Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (fin)


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La fièvre me permet de m’échapper de plus en plus souvent. Plus je suis fiévreuse, plus je crois qu’on va nous libérer, et que la vie va reprendre. J’ai toujours connu l’aube, après la nuit.

Mais j’ai du mal à t’écrire, Franz. Je passe des journées entières à divaguer ou à souffrir, sans mesurer le temps. C’est ce coin de ciel qui me rappelle ma mission. Mon cerveau se met à travailler à toute allure, les souvenirs et les mots jaillissent d’eux-mêmes, comme si on avait ouvert un robinet. Je ne serai pas libérée tant que je n’aurai pas achevé notre histoire.

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Hier, de l’autre côté, j’ai entendu des voix de femmes chanter en tchèque : « Dans mon pays fleurissent les roses… Je voudrais rentrer au pays… » D’abord j’ai cru que c’était une hallucination auditive, les voix paraissaient si faibles, si lointaines… Mais c’était bien des détenues qui chantaient.

Je me suis mise à pleurer. Ma fièvre a tellement augmenté que j’ai perdu connaissance. Depuis, ma vue est restée brouillée. À la place de la petite fenêtre, je ne distingue plus qu’un rectangle lumineux. Le reste du Revier est plongé dans des ombres incertaines, qui me feraient peur si je croyais aux fantômes. Mais tu vas voir que je suis encore capable de lucidité. Il faut seulement que je me dépêche.

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L’armée allemande est entrée dans Prague le 15 mars 1939. Le matin, quand les gens sont sortis de chez eux, après avoir passé la nuit à côté de la radio qui annonçait régulièrement l’avance des troupes et recommandait à la population de rester calme, des colonnes de camions circulaient partout dans la ville.

Joachim von Zedwitz, un jeune Allemand qui faisait alors ses études de médecine à Prague, réagit aussitôt. Il contacta un ami juif et quatre Anglais, professeurs à l’English Institute. Puisque Zedwitz avait une voiture, ils décidèrent d’organiser le passage clandestin de personnalités juives à la frontière polonaise. Il leur fallait quelqu’un qui acceptât de prendre le risque de les cacher chez soi, de les mettre à l’abri avant le départ. Ils me contactèrent. J’acceptai.

J’ai beaucoup travaillé, ces dernières années. Mais je ne m’en plaignais pas, loin de là. J’étais plus sereine que jamais, j’avais l’impression d’être faite pour décider, agir, résister. Je ne prenais plus de morphine, mais je me soutenais à coups de fortes doses de calmants.

Mes amis disaient que j’étais naturellement douée pour affronter les catastrophes, et Joachim prétendait que j’avais de grands talents politiques. J’ai su qu’il me comparait même à Churchill et allait jusqu’à nous trouver une ressemblance physique – mais cela, il n’aurait pas osé me le dire… Quoiqu’il en soit, je ne laissai ni le désespoir ni l’envie de fuir me gagner et ne souhaitai rien d’autre que de rester à Prague, chez moi, pour y être utile.

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À Pritomnost, nous avions décidé de modérer le ton de nos articles, dans l’espoir d’éviter l’interdiction. Je choisis, plutôt que l’attaque frontale contre les Allemands, l’allusion, l’ironie cachée ; et pour encourager mes compatriotes, j’exaltais le tempérament du peuple tchèque, sa force. Parallèlement, je publiais une revue clandestine, et participais à deux ou trois autres.

Je persuadai Evzen, l’homme que j’aimais, et qui était juif, de partir. Comme pour les autres, Joachim lui fit passer la frontière, affrontant les dangers avec son habituel courage, son sens de la répartie et son inventivité lors des contrôles inopinés des douaniers ou des policiers. Evzen et ses proches tentèrent de me convaincre de partir aussi, mais je savais que je ne me sentirais bien avec moi-même qu’à Prague.

Il y avait toujours du monde à la maison : mes amis résistants, les gens que nous aidions… Je leur préparais à manger, tentais de recréer pour eux une atmosphère conviviale. Honza, qui était déjà une enfant très mûre et intelligente, participait à nos activités, était au courant de tout.

Dès l’arrivée des troupes allemandes, Peroutka avait été arrêté. Je le remplaçai à la direction de Pritomnost jusqu’à l’interdiction du journal, en août. Mais quand j’appris que, pour avoir refusé de faire de son hebdomadaire un organe de presse national-socialiste, il avait été déporté à Buchenwald, je commençai à m’inquiéter pour Honza. Je n’avais pas été très prudente, ne serait-ce qu’en portant ostensiblement l’étoile jaune, en signe de solidarité avec les juifs. Et si j’étais à mon tour arrêtée ? Je demandai à des amis, les Mayer, de s’occuper d’elle si le cas se présentait – et s’ils ne pouvaient pas, ou plus, s’en charger, de la laisser à mon père.

Un jour de novembre, alors que Honza sortait de l’imprimerie qui fabriquait mon journal clandestin, elle fut suivie à son insu par la Gestapo. Ils entrèrent chez moi, et m’arrêtèrent.

Je restai un an à la prison de Dresde. J’y perdis plus de vingt kilos. Finalement, on me reconduisit à la prison de Prague, en me disant que, faute de preuves contre moi, on allait me libérer. Mais une fois là-bas, j’appris que j’allais être transférée à Ravensbrück.

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Pour la première fois, ce matin, je n’ai pas pu voir le jour. J’ai eu très peur en ouvrant les yeux : il n’y avait plus rien, qu’un noir plus opaque que la nuit. Je n’entendais pas très bien non plus, juste assez pour percevoir les bruits du Revier.

Aveugle, il me semble que les mots se dérobent aussi vite que la réalité. Je forme quelques phrases en l’espace d’une seconde, mon cerveau travaille à la même vitesse que lorsqu’il rêve, et aussitôt s’arrête, replonge dans le noir.

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Grete me parle, elle me répète toujours la même chose, jusqu’à ce que je comprenne. Il est arrivé pour moi un colis de la part de Joachim von Zedwitz. Je me redresse dans mon lit, je crie : Il est vivant ! Quel miracle ! Je suis folle de joie, j’ai envie de chanter ce qu’un jour j’ai écrit : J’aime la vie, celle qui enchante, qui émerveille, qui rayonne, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, les jours ordinaires comme les jours de fête, en surface comme en profondeur…

Avant mon départ pour Ravensbrück, Honza a été autorisée à me rendre visite. J’ai essayé de faire bonne figure et elle aussi, mais j’ai vu dans ses yeux que je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Et qu’elle était une enfant seule. Elle est repartie, toute menue et marchant droit, courageuse.

Je ne l’ai pas revue, ma petite fille.

Berce-moi, Franz, je meurs.

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Plus rien,calme, forêt profonde.

Ce n’est rien, Milena. Rien, ce n’est rien. N’aie pas peur, viens dans mes bras, nemluvne, Milenka, viens… C’est fini maintenant, viens… Ouvre-moi tes bras…

De mon membre dressé jaillissent des nuées blanches d’où naît ton visage, face au mien, Milena, ton visage. Regard de nuit, joues, nez, cheveux, lèvres de jour. Ta peau de lumière, et un léger sourire pour dissiper les ombres.

Sais-tu ce que je vois, Milena ? Ce que cela veut dire ? Le plaisir de ce pauvre corps d’homme trop longtemps traité en insecte, ce plaisir vécu non plus comme une souillure mais comme une sublimation… Ton visage tiré de ma substance pour me faire face, puissant, paisible, aimant.

Milena, mon sexe t’appartient, il n’est autre que toi-même, ta vigueur, ton courage, ta volonté.

Malgré la mort, le temps a travaillé, au-delà de la vie et de la mort. Il redistribue la vérité des corps.

Maintenant écoute, Milena : ce sexe, le mien, cette chair vivante tendue contre mon ventre, c’était toi que je caressais. Et l’ignorant, j’ignorais aussi pourquoi le plaisir semblait ne jamais m’appartenir : c’est qu’il était à toi. Milena, tu étais mon sexe dans ma main, et je n’éprouvais le plaisir que par ricochet, comme une sensation étrangère, et pour tout dire dérobée, volée à je ne savais qui. J’en retirais honte et confusion, parce que je n’avais pas conscience qu’il ne s’agissait que de m’unir à toi, chair ardente et innocente.

Te souviens-tu de la nouvelle de Kleist, La Marquise d’O ? La marquise, jeune veuve vertueuse, est chassée par son père du foyer familial après avoir découvert qu’elle est enceinte. Elle clame son innocence, à laquelle personne ne croit. Enfin, la vérité éclate : un officier avoue avoir abusé d’elle pendant qu’elle gisait, inconsciente, lors de la prise d’une citadelle.

Eh bien, cette histoire a quelque chose à voir avec la nôtre. Et nous sommes enfin arrivés à ce moment de la réconciliation du père et de la fille, à cette scène qui m’a toujours tellement troublé dans l’œuvre du poète :

[La mère] se décida alors à ouvrir enfin la porte et vit, le cœur débordant de joie : sa fille immobile, la nuque renversée, les yeux fermés, dans les bras de son père ; tandis que lui, assis dans le fauteuil, le regard brillant de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides : tel un amant ! La fille ne parlait pas, il ne parlait pas ; assis, le visage penché au-dessus d’elle comme au-dessus de son premier amour, il prenait sa bouche et l’embrassait. La mère était aux anges…

Vois-tu, ce rêve de ravissement est à mettre moins en rapport avec les difficultés cruelles que toi et moi avons pu connaître avec nos pères respectifs qu’avec l’amour qui nous a étreints et séparés. Il y avait entre nous une faute qui n’en était pas une, qui n’était qu’un malentendu, une apparence – mais nous ne pouvions rien faire contre cette espèce de fantôme, car nous étions bien trop débordés par notre ombre personnelle, et par tous les spectres menaçants qui peuplaient notre temps et notre existence.

II est de fait que mon ombre est trop grande en ce monde, écrivais-je, et je regarde avec un nouvel étonnement la capacité de résistance dont certains doivent être doués pour vouloir tout de même, « malgré tout », vivre encore, vivre précisément dans cette ombre…

Tu faisais partie de ces êtres, Milena, qui se dressaient sans peur devant les ombres comme aujourd’hui tu te dresses, lumineuse, devant moi. J’étais le corbeau, noir comme la terre, l’habitant de la cave, la bête de la forêt, l’arpenteur, familier des enfers… Celui qui voyait que nous creusons la fosse de Babel… Je ne connaissais que trop l’abîme sous mes pieds pour ne pas être tenté et épouvanté par cette proximité.

Tu étais l’eau, le ciel, la lumière, la mer avec ses masses d’eau, qui te ruais quand l’exigeait la morte lune, la lointaine lune surtout…

Viens, mêlons-nous encore ! Comme tu le voulais, Milena, allons planer ensemble dans le ciel, en poussant ce cri de la buse qui touche les hommes en pleine poitrine. Élançons-nous d’un bond hors du rang des meurtriers, faisons de notre vol une écriture.

Nous serons ces animaux sauvages, et chaque jour, à l’aube, nous quitterons notre forêt.

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Sources

Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 4 tomes, 1984

Milena Jesenska, Vivre, éd 10/18, 1996

Max Brod, Franz Kafka, Gallimard, Folio essais, 1991

Ernst Pawel, Franz Kafka ou le cauchemar de la raison, Points Seuil, 1996

Klaus Wagenbach, Kafka, Le Seuil « Écrivains de toujours », 1968

Margarete Buber-Neumann, Milena, Points Seuil, 1997

Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Points histoire, 1997

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Pour lire l’ensemble du livre depuis le début, remonter jusqu’à la première note de sa catégorie.

« Peuple », par Iannis Ritsos, mis en musique par Théodorakis, chanté par Maria Farantouri (et ma traduction)


 

Petit peuple, qui combat sans épée ni balles

Pour du monde entier le pain, la lumière et le chant

Gardant en sa langue ses plaintes et ses vivats

S’il les chante, les pierres se fendent.

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Un poème écrit en prison

« Les caricatures », par Shailja Patel

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Les caricatures de viol sont drôles s’il est inconcevable pour vous que vous puissiez être violé. Si vous vivez dans une bulle de privilège de genre qui vous isole de toutes les conséquences de la culture du viol.

Les blagues sur le sida sont drôles si vous n’avez jamais aimé quelqu’un qui est mort du sida. Si vous vivez dans une bulle qui vous permet de ne pas savoir que des millions d’Africains sont morts, des milliers d’hommes gays sont morts, de l’indifférence criminelle de l’Etat et du négationnisme. Parce qu’ils n’étaient, après tout, que des Noirs et des pédés. Du matériel de comédie, non des vies qui méritent le deuil.

Les caricatures d’Ébola sont drôles. Sauf si votre partenaire est un médecin de santé publique, forcé de choisir tous les jours entre traiter des patients sans vêtements de protection ou les abandonner pour sauver sa propre vie.

Les caricatures du prophète Mohammed nu, à quatre pattes, l’anus présenté comme cible, sont du fourrage à ricanement anti-clérical. Sauf si vous et la moitié des hommes et des garçons et des enfants et des bébés que vous connaissez et aimez s’appellent Mohammed.

Sauf si vous et vos frères, cousins, cousines, pères, fils et amis courez chaque jour le risque d’être arrêtés et fouillés sans raison et au hasard, de subir des palpations, des fouilles au corps et dans les orifices, au sein de la Forteresse Europe Éclairée. Because they can. Parce qu’ils le peuvent.

Sauf si votre grand-père Mohammed a été violé et castré par les Français dans leurs camps de concentration en Algérie.

Sauf si votre mère survit au harcèlement quotidien et aux menaces de violence des voyous du Front national dans sa banlieue en invoquant la miséricorde du Prophète pour les ignorants.

Sauf si tous les corps nus dans les photos de torture d’Abou Ghraib vous ressemblent. Des hommes nus à plat ventre, perdant leur sang, traînés en laisse par des soldats américains souriants. Des hommes nus empilés en sculptures de chair par de jeunes GI’s radieux, le pouce levé. Des fesses brunes de Mohammed marquées de brûlures de cigarettes comme des toiles de peau pointillistes. Des Mohammeds encagoulés et câblés, saignant de la bouche, des oreilles et de l’anus, tandis que leurs tortionnaires rient et prennent la pose. Des hommes nus violés qui vous ressemblent, qui ressemblent à votre frère, à votre père, à l’homme que deviendra votre bébé chéri.

Sauf si vous et vos amis faites circuler des témoignages tels que les sales histoires de survivants au viol anal de la CIA, également connu comme réhydratation par voie rectale. Des survivants au viol oral de Guantanamo, également connu comme gavage. Parce que vous avez besoin de témoigner avant que cela ne vous arrive à vous. Cest une règle de survie.

Sauf si votre petite sœur est rentrée en sanglots la semaine dernière et a crié qu’elle ne retournerait jamais à l’école, l’école dont vos parents rêvaient pour elle avant sa naissance. Il a fallu des heures de cajoleries et de consolation pour en tirer une explication. Le tyran qui fait de sa scolarité un enfer a trouvé une délicieuse nouvelle cruauté, qui la suit au-delà de l’école comme une étiquette électronique à la cheville. Il a mis cette caricature sur le tableau blanc de la classe et l’enseignant l’a laissée là toute la journée comme une leçon de liberté d’expression.

Texte traduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, Shailja Patel. Le texte original en anglais est ici. Le site de la poétesse .

« Joyce Carol Oates, Russell Banks et 143 autres écrivains protestent contre le prix de la liberté d’expression pour Charlie Hebdo »

Par David Walsh

2 mai 2015

Le nombre des auteurs opposés à la décision prise par le PEN américain de décerner un prix de la Liberté d’expression au magazine satirique et anti-musulman français Charlie Hebdo, dont les bureaux à Paris ont été attaqués par des terroristes en janvier, se monte maintenant à 145.

Parmi les plus éminents des signataires se trouvent les romanciers Joyce Carol Oates et Russell Banks, l’écrivain dominicain-américain et lauréat du prix Pulitzer Junot Díaz, les dramaturges Eve Ensler et Craig Lucas, le scénariste et acteur Wallace Shawn, l’auteur de nouvelles Deborah Eisenberg, l’acteur, dramaturge et monologuiste Eric Bogosian, le poète serbe-américain Charles Simic, l’écrivain nigérian Chris Abani, l’écrivain de fiction Nell Freudenberger, l’écrivain et professeur de fiction Janet Burroway, l’historien et journaliste Russell Shorto, et l’auteur de nouvelles Lorrie Moore.

Peter Carey, Teju Cole, Rachel Kushner, Michael Ondaatje, Francine Prose et Taiye Selasi, prévus pour être chefs de table, avaient déjà annoncé qu’ils se dissociaient du dîner de gala du PEN le 5 mai prochain.

Dans leur lettre de protestation, après avoir condamné l’attaque de Charlie Hebdo comme «révoltante et tragique », les 145 soutiennent que la décision de décerner le prix de « la liberté d’expression courageuse » au magazine français ainsi que les critères utilisés par le PEN pour établir ce choix ne sont «ni clairs ni indiscutables. » Les protestataires continuent en soulignant qu’«il y a une différence essentielle entre le fait de soutenir fermement l’expression qui viole l’acceptable, et celui de récompenser avec enthousiasme une telle expression. »

Les 145 membres du PEN affirment que des éléments de « puissance et de prestige » sont présents dans la production de tout type de travail, y compris la satire. « Les inégalités entre la personne qui tient la plume et le sujet fixé sur le papier par ce stylo ne peuvent pas, et ne doivent pas, être ignorés. »

Ils continuent: «Pour une partie de la population française qui est déjà marginalisée, assiégée et victime, une population façonnée par l’héritage de diverses entreprises coloniales de la France, et qui comprend un grand pourcentage de musulmans pieux, les caricatures de Charlie Hebdo sur le Prophète doivent être considérées comme destinées à provoquer davantage d’humiliation et de souffrance « .

La lettre et la campagne d’opposition prennent un degré d’indépendance de pensée et de courage. L’attaque contre les bureaux de Charlie Hebdo a été le signal d’un vaste flot de commentaires hypocrites et égoïstes en Amérique du Nord et dans les médias européens. On nous a dit à plusieurs reprises que l’attaque terroriste islamiste à Paris représentait une menace fondamentale pour la liberté d’expression et les principes d’une société démocratique, droits et principes chers aux gouvernements occidentaux, et qu’elle a démontré, une fois de plus, que les musulmans fanatiques haïssaient nos « libertés ».

Ce déversement de camelote par les gouvernements et les institutions politiques dans le processus de déchiquetage des droits démocratiques, s’accompagna à travers l’Europe d’une accélération des efforts pour mettre en œuvre des mesures d’État policier. Les actions répressives proposées ou prises en France, au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne et ailleurs ont été préparées longtemps avant l‘attaque du 7 janvier, qui a simplement servi de prétexte. En outre, l’affaire Charlie Hebdo est inévitablement devenue une partie de l’argument général en faveur de l’intervention impérialiste au Moyen-Orient, destinée à « extirper » la menace terroriste.

La décision du PEN de récompenser Charlie Hebdo doit être vue dans ce contexte politique, dans le cadre de l’effort pour légitimer la bigoterie anti-musulmane et l’appui du public pour la « guerre contre le terrorisme. »

La biographie politique de Suzanne Nossel, directrice exécutive du PEN et ancienne fonctionnaire du Département d’État des États-Unis, éclaire le genre d’opération que ce doit être. Nossel est sur le dossier partisan de « combiner à la fois la puissance dure, la force militaire, la coercition avec ce qu’on a appelé la puissance douce ; la diplomatie, l’appel de la culture américaine, ses habitants, les liens économiques. » Elle prône de « choisir judicieusement entre un large éventail de différents outils », à savoir entre bombes et propagande. Le prix Charlie Hebdo est une instance de cette dernière.

Les 145 membres du PEN ont jeté des bâtons dans les roues de cette entreprise, ce qui a provoqué des cris d’indignation dans les cercles riches de l’ex-gauche et des ex-libéraux. L’action des écrivains protestataires mérite d’être félicitée et, de plus, a une certaine signification objective. Il y a un certain temps qu’un corps d’artistes ou d’intellectuels n’avait pris position sur une telle question.

La situation politique est en train de se briser. Certaines personnes prennent position ; d’autres, y compris les personnes qui prenaient une posture de «gauchistes» depuis des décennies, sont révélées pour ce qu’elles sont, un peu plus porte-parole de l’établissement et de l’appareil d’État. Une polarisation politique et morale se déroule devant nos yeux.

La défense de la récompense à Charlie Hebdo par Katha Pollitt, chroniqueuse à The Nation, est significative, sinon particulièrement choquante. Pollitt, comme tout autre apologiste de la publication française, choisit d’ignorer le contexte politique, la montée du racisme anti-musulman et la légitimation du Front national néo-fasciste en France, la «guerre contre le terrorisme» sans fin et les interventions impérialistes au Moyen-Orient.

Elle affirme benoîtement que Charlie Hebdo « est un petit magazine satirique dirigé par de vieillissants gauchistes des sixties » et qu’il « ne se moque pas des musulmans. » En fait, comme un point de vue dans le WSWS l’a noté en janvier, « Charlie Hebdo a facilité la montée d’une forme de politisation du sentiment anti-musulman qui a une ressemblance troublante avec l’antisémitisme politisé qui a émergé comme un mouvement de masse en France dans les années 1890. Dans son utilisation de caricatures grossières et vulgaires qui véhiculent une image sinistre et stéréotypée des musulmans, Charlie Hebdo rappelle les publications racistes bon marché qui ont joué un rôle important dans la promotion de l’agitation antisémite qui a balayé la France lors de la célèbre affaire Dreyfus ».

Pollitt, comme un certain nombre d’autres irrités par la protestation des 145 écrivains (l’ex-libéral, pro-guerre Nick Cohen en Grande-Bretagne, par exemple), s’identifie avec ces «vieillissants gauchistes des sixties» qui ont viré brusquement à droite et qui considèrent la population musulmane pauvre en France et la classe ouvrière dans son ensemble avec mépris. Ce sont des « oiseaux d’une plume ».

Elle suggère que la « gauche » est « désespérément confuse au sujet de l’islam: la moitié du temps nous nous rappelons les uns les autres que les fondamentalistes violents comme ceux qui ont commis les meurtres Charlie Hebdo sont une infime fraction de 1,6 milliard de musulmans dans le monde, qui sont ordinaires, des personnes non-violentes de bonne volonté, et l’autre moitié du temps, nous en parlons comme si les meurtriers étaient là pour redresser des torts réels et compréhensibles, même si la cible est mal choisie. Qu’en est-il ? « 

Il est significatif que Pollitt raille ici, tant la possibilité que la majorité des musulmans pourrait être « des personnes non-violentes ordinaires de bonne volonté » et qu’il pourrait y avoir de «réels torts» à redresser. En fait, le terrorisme est une faillite politique et une réponse réactionnaire à de «vrais torts », la longue histoire de l’oppression coloniale au Moyen-Orient et le pillage impitoyable toujours en cours de la région par les grandes puissances, ainsi que l’hostilité et la brutalité de l’institution politique française, de droite comme de «gauche», envers la population immigrée.

Si le terrorisme, en fait, n’est pas une réponse à de «vrais torts», alors qu’est-ce  que c’est ? Il doit y avoir une certaine qualité de «terroriste» inhérente à la population musulmane ou à l’islam comme religion. Est-ce ce que croit Pollitt? Elle devrait nous en dire plus. Ses références démagogiques aux « fondamentalistes violents» et aux «assassins» font écho à la langue de la presse de droite caniveau.

Les socialistes combattent l’influence de la religion sur les masses populaires par la dénonciation de, et l’opposition à, la misère sociale qui génère le retard idéologique, et non par des attaques cyniques et méprisantes « satiriques » sur ceux qui ont des croyances religieuses. Pollitt parle en tant que représentante de la petite bourgeoise américaine auto-satisfaite, bien indifférente aux conditions et aux sentiments des opprimés.

Pour être franc, Charlie Hebdo était une provocation raciste et crasseuse. Son émergence comme feuille anti-musulmane a quelque chose de commun avec l’apparition des pro-guerre, des films pro-CIA tels que ceux de Kathryn Bigelow The Hurt Locker et Dark Zero Trente, Fury de David Ayer, Sniper de Clint Eastwood et autres. Les éléments les plus corrompus salignent dans la défense de la guerre coloniale et de la violence impérialiste.

La défense de Charlie Hebdo par Pollitt est méprisable.

Sa cécité et son hypocrisie sont presque accablantes. La ligne rédactionnelle de Charlie Hebdo, commente-t-elle à moment donné, « en effet, est blasphématoire. N’est-ce pas une chose honorable pour la gauche ? « Et plus tard, elle fait valoir :  » N’avons-nous pas besoin d’écrits et d‘illustrations qui repoussent les limites de l’acceptable ? « 

Pourtant c’est la même chroniqueuse qui s’est jointe à la campagne pour salir et discréditer Julian Assange en 2010, face à de fausses allégations d’agression sexuelle visant à arrêter les révélations de WikiLeaks sur l’entreprise criminelle impérialiste des États-Unis.

Face à quelqu’un dont l’activité était véritablement « blasphématoire » et « honorable » et véritablement « repoussait la limite de ce qui est acceptable », et par conséquent était exposé à des persécutions par le gouvernement américain et ses alliés, par des forces de renseignement et de police innombrables, par les plus puissants médias, Pollitt se tint du côté des persécuteurs. Où était son zèle pour la « liberté d’expression », alors ?

Sur la base des allégations d’agression sexuelle montées de toutes pièces contre Assange par les autorités suédoises, Pollitt a écrit que «quand on en vient au viol, la gauche ne comprend toujours pas. » Incroyablement, la chroniqueuse de Nation a suggéré que le fondateur de WikiLeaks appartenait à la catégorie des «célébrités de renommée mondiale » qui tentent de rester impunies pour leurs crimes. Son hostilité à Assange a éclaté sur la page.

L’instinct de classe est infaillible. L’ex-de-gauche Pollitt a participé à la campagne contre Assange, qui a légitimement gagné l’inimitié des élites mondiales dominantes. D’autre part, elle soutient Charlie Hebdo, qui se moque des pauvres et des sans-pouvoir. Telle est la logique de son évolution et celle de toute une catégorie sociale.

J’ai traduit ce texte de l’écrivain David Walsh lu ce matin sur le World Socialist Web Site