Libérer les oppresseurs

Nelson Mandela, dit Jacques Derrida dans le hors-série de l’Humanité, «  a écrit un très beau texte dans lequel il explique qu’il s’agissait pour lui non seulement de libérer son peuple de l’apartheid, mais qu’il s’agissait aussi d’en libérer les Blancs ; qu’il s’agissait, dans un processus de libération interminable, de libérer aussi les oppresseurs, dans la mesure où ceux-ci sont eux-mêmes asservis par leur propre idéologie, leurs propres intérêts. » 

C’est exactement aussi mon enjeu, j’y pense très souvent et le temps qui passe ne fait que le révéler de façon toujours plus aiguë. J’ai pensé les Pèlerins d’Amour, dans Voyage, en grande partie pour travailler à l’entente entre les hommes de différentes religions. Je les ai pensés seule, et il n’a pas été difficile de fédérer sur cette idée, telle que je l’ai développée – même si ma position personnelle, vécue et dite dans Voyage, réellement inter-religieuse, n’est pas facilement acceptable. Cette entente ne sera pas facile à réaliser, mais ce n’est pas le plus difficile, car beaucoup, y compris parmi les chefs spirituels et politiques, la souhaitent. Le plus difficile, ces années qui passent sans que rien ne se passe parce que je ne veux pas travailler dans des conditions inéquitables, ces années de paralysie où l’ « on » compte sur le mensonge et l’oppression, dont l’empêchement de publier, pour me faire céder, ces années prouvent que le plus difficile est de faire prendre conscience aux hommes en question qu’ils doivent d’abord être eux-mêmes libérés, avant de pouvoir songer à participer à la mise en œuvre d’une action de libération réelle. Libérés de leur propre système de domination.

Le plus difficile est de libérer les dominants de leur domination, plus forte qu’eux. Domination sociale des « dirigeants » sur ceux qu’ils estiment devoir « diriger », et, particulièrement sensible aussi dans notre cas, domination sociale des hommes sur les femmes, en particulier dans l’ancienne génération et chez les religieux – « Nous nous attaquerons au sexisme et au racisme », a dit Mandela dans son premier discours de président – et il a insisté un peu plus loin en s’engageant à libérer le peuple de « la discrimination liée au sexe ou à toute autre discrimination » puis à conduire le pays « hors de la vallée des ténèbres » « en tant que premier président d’un gouvernement uni, démocratique, non racial et non sexiste ». Hors de cette domination à laquelle ils tiennent de façon panique, comme l’enfant accroché aux jambes de ses parents. Mais moi je veux des hommes libres, et je ne traiterai et ne vivrai que comme je vis, en homme libre. Pour beaucoup il est trop tard, mais d’autres sont là et d’autres arrivent.

Prophétie

Les heideggeriens ont fait de leur maître leur messie. Sa parole est pour eux parole d’évangile. Son annonce est inverse à celle du Christ, à celle des messagers du Ciel. Ils annoncent un homme créé pour la vie éternelle et pour la vie en abondance, il annonce un homme comme « être-pour-la-mort ». Ils se sacrifient pour leurs prochains, il ne se sacrifie pas, accepte de prendre la place des sacrifiés par le régime inique, légitime intellectuellement l’envoi à la mort des hommes, qu’il voit comme êtres-pour-la-mort. Ses disciples sont spirituellement des esclaves de la mort, des serviteurs souvent involontaires, dans leur servitude volontaire, du satan. Ils nuisent mais leur nuisance n’est pas éternelle car ils mourront, leur croyance s’accomplira pour eux.

La chair humaine

En résonance avec mon travail écrit de ces derniers temps et de toujours, et aussi avec mon petit triptyque peint À l’est d’Adam, ces extraits d’un texte de L.R. Kasper publié dans l’ouvrage Thirty Voices in the Feminine, alors que je n’avais encore écrit que cinq livres, au début des années 90.

« … Reyes explore nos rapports inquiétants avec le corps humain. Son écriture à la fois sèche et sensuelle s’interroge sur ce que Octavio Paz appelle « la douce flamme de l’amour et de l’érotisme », mais Reyes est aussi fascinée par le mysticisme que celle-ci décèle dans la matérialité du corps humain.

(…) Elle reconnaît l’importance du désir dont les avatars sont l’érotisme, l’amour, le voyage et l’écriture (…) car l’amour nous précipite dans la fragilité, « nous exposant au monde dans notre misère et notre nudité, avec pour seule arme de survie notre désir ». Le désir érotique nous réduit aussi à notre plus intime élémentarité, nue, changeante, vitale. Il ressemble au voyage « qui n’est pas du côté de la mort mais, dans son mouvement de résurrection perpétuelle, la glorification même de la vie ». De même, l’écriture est faite de mouvement et de vie élémentaire. Le désir effréné de transmettre par les mots cette vie palpitante (…)

La narratrice, qui s’appelle aussi Lucie, est séduite par « ces parfums mêlés, celui de la lointaine Éthiopienne », sa sœur humaine et animale, et « celui du sol », lit des morts et limon de la vie qu’ « un dieu ancien avait pétri pour modeler le premier être ». « Je me sentais devenir aussi élastique que cette boue, dont j’avais maintenant les mains et les jambes couvertes. J’étais une femme de boue, de terre et de ciel, un corps malléable au travers duquel la forêt respirait, tout embuée d’eau et d’air mêlés » (…) L’immatérialité de Lusi la fée et la matérialité brute de Lucie la primitive se rejoignent chez Lucie qui réfléchit constamment sur le miracle de la chair humaine. L’on apparaît soudain, dit-elle, comme son bébé prenant sa place dans le monde, puis l’on disparaît tout aussi vite. « Mais on ne rentre pas tout à fait dans le vide. Il reste la chair, la masse des molécules, des atomes, à redistribuer dans le monde. (…) peut-être ce dernier voyage est-il le plus aventureux ».

(…) Dans chaque roman revient l’image de la rose, sorte de leitmotiv du royaume d’Éros, mais transfiguré sous la plume de Reyes. Ambiguë, riche, profonde, la rose chez Reyes se mange, se fait chair, est absorbée dans la matière pour faciliter l’accès à la création. (…) À plusieurs reprises, elle se lamente sur son incapacité de peindre les roses. Or, à la fin du roman quand elle émerge du fossé, elle arrache les pétales d’une rose et parvient à les déguster ; après, elle jette avec désinvolture la tige épineuse au nez d’un chien de garde menaçant et s’éloigne, triomphante, car la rose se transforme en texte, un texte énigmatique sur la puissance ambiguë de la chair humaine. »

Un

En peignant, je me rappelle quand j’ai peint le mur du fond de la grange, en blanc, et les encadrements des portes et des fenêtres, en rouge. Avec mon frère et d’autres personnes, nous avons transformé cette étable d’estive en maison. Je ne l’ai plus mais d’autres très chers l’ont, et c’est toujours le paradis. Je me rappelle aussi quand nous vivions en colocation avec un peintre, O et moi, combien j’aimais aller dans son atelier, un autre paradis. Mon atelier ici à Paris est un tout petit espace, une table sur tréteaux dans la pièce commune qui nous sert de salon, de bureau et de chambre. Au fond de la table, contre le mur, sont alignés mes Bible, mes Coran, mes dictionnaires d’hébreu et d’arabe (pour le grec, j’utilise les dictionnaires numérisés), le Mathnawî de Rûmi, Voyage. Puis le pot à stylos, crayons et marque-pages, le pot à pinceaux, et la panière à peintures et autres couleurs. Quand je veux peindre, je pousse mon petit ordi et je mets le chevalet de table à la place. Je peins debout pendant des heures, oubliant de boire et de manger tant que ce n’est pas fini. J’aime beaucoup le côté chantier, comme quand j’allais sur les chantiers avec mon père, plâtrier, dans mon enfance. Quand je vois ce qui peut paraître à d’autres des scènes de démolition ou même de ruines, j’en suis bienheureuse car pour moi ce sont des scènes de construction. Les Pèlerins d’Amour sauront comment être Pèlerins d’Amour en voyant dans quel esprit je vis, j’ai vécu. Il ne suffit pas par exemple de dire que nous sommes indépendants des institutions, il faut le prouver. Les œuvres de bienfaisance sont des pansements sur les plaies du système, elles ont leur utilité mais ce qui sauve c’est le pouvoir de voir derrière la façade du système ses ruines, et dans ses ruines un chantier. Ma parole n’est pas un prétexte ni un paravent ni un instrument, elle est au fondement, à la racine, elle est la racine et l’accomplissement, le chantier et la maison construite, elle est l’alpha et l’oméga. C’est ainsi seulement, par la manifestation d’une parole et d’une vie indissolublement épousées, unies, que vient aux hommes la lumière, la libération.

Mes recettes de cèpes

page-001Chaque fois que je trouve un cèpe, mon cœur bondit. Je lui souris, je lui parle. Je le coupe avec amour, je le porte à mon grand nez pour humer son odeur exquise et puissante, je le porte à mes lèvres pour les poser sur son chapeau ferme, tendre et doux, je lui donne un baiser, je le regarde, je lui dis qu’il est beau.

De retour à la maison, je prépare les plus petits, ceux qui sont en bouchon, pour les déguster crus. Je les nettoie doucement avec un chiffon de tissu ou de papier humide, je les fends en deux. Si leur chair est indemne, blanche, exempte de tout parasite, je la coupe en lamelles, l’arrose de jus de citron et d’huile d’olive, ajoute un peu de sel, éventuellement du poivre, de la ciboulette, mais alors en très petite quantité, pour laisser se déployer le goût et le parfum sauvages du champignon.

Retrouver dans la bouche ses caractéristiques puissantes, alliées à la structure fine, légère, aérienne des lamelles, c’est manger la forêt et le ciel réunis, célébrer les noces de la terre et de l’air.

Les cèpes plus gros sont nettoyés et émincés de la même manière.

Si la récolte est abondante, j’en fais sécher une partie. Je fais ça à ma façon : je mets des feuilles de papier au fond d’un ou deux plateaux, et j’aligne dessus les lamelles de champignons. Je laisse sécher au soleil, plusieurs jours durant.

S’il se met à pleuvoir, je rentre les plateaux dans la grange. Très vite une odeur si forte se répand qu’on a l’impression de vivre à même le sous-bois, entre les troncs et les feuilles mortes. Dès que le soleil revient, je les remets dehors.

Dans les premières heures on voit les vers, fort marris, sortir de leur trou et s’en aller en gondolant, tout blancs sur le papier blanc. Certains s’échappent du plateau et finissent je ne sais où ni comment, d’autres sèchent en même temps que leur demeure et nourriture.

Une fois que tout ceci a pris la consistance du papier, je peux ranger les lamelles de champignons dans une boîte en fer ; les bestioles, elles, auront pour sépulture les pages que je froisse autour de leurs minuscules dépouilles, avant de m’en servir pour allumer le feu dans la cheminée.

Les cèpes trop véreux, je les rejette dans la forêt – qu’ils y reposent en paix ! Pour ceux qui le sont un peu et que je veux faire cuire tout de suite, j’essaie de les débarrasser d’abord de leurs habitants. Il en reste toujours un peu, tant pis, ils apporteront leurs protéines dans le plat… Je les fais sauter à la poêle, pas trop longtemps et sans trop de condiments.

Comme je ne descends pas souvent au village, les jours où j’ai seulement des œufs au frigo, je monte un moment dans la forêt, juste pour trouver de quoi garnir une omelette.

Si des amis se présentent à l’improviste, comme je suis heureuse de les voir et de les inviter à ma table, et comme, d’un autre côté, je suis aussi sauvage qu’un cèpe ou qu’une fraise des bois, je concilie les plaisirs de la solitude et ceux de l’hospitalité en partant aussitôt, tandis qu’ils prennent un verre à la maison, arpenter les bois et cueillir en leur honneur baies, champignons et herbes.

Les cèpes, comme on le sait, accompagnent merveilleusement les viandes et entrent dans toutes sortes de préparations.

Mon ami Antoine m’a donné sa recette pour le risotto : une partie des cèpes est lentement réduite en compote avec un peu de bouillon ; une autre, plutôt les pieds, est cuite avec le riz selon la délicate méthode habituelle ; la troisième, poêlée. On sert le risotto dans l’assiette, surmonté de la compote et des cèpes frits : une merveille !

Quand il y a du monde à la maison, pour un repas sur le pouce, je fais des quiches ou des cakes aux cèpes poêlés, un luxe tout simple qui se mange avec les doigts.

Si j’en cueille beaucoup pendant l’été, pour garder jusqu’à Noël je fais aussi quelques pots de cèpes cuits dans l’huile d’olive. Je remplis jusqu’en haut de champignons (choisis fermes et sains) et d’huile, je ferme le couvercle quand ils sont encore tout chauds, puis je les range simplement au frais. Quand on ouvre le pot, on dirait qu’ils viennent d’être fraîchement cueillis et préparés. Une réserve de joie d’été pour les jours gris de novembre et décembre.

Les cèpes séchés sont parfaits pour les cuissons en sauce, je les trouve bien plus parfumés que les cèpes conservés dans l’eau. On peut aussi les utiliser pour des veloutés, avec une pointe de curry, une carotte et un peu d’oignon, ça titille les papilles !

extrait de CueillettesBonne cueillette si vous pouvez, bon appétit !

Heidegger, opium des intellectuels

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au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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Plus je contemple la pensée d’Heidegger, plus je vois la radicalité et l’immensité de son erreur, de sa fausseté. Or il faut le faire, la contempler, car elle continue à faire des ravages, qu’il faut révéler. Quand j’ai commencé à le lire, il y a quelques années, j’ai été particulièrement intéressée par son retour aux racines grecques. Je constate pourtant que le fait que je partage avec lui le goût des Grecs, et en particulier des Présocratiques, et aussi de la poésie (quoique mes poètes ne soient pas les siens), et aussi de la langue et de ses racines (quoique mes langues, à part le grec, ne soient pas les siennes), et spécialement l’expérience de la solitude en montagne (quoique ma montagne fût plus haute), dont il a dit comme je peux aussi le dire combien elle est fondamentale dans le travail de la pensée, tout cela n’empêche pas que ma pensée est complètement contraire à la sienne, non seulement dans son moyen d’expression (nous ne partageons pas du tout la même langue, non tant parce qu’il écrit en allemand et moi en français, que parce qu’il écrit en universitaire et en scientifique et moi en prophète et en poète), mais aussi et surtout dans ses conclusions, spirituelles, politiques et pratiques.

Je remarque aussi, avec mon pourtant pauvre bagage philosophique, combien la substance de sa pensée est fondée sur la reprise de pensées ou morceaux de pensée élaborés par d’autres philosophes – ou bien, ce qui est encore plus évident, sur la glose à partir de textes poétiques -, combien en fait il n’invente rien, mais se contente de manier des éléments de pensée pour les faire coïncider avec son fond paranoïaque et nihiliste, les tisser maniaquement, comme un malade ou un meurtrier peut avoir besoin de révéler ce qui l’habite, tout en le cachant habilement dans le tapis. Là réside sans doute l’une des clés de la fascination qu’il exerce. Heidegger est une voie de garage, mais justement c’est ce qui plaît à beaucoup de ceux qui essaient d’échapper à la voie de la vie et de la vérité, qui leur paraît impossible à assumer. D’autant qu’il a pris soin de faire que sa voie, tout en ne permettant pas d’avancer, permette de piétiner et de se gratter autant qu’on veut, comme une drogue qui ne s’épuise pas.

Ces quelques remarques jetées ici, en chemin sur un livre que je prépare.