Antigone (4) Sauveteurs vs associateurs

à Lampedusa, photo AFP/Mauro Seminara

 

La hantise de la confusion des générations entraîne-t-elle celle de la confusion des genres ? L’Antigone de Sophocle est en tout cas d’une modernité parfaite – alors que celle d’Anouilh, avec ses relents pétainistes, est déjà dégoûtante, comme tout ce qui est impur, corrompu à la base, et va vers la décomposition. Nous vivons un temps marqué par la hantise de la disparition des « vrais pères », des « vraies mères », de la « vraie famille », comme dans l’histoire d’Œdipe et d’Antigone, hantise qui se double de celle de la disparition de la différence sexuelle, et du soupçon que les femmes voudraient prendre la place des hommes – comme Créon, incarnation du pouvoir patriarcal, soupçonne Antigone de vouloir « commander ». Incapable qu’il est de comprendre une autre logique que la sienne, en l’occurrence, comme le lui a dit Antigone, celle de l’amour. Cette logique de témoin de la vérité qui, si elle n’atteint pas chez Antigone son plein déploiement salvateur comme dans le Christ, n’en reste pas moins scandale et folie pour les menteurs, ceux qui associent le mensonge à la vérité. (Et contrairement à ce que croient les musulmans, les associateurs, ce ne sont pas forcément les autres : comme les autres ils sont innombrables, parmi ceux qui se croient de purs monothéistes, ceux qui comme Anouilh se compromettent avec le mensonge).

 

Le grandiose succès

 

Au verset 112 de la sourate At-Tawba, As-Sa’ihuna peut se traduire par « les itinérants, les voyageurs, les pèlerins, ceux qui parcourent la terre », ou bien par « ceux qui pratiquent la vie spirituelle », « les jeûneurs ». À eux, ainsi qu’à ceux qui pratiquent la prière et les lois de Dieu, le Prophète est chargé d’annoncer la bonne nouvelle de la sublime félicité, le grandiose succès.

Voyager, c’est aussi pratiquer la vie spirituelle et jeûner. Ces sens sont contenus dans le même verbe comme Jésus est contenu dans le berceau, Al-Mahdi, d’où il parle (Cor 3, 46 ; 5, 110 ; 19, 29-30).

*

Ramadan : ici, et à suivre.

Lecture de Quarante Hadîths authentiques de Ramadân, choisis et commentés par le Dr Al Ajamî : ici.

 

« Le courage de la vérité », par Michel Foucault (7). Face-à-face et confiance

le taureau Espoir, l'été 2010, photo Alina Reyes

 

Nous terminons notre lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques semaines avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.

« L’art de l’existence et le discours vrai, la relation entre l’existence belle et la vraie vie, la vie dans la vérité, la vie pour la vérité, c’est un peu cela que je voulais essayer de ressaisir. L’émergence de la vraie vie dans le principe et la forme du dire-vrai (dire vrai aux autres, à soi-même, sur soi-même et dire vrai sur les autres), vraie vie et jeu du dire-vrai, c’est cela qui est le thème, le problème que j’aurais voulu étudier. » (pp 150-151)

Après avoir donné encore une leçon sur Socrate, Foucault consacre les leçons suivantes aux philosophes cyniques. Nous passerons sur cette longue partie de l’ouvrage, pour conclure notre lecture avec sa toute dernière leçon, qui évoque la parrêsia dans le pré-christianisme et le christianisme.

« La parrêsia se situe maintenant sur l’axe vertical d’un rapport à Dieu où, d’une part, l’âme est transparente et s’ouvre à Dieu, et où, d’autre part, elle s’élève jusqu’à Lui. » (p.297) Par exemple dans le livre de Job, « pour traduire le texte hébreu « alors tu feras du Tout-Puissant tes délices » (mot à mot), la version des Septante utilise le verbe parrêsiazesthai. Autrement dit, ce rapport immédiat, ce rapport de contact, de délice, de jouissance que l’âme peut éprouver quand elle est en contact avec Dieu, cette félicité, cette jouissance, ce plaisir sont traduits dans la version des Septante par « parrêsiazesthai ». La parrêsia n’est donc plus du tout, vous le voyez, le dire-vrai courageux et risqué de celui qui a cette hardiesse à l’égard de ceux qui se trompent. Elle est ce mouvement, cette ouverture de cœur par lesquels le cœur et l’âme, s’élevant jusqu’à Dieu, peuvent arriver à saisir Dieu, à en profiter en quelque sorte et éprouver le principe de Sa félicité. » (p. 298)

« Philon écrit : Celui qui est capable de prier ek katharou tou suneidotos (à partir de la pureté de sa conscience) est capable de parrêsia. La parrêsia demeure bien, en un sens, un dire-vrai, mais ce n’est plus un « dire » : c’est l’ouverture de l’âme qui se manifeste dans sa vérité à Dieu et porte cette vérité jusqu’à Lui. » (p. 298)

Foucault donne ensuite des exemples de textes vétéro-testamentaires où la parrêsia désigne « le face-à-face du Tout-Puissant et de Sa créature, leur dissymétrie mais aussi leur relation. C’est le mouvement par lequel l’homme se porte vers Dieu, mais c’est inversement le mouvement par lequel Dieu manifeste Son être comme puissance et sagesse, comme force et vérité. C’est à l’intérieur de ce rapport ontologique de face-à-face, de vis-à-vis de l’homme et de Dieu, que la parrêsia tend, jusqu’à un certain point, à se déplacer. Ce n’est plus le courage de l’homme solitaire en face des hommes qui se trompent, c’est la béatitude, c’est la félicité de l’homme porté jusqu’à Dieu. Et Dieu répond, à ce mouvement de l’homme vers Lui, par l’expression, la manifestation de Sa bonté ou de Sa puissance. » (p. 299)

Dans le Nouveau Testament, par exemple dans la Première Épître de Jean (5, 14), « Nous avons cette assurance (parrêsia), que si nous demandons quelque chose selon Sa volonté, Il nous écoute. La parrêsiai se situe donc dans le contexte suivant. D’une part, le chrétien, comme tel, qui croit au nom du Fils de Dieu, sait qu’il a la vie éternelle. Deuxièmement, il s’adresse à Dieu, pour lui demander quoi ? Rien d’autre que ce que Dieu veut. (…) Principe d’obéissance. C’est dans cette circularité, de la croyance en Dieu et de la certitude d’avoir la vie éternelle d’une part, et d’une demande qui s’adresse à Dieu et n’est autre chose que la volonté même de Dieu d’autre part, que s’ancre la parrêsia. (…) C’est cette attitude parrèsiastique qui rend possible la confiance eschatologique pour le jour du Jugement, ce jour qu’on peut attendre, qu’il faut attendre en toute confiance meta parrêsias) à cause de l’amour de Dieu. » (pp 300-301)

« Mais la parrêsia, dans ces textes néo-testamentaires, est aussi la marque de l’attitude courageuse de celui qui prêche l’Évangile. À ce moment-là, la parrêsia est la vertu apostolique par excellence. (…) la prédication orale, la prédication verbale, le fait de prendre la parole, de disputer (…) au risque même de sa vie, est caractérisé comme étant la parrêsia. La vertu apostolique de parrêsia  est donc assez proche de ce qu’était la vertu grecque. » (p. 301)

« Le martyr, c’est le parrèsiaste par excellence. Et, dans cette mesure, vous voyez que le mot parrêsia se réfère à ce courage que l’on a en face des persécuteurs, courage que l’on exerce pour soi-même, mais que l’on exerce aussi pour les autres et pour ceux que l’on veut persuader, convaincre ou renforcer dans leur foi. » (p. 302) Mais « Ce qui fait justement la différence – c’est saint Jérôme, je crois, qui le dit – entre le courage, par exemple, d’un Socrate ou d’un Diogène et celui d’un martyr, c’est que le premier n’est que le courage d’un homme s’adressant aux autres hommes, alors que celui des martyrs chrétiens est un courage qui prend appui sur cet autre aspect, cette autre dimension de la même parrêsia qui est la confiance en Dieu. Confiance dans le salut, dans la bonté de Dieu, confiance aussi en l’écoute de Dieu. » (p. 303)

Mais bientôt se développe aussi dans le christianisme une conception négative de la parrêsia. « Ce pôle anti-parrèsiastique, ascétique, sans confiance, ce pôle de la méfiance à l’égard de soi-même et de la crainte à l’égard de Dieu, n’est pas moins important que le rôle parrèsiastique. Je dirais même qu’il a été historiquement et institutionnellement beaucoup plus important, puisque c’est autour de lui, finalement, que se sont développées toutes les institutions pastorales du christianisme. Et la longue et difficile persistance de la mystique, de l’expérience mystique dans le christianisme, n’est rien d’autre que la survie, me semble-t-il, du pôle parrèsiastique de la confiance en Dieu qui a subsisté, subsisté non sans peine, dans les marges, contre la grande entreprise du soupçon parrèsiastique que l’homme est appelé à manifester et à pratiquer à l’égard de lui-même, à l’égard des autres, par obéissance à Dieu, et dans la crainte et le tremblement de ce même Dieu. » (p.308)

Les derniers mots du dernier cours de Michel Foucault suivent de près ce constat. Ces derniers mots sont : « Mais enfin, il est trop tard. Alors, merci. » (p. 309) Il est trop tard aussi pour tout ce que la grande entreprise du soupçon a détruit. Mais la confiance de Dieu, rien ne peut la détruire.

 

Naissance d’une chair nouvelle

 

Le jeûne rend plus lent, comme le fait de se retirer dans la solitude, dans un lieu isolé. Le temps se déploie, éventail, accordéon. La pesanteur perd de son pouvoir, le corps se détache, jette l’ancre, sort de ses empreintes. Le corps est l’âme. La lumière l’assaille de morsures d’amour. Éperdu, il demande et rend grâce.

Hier dans un instant de fatigue à la bibliothèque où je travaillais, j’ai fermé les yeux et j’ai eu une vision, beaucoup plus solide et concrète que toute vue que nous donnent nos yeux de chair. La marque sur mon pied s’ouvrait, tel un œil vertical, et par cette fente ouverte sur toute la longueur du pied, donnait naissance à une chair nouvelle, lovée sur elle-même en forme d’œuf, qui en s’apprêtant à se déployer m’a réouvert les yeux, mettant fin à la vision mais sans y mettre fin tant elle avait été vivante, charnelle, sensible.

Passage. J’ouvre le passage que le Ciel est en train d’ouvrir. Prions pour ceux qui souffrent.