateur déclaré de Matzneff, qui le fascine. Vieille histoire : son père, Philippe Tesson, qui le protégeait déjà dans les années 60, disait de lui l’année dernière : « Nous savions qu’il défendait la pédophilie, cela ne nous choquait pas ». Admiré de Macron et de Sarkozy comme de Redoine Faïd ou de Robert Ménard, il est le champion des incultes, des imposteurs et des petits qui se rêvent grands. Comme tous ceux qui se prennent pour des élites, il est intrigué pourtant par le fait qu’Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Il y a là quelque chose qui ne concorde pas avec leur propre conception de la supériorité. Alors ils trouvent une explication plus ou moins alambiquée – Tesson y va d’Heidegger et de son Dasein. Heidegger et sa philosophie d’une supériorité d’une race, ça les rassure. Le porcher d’Ulysse serait en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, l’ami noir des racistes. Mieux, il serait divin sans en être conscient, comme la bête. Que tous, toutes et tout puissent être divins chez Homère, ils ne le comprennent pas, ne veulent pas le comprendre.

Et à propos des épithètes homériques, Tesson commet l’une des plus grosses bourdes de son livre. Paraphrasant, sans le dire, une remarque de Jacottet qu’il interprète de travers, il prétend qu’Homère change ses épithètes en fonction des besoins de son vers. Certes cela arrive, mais les exemples qu’il donne sont complètement faux, et cela parce qu’il ignore le grec. Tantôt, dit-il par exemple, Homère qualifie Athéna de déesse aux yeux de chouette, tantôt de déesse aux yeux pers. Mais non ! C’est un seul et même mot, en grec, qu’on traduit différemment, car il a tous ces sens à la fois, ainsi que « aux yeux brillants », entre autres. Et il multiplie la même erreur pour d’autres figures, comme Poséidon. Il a beau vanter les « vers éternels » d’Homère, la vérité est qu’il ne peut ni les lire, ni les comprendre.

Bluffe-t-il autant quand il raconte ses aventures de riche dans les montagnes et sur les routes du monde ?

Rimbaud, Homère, Stevenson… Des lumière et des feux

« J’avais découvert Rimbaud vers ce temps-là, et il me possédait. Aujourd’hui encore, je le considère comme l’un des Pères de l’Église des temps modernes ». Justesse de cette notation d’Ernst Jünger, qui dit à la fois la modernité de Rimbaud, et son lien à l’ancien monde. Je pense que c’est ce lien encore trop pesant qui l’a fait partir. Ce n’est pas une post-modernité qu’il est allé chercher, c’est une lumière dégagée. Dégagée de la temporalité humaine. Des illuminations qui ne soient plus sorties de la flache au couchant. Plus pures, plus innocentes. Plus pleinement aurorales. C’est ce que j’ai trouvé moi aussi dans la spiritualité islamique, qui me touche toujours très vivement, et que je retrouve, sous une autre forme et par d’autres voies, en traduisant l’Odyssée. Un travail qui me fait monter les larmes aux yeux, souvent, tant il brise mon cœur de joie. Homère lu attentivement à même le grec est atemporel, et il y a en lui des dimensions qu’on n’y a encore jamais vues, il me semble, des profondeurs humaines si profondes, si élevées, qu’elles anéantissent toute morosité moderne ou post-moderne. J’essaie de rendre la finesse, la complexité, la virtuosité de sa pensée dans ma traduction, mais cela reste une traduction et il faudra que j’y joigne mon commentaire pour l’exprimer plus précisément.

Une pensée pour Michel Le Bris, qui vient de mourir, et dont j’avais lu La Porte d’or, sur le voyage de Stevenson en Californie, quand, à la fin des années 80, je préparais une thèse sur Stevenson, Schwob et Borges. M’avait marquée le passage où Stevenson racontait avoir mis le feu à la forêt, juste pour voir, sans s’attendre à ce qu’il s’étende aussi dangereusement. N’est-ce pas souvent ainsi que nous commettons des crimes ?

Homère et Maïakovski

"Maïakovski", collage sur papier 31x41 cm

« Maïakovski », collage sur papier 31×41 cm

« Il y a dans la mer fortement agitée,
En face de l’Égypte, une île appelée Phare »

Homère, Odyssée, chant IV, v.354-355 (ma traduction)

Un jour, inch’Allah, j’apprendrai assez de russe pour pouvoir traduire le grand Maïakovski. En attendant le grand Homère (dont je suis en train de traduire toute l’Odyssée) fait très bien l’affaire. J’aime les poètes qui se coltinent l’univers, et j’aime me coltiner l’univers des poètes.