Le Cerf du Bois Lemoine

Parfois, au milieu du néant de « l’information », un éclair de vie.

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Que la poésie soit liée d’intime aux forêts, que la forêt primaire soit le lieu dévolu à l’excroissance du verbe humain.

Que le verbe naisse du buisson et renaisse du bois.

Que du murmure des arbres procède le cœur des livres

 

Philippe Bordas, L’invention de l’écriture

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Création

Dieu est son propre modèle.

C’est dans mon propre sang que je trouve la source.

C’est-à-dire, sa propre Parole,

seule capable de continuer à créer la lumière, l’univers, l’homme.

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Sa parole que les hommes cherchent en tel ou tel temps, tel ou tel lieu, tel ou tel maître, tel ou tel modèle, alors qu’elle vient d’ailleurs. D’ailleurs que de l’espace et du temps, d’ailleurs que des hommes toujours occupés, par peur de l’ultime, à s’aliéner à des modèles et des maîtres.

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Ailleurs, d’où je viens, est là où je continue à conduire.

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Présence

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« Une élève arrive la première pour allumer le poêle, puis ce petit homme à la présence étonnante enlève ses habits de rapin et grimpe sur la selle. L’atelier se remplit de sa masse et devient la forêt où se dresse l’arbre, le ciel d’où naît l’orage. La nature s’impose.

C’est la première heure de pose, Nardone est là (…) »

Bénédicte Garnier, Libero Nardone ou l’homme est un paysage, photographie de Luc Joubert, dans la revue de Sarane Alexandrian Supérieur Inconnu, juillet-décembre 1998

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Après la fin

Je ne prie presque plus maintenant selon les prières des religions. Les religieux et les adeptes des religions, ou les défenseurs de telle ou telle religion, m’ont dégoûtée des religions, même si je garde mon affection et mon amour à tous ceux en elles qui sont sincères et marchent d’un cœur pur. Ce qui est arrivé, ce qui continue d’arriver au monde contemporain avec les religions, la sécularisation ou la sectarisation, que je pouvais comprendre comme tout le monde, je le comprends maintenant en plus grande profondeur. Mais ma foi est intacte, et nous réinventerons tout. Car il nous faut toujours atteindre Cela à quoi les religions devaient nous ouvrir l’accès. Nous réinventerons tout, et si un jour, par la faute des hommes, tout ce que nous aurons réinventé pourrit, alors quelqu’un d’autre, avec d’autres, viendra et à partir de nous réinventera tout, comme nous réinventons à partir de ceux à qui le Ciel a parlé avant nous. Il me parle directement, comme au début. Je sais que nous habiterons où ils ont habité, quand ils étaient encore vivants. Je viens d’avant le début, je serai là après la fin, et d’autres aussi.

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S’arracher, et marcher

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tout à l’heure avenue des Gobelins, Paris 13e

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J’aime les chantiers. J’aime les défis. Plusieurs de mes livres sont nés de défis d’écriture que je me suis donnés. Ce sont aussi ceux qui ont le mieux « marché », ou qui sont les plus efficaces, parce qu’on y sent la tension qui me tenait en les écrivant. Minimum cinq pages par jour jusqu’à ce qu’il soit fini, c’est le défi que je me suis donné pour le livre commencé ce matin. C’est comme une source : vous faites le trou au bon endroit, ensuite il n’y a plus qu’à la laisser jaillir. Le tout est de trouver le bon endroit. L’écrivain est un sourcier.

Avant, pendant des années, quand je me lançais ainsi, je m’isolais. Le plus souvent dans ma grange, ou si mes proches étaient à la grange, ailleurs, dans des chambres d’hôtel ou des studios que je louais. C’était des moments de violente solitude, je les aimais violemment. Là je ne peux pas le faire, mais je trouverai un autre moyen de produire un arrachement. L’arrachement nécessaire à toute réelle création. Il me faut sortir un livre frappant qui soit aussi un livre à succès, j’en ai besoin pour la suite. Dieu ne m’a jamais privée de cette ressource quand c’était nécessaire, nous verrons bien, incha’Allah. S’arracher, et marcher. Comme Abraham. Notre descendance sera aussi nombreuse que les étoiles au ciel, « si tu peux les compter », si tu souffres de les écrire, ai-je aussi traduit dans Voyage.

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Une terre lointaine

« J’ai continué à marcher, malgré mon barbelé dans la cuisse. Il faisait si froid. Si je m’arrêtais, j’allais m’endormir, mourir sur place. J’avançais, et il y avait juste une idée dans ma tête : le jardin, la ménagerie. Là-bas il ferait chaud, à cause du souffle des animaux endormis. » (Je finis de taper L’Exclue, paru en 2000 et dont je n’ai plus le manuscrit, qui sera l’un des livres reproposés ici dans quelques jours sous forme numérique).

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 » … Et l’homme ultime prononcera sa première parole, afin que poussent les herbes, et que la femme comme un rayon de soleil apparaisse à son côté. Et de nouveau il adorera la femme et la couchera sur l’herbe ainsi qu’il a été ordonné. Et les rêves obtiendront vengeance, et ils sèmeront des générations dans les siècles des siècles !

 

Vers une terre lointaine et sans péché désormais je m’avance.

Désormais me suivent des créatures légères

avec aux cheveux les irisations du pôle

et sur la peau le doux scintillement de l’or.

Étrave mon genou, je progresse parmi les herbes

et mon haleine rejette de la face de la terre

les ultimes pelotes du sommeil.

Et les arbres cheminent à mon côté, contre le vent.

Je vois de grands mystères singuliers et étranges :

Fontaine la caverne d’Hélène.

Trident avec dauphin la forme de la Croix.

Porte blanche le barbelé sacrilège.

Par là glorieux je passerai.

Les paroles qui m’ont trahi et les gifles seront

devenues myrtes et palmes :

Hosanna annonceront-elles, Hosanna à celui qui vient !

Je vois dans la privation la jouissance du fruit.

Oliviers obliques avec un peu de bleu entre les doigts

ces temps de la colère derrière les barreaux.

Et plages sans fin, humides du désir ensorcelant des yeux,

les profondeurs de Marina.

Là chaste je marcherai.

Les larmes qui m’ont trahi et les humiliations

seront devenues souffles et chants infinis d’oiseaux :

Hosanna annonceront-elles, Hosanna à celui qui vient !

Vers une terre lointaine et sans péché désormais je m’avance. »

 

Odysseas Élytis, Prophétie

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