Prélude au voyage nocturne

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

La philosophie explore le continent humain, y repère les limites de l’homme et les ayant repérées, les lui assigne. La philosophie préfère l’idéal au réel, la tension à la réalisation. D’une façon ou d’une autre, elle finit toujours par voir l’homme comme un être tendu vers le néant, un “être-pour-la-mort”.

La religion vise derrière la réalité le réel, derrière l’apparence morbide la source vive. Ainsi franchit-elle les limites de l’homme, et les ayant franchies le conduit-elle à son affranchissement ; et par son affranchissement à son accomplissement. La religion voit l’homme comme être-pour-la-vie, être dépassant la mort.

Je ne parle pas ici de limites morales, bien entendu. Celles-ci, la religion les pose, au contraire. Et c’est justement en délimitant clairement le cadre moral qu’elle permet le dépassement de la mort en l’être et la croissance de l’être, qui ne peut avoir lieu que dans le règne de Dieu, c’est-à-dire de sa vérité, où le bon et le mauvais sont distingués. Car le mal tue, physiquement ou symboliquement. Alors que le bon, le juste, est l’ADN de la vie, le seul chemin qui la porte et la transmet.

Le cadre moral est en réalité le Verbe de Dieu, sa Loi. Sa Loi inscrite en tout être vivant, que l’homme connaît lors de sa conception, et dont il peut perdre l’assurance quand il se laisse griser par sa liberté. L’homme se trompe de franchissement. Il croit pouvoir franchir les limites morales, alors que c’est comme franchir le bord du gouffre. L’infini est au contraire dans le franchissement perpétuel et toujours renouvelé de la nuit.

Nous parlerons bientôt de la sourate 17, Le voyage nocturne.

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Ma première prière du vendredi à la mosquée

photo Alina Reyes

 

Il est bon d’aller à la mosquée voilée. Jusqu’au cœur du temple les insinueurs veulent vous arracher le voile mais Dieu rend leur voix inaudible et vous ouvre de Son chant le ciel.

 

« Aux grandes heures de prière, pendant la célébration des mystères cosmiques, bien que les hiérogrammes sacrés ne soient murmurés qu’à voix basse dans l’immense coupole souterraine, il s’accomplit à la surface de la terre et dans les Cieux un phénomène acoustique étrange.

Les voyageurs et les caravanes qui errent au loin dans les rayons du jour ou dans les clartés nocturnes s’arrêtent, hommes et bêtes, anxieux écoutant. »

Saint-Yves d’Alveydre

 

Je suis allée hier pour la première fois à la grande prière du vendredi. À deux pas de chez moi, portée sur un tapis volant. La Grande Mosquée de Paris est fermée au public ce jour-là. J’y suis entrée mon voile déjà posé sur mes cheveux. Je suis descendue à la salle des ablutions, j’ai dit salam alaykoum aux femmes qui se trouvaient là, beaucoup de bonheur se faisait déjà sentir. J’ai retiré mon imperméable, mon voile et mes chaussures, j’ai invoqué le nom de Dieu, j’ai procédé aux ablutions (les mains, la bouche, le nez, le visage, les avant-bras, les cheveux, les oreilles, les pieds), j’ai prononcé l’attestation de foi, j’ai remis mes chaussures, mon imperméable et mon voile, mon foulard de danse noir trouvé à Istanbul, en l’arrangeant de mon mieux pour qu’il tienne correctement pendant la prière. Toutes les femmes faisaient de même, c’était sensible et beau. Je suis remontée, j’ai suivi le mouvement vers le jardin du patio. À cause de la foule du vendredi, la prière avait lieu là, au lieu de la salle des autres jours. Beaucoup de femmes étaient déjà installées sur les tapis disposés dans les déambulatoires autour du jardin, beaucoup ont continué à arriver, certaines même pendant le prêche de l’imam, qui a lieu avant la prière commune. Les plus jeunes sont volontiers plus strictement voilées que les plus anciennes, lesquelles sont vêtues de façon plus souvent colorée, et portent des foulards encadrant plus souplement le visage, certaines même l’ayant remplacé par un autre couvre-chef. J’ai marché jusqu’au fond, je me suis déchaussée, installée dans un carré à ciel ouvert. Le temps était humide, gris et doux, un léger vent agitait les palmes des palmiers, des femmes priaient à voix basse, tout était splendide à crier de joie.

J’ai commencé à faire ma prière, les deux rekâas personnelles que chacun doit faire en arrivant à la mosquée, avant la prière en commun. Maintenant je connais bien l’enchaînement des gestes, je récite aisément Al-Fatiha et Al-Ikhlas, je ne connais pas encore bien toutes les formules ni Attachaoude alors je remplace cette dernière par la répétition de l’Achada. Les ablutions,  les gestes, les postures – debout, inclinaisons, prosternations, les récitations, tout cela rend la prière très physique, met le corps au service de l’esprit et rend le corps spirituel, oui, comme si le tapis était tout à la fois bien au sol et en train de léviter, avec votre être en joie porté vers le Très-Haut.

Des femmes continuaient à arriver, remplir l’espace, prier. Du côté des hommes la place devait être pleine car certains arrivaient maintenant devant nos rangs, s’installaient dans le jardin, dans les espaces qui restaient. Le temps passait lentement, merveilleusement, avec les oiseaux qui voletaient ou se perchaient et observaient notre assemblée recueillie. L’imam invisible a commencé son prêche, en arabe, entrecoupé de quelques phrases en français. Il a parlé du pèlerinage, dit que les rites n’étaient pas instaurés par les hommes mais venaient de Dieu – j’ai trouvé cela si juste. Contraste musical intéressant entre l’expression vigoureuse de son prêche et les lectures déchirantes qui l’entrecoupaient.

Appel à la prière, répété. Prière commune, dite en ce jour à voix haute par l’imam. Des ablutions jusqu’à la dernière formule, au dernier geste, c’est une montée splendide, montée vers Dieu et montée dans la communion de l’assemblée. L’islam déchire le ciel, il descend dans chaque cœur et le fend, l’arrose comme une petite graine, et voici que de la terre éclot la très fraîche verdure.

 

Douceur du cœur

rue du Puits-de-l'Ermite, photo Alina Reyes

 

La nuit nous avons parlé doucement jusqu’à trois ou quatre heures. Aujourd’hui il y a eu une tempête de sable à Marrakech, me dit-il. Il me rappellera pour me faire entendre le muezzin.

À la mosquée A m’a apporté de nouveaux petits livres, dont un sur le Paradis, auquel elle est particulièrement attachée. Et nous y étions déjà, au paradis, assises sur le tapis après la prière, à parler de prière et de choses de Dieu et de petits projets.

C’est étrange de changer de façon de prier, mais au fond cela ne change pas vraiment, j’étais pareille la première fois que je suis allée au carmel et qu’il m’a fallu apprendre les gestes et la diction. Et bien sûr une fois qu’ils sont intégrés ils deviennent tout naturels. Être musulmane cela ressemble à être carmélite, j’étais si heureuse au carmel ! Prier cinq fois par jour dans les formes je n’y suis pas encore, je ne me presse pas mais cela viendra vite et je sais que c’est bon, c’est comme soutenir le temps ensemble, chacun, chacune avec ses cinq bras.

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Derrière nous, devant nous, le monde et les visions de Black Elk

Une vision de Black Elk, œuvre de Nelson

 

Au printemps de 1931, John Neihardt recueillit les mémoires de Black Elk, un vieux medecine man des Sioux Oglala Lakota. À l’âge de neuf ans, Black Elk, alors qu’il paraissait être comme mort, connut une grande vision, longue et comparable en bien des points à des passages de la Bible, de l’Apocalypse de l’aigle Jean, ou du Coran (textes dont il n’avait bien sûr pas connaissance). Il y évolua dans l’autre monde, c’est-à-dire le monde vrai, plus éclairci et complet que la pénombre où nous nous débattons ordinairement, le monde dont l’homme moderne n’a nulle connaissance, dévoré qu’il est par ses propres représentations. Un monde où l’Esprit pour se dire passe à travers les formes et les dépasse. Une fois revenu « sur terre », dans la tente où il était veillé comme mourant ou mort, Black Elk ne fut plus jamais le même. Sa vision l’isola, lui donna des pouvoirs de devin et de guérisseur, mais aussi lui laissa une intense empreinte, souvent nostalgique de cet autre monde, et le désir d’œuvrer pour sauver son peuple.

Pourchassés par les Blancs et par eux constamment trompés, les Sioux  virent leur territoire  toujours plus réduit, leur vie détruite, les troupeaux de bisons dont ils se nourrissaient s’amenuiser et disparaître. Black Elk partagea le sort de son peuple au plus près. En 1876, âgé de treize ans, il combattit à Little Big Horn. En 1890 il combattit encore et fut blessé lors du massacre de Wounded Knee. Trois ans plus tôt, il avait été engagé par Buffalo Bill pour la tournée en Europe de son spectacle Wild Wide West, expérience qui lui fut pénible.

Une fois consommée la défaite des Lakotas, Black Elk se consacra à la préservation de la culture de son peuple, en témoignant auprès de Neihardt et en participant à des spectacles destinés à faire connaître la spiritualité sioux au grand public. Avant cela, persécuté par les missionnaires qui l’empêchaient d’exercer son don de guérir, il finit par se convertir au catholicisme, choisissant d’en partager les valeurs compatibles avec sa propre religion plutôt que de voir les Sioux condamnés à la perte de toute spiritualité. Car les esprits « sont en fait un seul Esprit » un « Unique », et « les pensées des hommes doivent s’élever comme le font les aigles. » Vers la fin de sa vie il reviendra à sa religion originelle, estimant qu’en la perdant son peuple se perdit aussi lui-même.

Je vais donner trois passages du livre Élan Noir / Mémoires d’un Sioux de John Neihardt. Le premier est une histoire de son peuple, concernant l’origine de la pipe, médium entre l’homme et le ciel, récit traditionnel à connotation messianique. Le deuxième est un moment de sa Grande vision. Le troisième vient d’une vision connue lors d’une danse de l’Esprit, en 1890, avant Wounded Knee.

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« Il y a très longtemps, deux éclaireurs cherchaient des bisons. Quand ils furent arrivés au sommet d’une haute colline, en regardant au nord, ils virent quelque chose venir de fort loin, et quand cela se fut rapproché ils s’écrièrent : « C’est une femme ! », et c’en était une. Alors un des éclaireurs, un peu sot, a eu de mauvaises pensées et il les a dites tout haut. Mais l’autre a dit : « Cette femme est sacrée. Jette au loin tes mauvaises pensées. » Quand elle se fut rapprochée davantage, ils virent qu’elle était vêtue d’une fine robe de peau de daim blanche, que sa chevelure était longue, qu’elle était jeune et très belle. Elle devina leurs pensées et leur dit, et sa voix était comme un chant : « Vous ne me connaissez pas, mais si vous voulez faire selon votre idée, vous pouvez venir. » Et l’insensé s’approcha d’elle. Mais comme il se trouvait devant elle, un nuage blanc s’est formé et les a couverts. Et la belle jeune femme est sortie du nuage, et quand il s’est dissipé, l’homme insensé était un squelette couvert de vers.

Alors la femme a parlé à celui qui n’était pas insensé : « Tu vas rentrer chez toi et dire à ton peuple que j’arrive, et qu’une grande tente doit être dressée pour moi au centre de la nation. » Et l’homme, très effrayé, s’en est allé rapidement rapporter cela au peuple, lequel a fait ce qu’on lui avait demandé. Et réunis là autour de la grande tente, ils ont attendu l’arrivée de la femme sacrée. Après un moment elle est arrivée, et elle chantait en marchant, très belle, et tandis qu’elle entrait dans la tente, voici ce qu’elle chantait :

Je m’avance et mon souffle est visible.

Je marche en projetant une voix.

Ma démarche est sacrée.

Je marche en laissant des traces.

Ma démarche est sacrée.

Et pendant qu’elle chantait, un nuage blanc est sorti de sa bouche et l’odeur en était agréable. Elle a donné quelque chose au chef, et c’était une pipe avec un jeune bison gravé sur le côté pour signifier la terre qui nous porte et qui nous nourrit, et avec douze plumes d’aigle attachées au tuyau pour signifier le ciel et les douze lunes, et elles étaient liées avec une herbe qui ne casse jamais. « Écoutez ! dit-elle. Avec cela vous multiplierez et deviendrez une bonne nation. Il ne peut en arriver que du bon. Seules les mains des bons doivent en prendre soin. Les méchants, eux, ne devraient même pas la voir. » Puis elle a encore chanté et est sortie de la tente, et tandis que le peuple la regardait partir, tout à coup c’était un bison blanc qui galopait et s’ébrouait, et il a disparu rapidement. »

*

« L’univers entier est devenu silencieux, se tenant à l’écoute. Alors le grand étalon noir a élevé sa voix et a chanté. Son chant disait :

Mes chevaux viennent en caracolant.

Mes chevaux viennent en hennissant.

Ils viennent caracolant.

Ils viennent par tout l’univers.

Ils danseront, puissiez-vous les voir.

Ils danseront, puissiez-vous les voir.

Ils danseront, puissiez-vous les voir.

Ils danseront, puissiez-vous les voir.

Ils danseront, une nation de chevaux dansera.

Puissiez-vous les voir.

Puissiez-vous les voir.

Puissiez-vous les voir.

Sa voix n’était pas forte, mais elle se répandait par tout l’univers et l’a rempli. Il n’y a rien qui ne l’ait entendu, et elle était plus belle que rien ne saurait être. C’était si beau que rien nulle part n’a pu se retenir de danser. Les vierges ont dansé, et de même tous les chevaux en cercle. Les feuilles sur les arbres, les herbes sur les collines et dans les vallées, les eaux des ruisseaux, des rivières et des lacs, les quadrupèdes et le bipèdes et les ailes qui sont dans les airs : tous ont dansé sur la musique du chant de l’étalon.

Et quand j’ai regardé en bas vers mon peuple, les nuages ont passé par-dessus, les bénissant d’une pluie amicale, et se sont arrêtés à l’est, surmontés d’un arc-en-ciel flamboyant.

Puis tous les chevaux sont revenus à leur place en chantant, au-delà du sommet de la quatrième montée, et toutes choses chantaient avec eux tandis qu’ils marchaient.

Et la Voix a dit : « Ils ont accompli un jour de bonheur par tout l’univers. » Et regardant en bas j’ai vu que le vaste cercle du jour était tout entier beau et vert, que tous les fruits mûrissaient et que toutes choses étaient aimables et heureuses.

Puis une Voix a dit : « Regarde ce jour, car c’est à toi de le faire. Maintenant que tu te tiendras au centre de la terre afin que tu voies, car c’est là qu’ils vont t’emmener. »

J’étais toujours sur mon cheval bai, et une fois encore j’ai senti que les cavaliers de l’ouest, du nord, de l’est et du sud étaient derrière moi en formation, comme précédemment, et nous allions à l’est. J’ai regardé devant moi et j’ai vu les montagnes au loin, couvertes de rochers et de forêts, et venant des montagnes toutes les couleurs jaillissaient vers les cieux. Puis je me suis trouvé sur la montagne la plus haute de toutes, et tout autour en dessous de moi était le cercle complet du monde. Et durant le temps que je me trouvais là, j’ai vu plus que je n’en puis dire, et j’ai compris plus que je n’ai vu. Car je voyais les formes de toutes choses en esprit, d’une manière sacrée, et la forme de toutes les formes telles qu’elles doivent vivre ensemble comme étant un seul être. Et j’ai vu que le cercle sacré de mon peuple était l’un des nombreux cercles qui faisaient un seul cercle, vaste comme la lumière du jour et la lumière des étoiles, et au centre croissait un puissant arbre en fleur qui abritait tous les enfants d’une seule mère et d’un seul père. Et j’ai vu que cela était sacré.

Puis, tandis que je me tenais là, ces hommes sont venus de l’est, tête en avant comme des flèches en vol, et entre eux deux s’est levée l’étoile de l’aube. Ils sont venus à moi et m’ont donné une plante en me disant : « Avec cela tu pourras tout entreprendre et tout accomplir sur la terre. » C’était la plante de l’étoile de l’aube, la plante de la compréhension, et ils m’ont dit de la laisser tomber sur la terre. Je l’ai vue tomber très loin, et quand elle s’est fichée dans la terre, elle a pris racine, a poussé et fleuri, quatre fleurs sur une tige, une bleue, une blanche, une écarlate et une jaune, et les rayons qui en sortaient se sont élancés vers les cieux afin que toutes les créatures les voient et qu’il n’y ait d’obscurité nulle part. »

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« Puis ils m’ont conduit au centre du cercle où, une fois de plus, j’ai vu l’arbre sacré tout plein de feuilles et de fleurs.

Mais je n’ai pas vu que cela. Contre l’arbre, un homme se tenait debout, les bras largement ouverts devant lui. Je l’ai regardé attentivement, mais je ne pouvais pas dire à quel peuple il appartenait. Il n’était pas un Wasichou [un Blanc], et il n’était pas un Indien. Ses cheveux étaient longs et pendaient librement, et sur le côté gauche de la tête il portait une plume d’aigle. Son corps était fort et beau à voir, et il était peint en rouge. J’essayais de le reconnaître, mais je n’y arrivais pas. Il était vraiment un très bel homme. Pendant que je le regardais fixement, son corps s’est mis à changer et est devenu extrêmement beau, ayant toutes les couleurs de la lumière, et la lumière rayonnait autour de lui. Il parla, comme chantant : « Ma vie est telle que tous les êtres de la terre et toutes les choses qui poussent m’appartiennent. Ton père, le Grand Esprit, l’a dit. Et toi aussi, tu dois le dire. »

Puis il s’en est allé, comme une lumière dans le vent. »

*

 

N’avaient-ils donc pas de nom ?

 

J’ai appris là que le Président de la République venait de reconnaître la « répression sanglante » du 17 octobre 1961.

 

Les intervenants à la tribune s’en sont félicité, et ont rappelé qu’il fallait maintenant obtenir l’ouverture des archives, afin que les historiens puissent faire leur travail. Souvent je pense qu’on ne sait même pas combien d’hommes sont morts ce jour-là et les jours suivants. Cent cinquante ? Deux cent cinquante ? N’avaient-ils donc pas de nom ?

 

Sous le feu rouge au milieu du pont un jeune homme téléphonait et pleurait, pleurait, pleurait.

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Tout à l’heure, pont Saint-Michel, photos Alina Reyes

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17 octobre 1961. Témoignage de Jean Cau dans l’Express quelques jours après

C’est un reportage de Jean Cau paru dans l’Express du 26 octobre 1961. Il est très long, j’en donne quelques passages, déjà donnés sur mon blog à la même date l’année dernière – mais ce blog n’existe plus et ce massacre qui fit parmi les manifestants pacifiques sans doute près de deux cents morts n’a toujours pas été reconnu par l’État français. Loin de cela, au lieu de rendre à tous les Français ce devoir de mémoire élémentaire, les politiques, les médias, les employeurs de ce pays continuent trop souvent à discriminer nos compatriotes issus des anciennes colonies.

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Nord’af, bicots, ratons, melons, crouillas, ça se saurait si vous étiez des hommes. Je vous le dis, ça se saurait. (…) vous ne vous bourreriez pas de patates, de fayots et de semoule, mais vous mangeriez des biftecks avec des frites et de la salade ; vous ne vous entasseriez pas à six dans une chambre d’hôtel ; vous ne vivriez pas dans le décor de vos bidonvilles “à la Céline” (…)

Si vous étiez des hommes, vous comprendriez ce qu’on vous dit au lieu d’être si désespérément bouchés. Pour un agent tué, dix terroristes (c’est-à-dire dix bicots) en prendront sur le citron, vous a dit un excellent Français, M. Papon, notre préfet de police. C’est pas clair, ça ? (…)

Brusquement, vous avez faussé le jeu. Sans crier gare, vous êtes venus nous déranger. Par milliers, par dizaines de milliers, vous êtes apparus dans nos rues et nous vous avons découverts. Sans armes, souvent habillés de vos pauvres costumes “des dimanches”, vous avez crié des slogans dans nos beaux quartiers. Que faire ? Vous troubliez l’ordre. Nous avons été obligés de lâcher sur vous notre police qui vous a “soignés” comme vous le méritiez. (…)

Il se trouve que je suis Français et que j’écris pour des Français. Il se trouve que j’ai voulu, pour mon compte, voir et savoir, écouter et entendre. Aujourd’hui, j’apporte ma moisson. Aujourd’hui, je sors d’un monde insoupçonnable. Ces derniers jours, je n’ai vu que des visages désertés par le sourire, des yeux tuméfiés, des dos bleuis à coups de crosse ; je n’ai entendu que des récits où revenaient, en litanie, les mêmes mots : rafles, coups, tortures, disparitions, assassinats. Et j’écris ces lignes avec ces visages qui défilent en ronde sous mon regard ; avec ces mots qui m’encombrent la tête et qui y sonnent leurs coups de gong.

(…)

Le fils cadet a 14 ans. Il a d’immenses yeux, étonnés à jamais et parle le français sans accent.

– Maman s’est couchée sur moi quand elle a entendu les mitraillettes, puis je l’ai perdue.

Il a été embarqué. Il a eu droit à une ration de coups de matraque sur les épaules. Regardez…

– On était deux ou trois mille dans un machin où il y avait des ping-pong, des choses de gymnastique…

– Le stade Coubertin ?

– Je ne sais pas. J’y suis resté trois jours. On dormait sur le ciment. On n’avait pas de place. C’est les soldats qui nous donnaient à manger.

– Dans quoi ?

– Le premier jour dans rien. On n’avait pas de gamelles, rien.

Il met ses mains en coquille comme on recueille de l’eau à la fontaine.

– Ils nous ont dit de mettre les mains comme ça et ils versaient dedans. Les policiers m’ont demandé pourquoi j’étais venu. J’ai répondu que des frères avaient été jetés dans la Seine… et ils n’ont plus écouté et m’ont giflé trois fois.

Il a les joues gonflées comme par une rage de dents. Il s’appelle Medjid et il a quatorze ans. Le père Mohammed me dit que toute la famille est venue en France en 1947. En Algérie, il était fonctionnaire, un tout petit fonctionnaire.

– En 47, j’aurais dû être titularisé comme mes collègues européens. C’était la loi : j’avais l’âge et j’avais fait le temps nécessaire. Alors, un mois avant ma titularisation, bien sûr, moi et tous les autres Musulmans dans mon cas, nous avons été mis à la porte. J’étais sans travail, sans certificats et j’ai décidé de venir en France. Voilà… depuis la France s’est transformée en Algérie.

Le fils aîné a réussi, en France, à aller à l’école jusqu’à seize ans. Le soir, il lisait, travaillait et aujourd’hui il occupe un emploi de bureau. Il parle sans aucun accent, d’une voix très calme. Lui aussi est allé manifester avec ses “frères”. Lui aussi a été arrêté. Il a vu une mère qui portait son bébé dans le dos, “à l’arabe”. Les policiers lui ont “décollé” le bébé du dos. Le bébé est tombé à terre. La femme a crié. Un remous l’a séparé de son enfant qu’une deuxième vague de policiers à piétiné. Au commissariat, on l’a raisonnablement frappé. Il a entendu un policier qui est entré, soufflant et transpirant, et qui a dit à ses collègues :

– Y’en a déjà six de crevés.

(…)

Sont entrés [dans un café du 18e arrondissement ] trois manœuvres qui travaillent dans le métro.

– On arrive du travail à sept heures et demie, des fois huit heures. Alors, couvre-feu ! Et comment tu achètes le pain, la soupe, le pétrole ? Alors tu manges pas ? Et rester dedans ?

Ils sont dix manœuvres auxquels l’hôtelier loue deux chambres.

– On peut pas avoir plus de chambres. Patron de la maison veut pas et il dit si vous êtes pas contents, adieu !

Ils ont manifesté.

– On a un frère qu’a eu sa tête cassée. Il a pris un foulard, il s’a enveloppé sa tête et il a crié encore : “Libérez Ben Bella ! Algérie algérienne !” Et tous les frères on a crié. Et on n’avait pas de couteaux, pas de pierres, pas de bâtons. Même que des frères nous fouillaient pour voir et que des frères nous ont fouillés encore à Vincennes… Nos frères nous avaient dit : “Pas de pierres, pas de bâtons, rien…”

– Et tu sais, y’a des choses embêtants, dit un maigre aux joues sèches et aux cheveux gris. Depuis deux mois dans là où je travaille, j’ai manqué trois fois parce que j’ai été arrêté trois fois et trois frères pareil que moi et le patron dit : “Ah ! ça va pas, ça va pas… Qu’est-ce qu’elle a la police à vous taper tout le temps ! Ah ! ça va pas, ça va pas, ça…!”

Iront-ils encore manifester ? Oui, si de nouvelles manifestations sont décidées. Pourquoi ? Parce qu’on les “tape tout le temps”. Parce qu’on les réveille la nuit… Les policiers entrent, fouillent, bouleversent. Nez au mur, mains levées et collées au mur, rassemblés sur les paliers, ils entendent le cyclone ravager leurs misérables chambres. Souvent l’un d’entre eux est emmené. Pourquoi ? Pour rien.

(…)

Dans chacun de ces bidonvilles [à Nanterre], vous pourrez admirer les rues de terre que la moindre pluie transforme en bourbiers, les venelles si étroites qu’il est besoin d’effacer les épaules pour y passer ; vous pourrez visiter les charmants gourbis construits de planches, de tôles, de toile goudronnée et sablée, de vieux pneus découpés en plaques de caoutchouc. A condition de vous casser en deux, vous pourrez entrer et vous émerveiller de la disposition de trois, quatre, cinq ou six châlits dans un espace aussi exigu, de l’astuce avec laquelle a été résolu le problème du chauffage (un poêle et un trou dans la toile goudronnée) ; celui de l’aération (un autre trou dans la tôle ou la toile) ; celui de l’eau (quelques seaux dans un coin). Dans ces huttes, dans ces gourbis, des milliers de célibataires et des centaines de familles vivent.

– C’est propre, dis-je.

De fait, les gourbis sont très propres.

– Les frères nous disent qu’il faut être propres.

Savez-vous quel serait leur bonheur ? De vivre, de dormir, de manger là. Là ? Mais oui, . Ce sont des pauvres, des misérables, et figurez-vous qu’ils sont habitués à ça. Ce plafond qui vous écrase, ce châlit aux ressorts brisés, cette promiscuité, pour eux, ça n’est pas l’enfer. A ça, ils sont résignés. Si la paix s’installait sur leur sommeil, sur leurs repas, sur leur vie,  ces bidonvilles seraient le paradis car ils n’en sont pas encore à réclamer la télévision et le petit bungalow avec garage. Les pauvres, les très pauvres, c’est long et lent à se remuer et à s’écrier un jour en contemplant la baraque : “Y’en a marre de vivre comme des bêtes !” Les pauvres, les très pauvres, c’est fou ce que c’est patient.

Mais voilà, sur ce paradis s’est abattue la guerre. Ou quelque chose de pire que la guerre : la terreur soudaine, la peur permanente, le meurtre quotidien. Et un jour c’est l’arrestation, un autre jour le bouclage, un autre jour la rafle, une nuit la fouille et la mort et les morts.

Et depuis des semaines, des mois, des années. Et chaque jour, c’est plus “dur” et chaque nuit les bidonvilles s’endorment dans une peur plus lourde. Et le nombre de ceux qui disparaissent puis reviennent “tout bleus” ou qui ne reviennent pas, chaque année, chaque mois, chaque jour, devient plus nombreux.

Et un jour des “frères” leur disent de manifester. Et ce jour-là, tout ce peuple d’ombres se lève, met son costume “des dimanches”, vide ses poches de la moindre épingle et du moindre canif et marche vers les rangs sombres et denses de nos policiers armés de matraques, de bâtons lestés de fer et de plomb, de mitraillettes et de relvolvers. Et des journaux français écriront : “Poussés par la menace et la terreur FLN… Forcés… Contraints… “ et ceci encore : “Les Algériens ne doivent pas être les maîtres de la rue…” Pauvres cons !

(…)

Jean Cau

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