Invictus


 

Ce poème fameux fut le préféré de Nelson Mandela. Le voici dans ma traduction.

*

Par la nuit qui me couvre,

noir puits de pôle à pôle,

je remercie les dieux quels qu’ils soient

pour mon âme imprenable.

 

Dans la situation cruciale

je ne grimace ni ne crie.

Sous les coups de matraque

ma tête en sang demeure droite.

 

Par-delà ce lieu de colère et de larmes

ne se profile que l’horreur de l’ombre

mais la menace des années

me trouve et me trouvera sans peur.

 

Qu’importent l’étroitesse de la porte,

la charge du rouleau en punitions :

je suis le maître de mon destin,

je suis le capitaine de mon âme.

 

William Ernest Henley, Invictus

 

Du fromage et des vers, de Menocchio et de Don Quichotte

5138DHvwPJL._SX303_BO1,204,203,200_D’un point de vue romanesque, – puisque Ginzburg ne dédaignait pas cet aspect de l’histoire – Menocchio m’apparaît comme une sorte de pendant de Don Quichotte, son miroir inversé : l’homme réel, celui qui ne combat point les moulins mais les fait tourner, et pourtant se retrouve en butte, comme le personnage de fiction, et comme lui en raison de son imaginaire, à l’ordre social et à ses mesures de rétorsion envers qui ne s’y soumet pas. Menocchio et Don Quichotte ont chacun une vision grandiose et dérisoire du monde. L’un et l’autre tiennent à leur univers, voire à leur délire, plus qu’à leur vie. C’est qu’il est aussi, du moins pour Menocchio, leur liberté. Le monde le sait : à leurs yeux, il n’est rien, ou si peu. Pire : dans leur vision, les hommes pourraient se voir, voir par la faille ouverte sur un autre monde le mensonge qui gouverne le leur. Le meunier et l’hidalgo élaborent un univers fictif qui dit la vérité, tandis que les hommes occultent la vérité en falsifiant le réel. Et c’est pourquoi le monde s’emploie à détruire ses révélateurs. Les moulins contre lesquels joute le bien réel Menocchio sont une bien réelle église, dont les chefs l’emprisonneront, le persécuteront et le mettront à mort.

Le fromage et les vers est sous-titré L’univers d’un meunier du XVIe siècle. Titre et sous-titre indiquent la démarche de l’auteur : à partir d’un meunier dont il s’approche au plus près, faire rayonner son univers, un peu à la façon dont les vers sortent du fromage dans la métaphore du sujet en question. Carlo Ginzburg détaille le choix de sa méthode dans sa préface, puis la met en œuvre.

Carlo Ginzburg est l’un des plus éminents fondateurs de la microhistoire. Il a étudié les mentalités populaires puis les procès en sorcellerie au Moyen Âge. Philologue et érudit, il est un spécialiste de la période de l’Inquisition. L’histoire de sa famille a en partie déterminé son intérêt pour les persécutions et les victimes de l’histoire. Adversaire du « néo-scepticisme historique » qui a pu conduire notamment au négationnisme, il a marqué son souci de fonder le récit des faits historiques sur des preuves, afin de le distinguer du récit de fiction, tout en revendiquant la possibilité d’emprunts entre les deux genres. Travaillant comme au « microscope », il cherche les traces et les indices qui peuvent éclairer des parts et des sujets méconnus de l’histoire. Paru en 1980, Le fromage et les vers, écrit comme un « roman policier », suscita un vif débat du fait de son caractère novateur.

Le fromage et les vers est une enquête sur Domenico Scandela, surnommé Menocchio, un meunier qui vécut au XVIe siècle dans le Frioul et « mourut brûlé sur l’ordre du Saint-Office ». Ginzburg expose dans la préface son projet, qui s’inscrit dans l’intérêt pour « les classes subalternes » plutôt que pour « la geste des rois », et les questions de méthode auxquelles est confronté l’historien qui cherche à rendre compte de la « culture populaire » d’une époque et d’une personne. Puis l’auteur déroule son récit, construit de façon originale sans chapitres mais dans une suite de 62 points.

tumblr_nn9sezMJ5p1rcfi9jo3_500

Né en 1532, Menocchio, sans être riche, n’était pas non plus misérable. Il était bien intégré dans son village, Montereale, et avait pu apprendre à lire et à écrire. Depuis près de trente ans il était connu pour ses discours « blasphématoires », sans que nul villageois ne l’ait pourtant dénoncé. Le curé finit par le faire. Devant l’inquisiteur, le 7 février 1584, Menocchio dit sa vision d’un chaos cosmique où Dieu et les anges étaient apparus comme les vers dans le fromage. Vision dadaïste avant l’heure mais pouvant après tout rappeler certaines images scientifiques du cosmos aujourd’hui. Dans les mois suivants, toujours détenu, il dénonça la richesse de l’Église et son exploitation des pauvres, plaida pour l’équivalence entre toutes les religions, critiqua ou rejeta les sacrements et déclara (scandale ! ) que l’important était de faire le bien.

Ginzburg évoque le contexte d’une société archaïque, traversée de tensions entre les seigneurs locaux et le pouvoir vénitien qui prend des mesures en faveur des paysans, dans une région en train de se désertifier et de s’appauvrir. En ces temps de Réforme, l’Église s’emploie à consolider son assise en faisant la chasse aux hérésies. Ginzburg expose longuement les diverses lectures religieuses et profanes que le meunier put faire, et la façon dont il en dégagea sa propre vision du monde, rapportée au cours des mois de son procès. Condamné à la prison à vie, Menocchio « repenti » fut libéré sous conditions au bout de deux ans. Bien que sa vie ait été détruite, il put reprendre sa place dans le village, en multipliant ses emplois pour gagner sa vie. Il ne put cacher complètement la persistance de son « hérésie », de sa pensée singulière, et fut arrêté de nouveau en juin 1599. Alors âgé de soixante-sept ans, il fut torturé et quelques mois plus tard, sur ordre du pape Clément VIII et du Saint-Office, exécuté.

En même temps que le dernier procès de Menocchio, s’achevait à Rome le procès de Giordano Bruno, lui aussi condamné au bûcher par le Saint-Office. Ginzburg le rappelle à la fin de son livre : « C’est une coïncidence qui pourrait symboliser la double bataille vers le haut et vers le bas, conduite par la hiérarchie catholique » au cours de la Contre-Réforme, écrit-il. Ginzburg, l’un des fondateurs de la micro-histoire, a opté pour le récit de ces années par « le bas ». En s’intéressant, plutôt qu’à un personnage fameux comme ce moine savant, à un humble meunier autodidacte, en butte à la même persécution. À un autre moment, l’auteur fait référence à Montaigne, comme Menocchio amené au relativisme par ses lectures sur les voyages et les grandes découvertes de l’époque, mais dans un autre contexte et avec un autre bagage culturels. Car « ce n’est pas le livre en tant que tel, mais la rencontre entre la page écrite et la culture orale qui formait, dans la tête de Menocchio, un mélange explosif » (Et je songe à la bibliothèque de Don Quichotte, remplie de romans de chevalerie qui ont échauffé son esprit de façon singulière).

Ginzburg se replace sans cesse dans l’optique de la culture réelle de Menocchio, mélange de lectures aléatoires et de culture paysanne dont il ne reste pas de traces écrites mais que l’on peut en partie déduire de son interprétation très particulière de ses lectures. L’analogie qui donne son titre au livre en est un parfait exemple : le fromage et les vers sont une image tirée de l’expérience immédiate des paysans. « On voit donc affleurer dans les discours de Menocchio, comme par une fissure du sol, une couche culturelle profonde, si inhabituelle qu’elle en semble incompréhensible », note Ginzburg, rappelant qu’on trouve une analogie semblable dans un mythe indien des Veda, que le meunier ne pouvait pas connaître. Une « coïncidence » qui pourrait constituer « une des preuves, fragmentaires et à demi effacées, de l’existence d’une tradition cosmologique millénaire qui, par-delà la différence des langages, a uni le mythe à la science ».

Ce qui permet à Ginzburg de parvenir à ouvrir de semblables brèches est l’option, dont il s’est expliqué dans sa préface, de parler d’un homme du peuple et d’une culture populaire à partir de cet homme et de cette culture, et non comme l’ont fait d’autres historiens dont il réfute ou critique les méthodes, à partir de la culture dominante. Ginzburg pointe, entre autres, un paradoxe dans « les études de M. Foucault, donc de celui qui a, avec le plus d’autorité, dans son Histoire de la Folie, attiré l’attention sur les exclusions, les interdictions, les limites à travers lesquelles s’est constituée historiquement notre culture. Mais à bien y regarder, le paradoxe n’est qu’apparent. Ce qui intéresse surtout Foucault, ce sont le geste et les critères de l’exclusion : les exclus, un peu moins. »

Par une enquête minutieuse sur la vie et les lectures du meunier, et sur les interprétations qu’il en fait d’après ses réponses à l’inquisition, autant que sur le contexte dans lequel elles se déroulent, Ginzburg établit son choix, à la fois scientifique et politique, de rendre justice et voix à ceux qui dans l’histoire sont privés de voix. Sa narration rigoureuse et vivante fait apparaître à la fois un univers rural en partie occulté, faute d’écrits venant de lui, et une personne singulière, porteuse d’interrogations spirituelles et intellectuelles profondes et en même temps d’un positionnement politique fort, manifesté par « une attitude libre et agressive, décidée à régler ses comptes avec la culture des classes dominantes ».

La méthode de Ginzburg s’avère ainsi capable de changer la perspective, mais aussi éventuellement de la renverser. « ‘Vous croyez donc, répliqua l’inquisiteur, que l’on ne peut pas savoir quelle est la bonne loi ?’ Et Menocchio : ‘Messire, je pense que chacun croit que sa propre foi est la bonne, mais on ne sait pas quelle est la bonne’ ». Et Ginzburg conclut : « Qui représentait, ici, le parti de la haute culture ; qui le parti de la culture populaire ? Il n’est pas facile de le dire. »

En poussant la recherche d’indices par une historiographie qui plonge dans les écrits qui ont pu être lus par Menocchio, dans les actes de son procès et dans des documents relatifs au temps et à l’espace réduit étudiés, dans les témoignages des villageois et dans l’exposition d’autres cas d’ « hérétiques » de l’époque et de la région, mais aussi dans une érudition qui lui permet d’établir des correspondances avec Leonard de Vinci, Montaigne ou les Védas, Ginzburg fait se révéler au fil de son récit, et de la présentation de ses documents comme preuves et traces, un univers de plus en plus riche et complexe là où on ne voit souvent qu’une sous-culture paysanne peu différenciée. Et dans cet univers un homme qui prend vie aussi, avec son caractère bien particulier. Bien particulier aux yeux du lecteur qui est amené à le découvrir, et aussi aux yeux de ses contemporains. « La position sociale des meuniers tendait à les isoler de la communauté dans laquelle ils vivaient », rappelle l’auteur, mais « malgré leur singularité, les affirmations de Menocchio ne devaient pas apparaître aux paysans de Montereale étrangères à leur existence, à leurs croyances et à leurs aspirations ».

À partir de l’histoire d’un « simple » meunier, Ginzburg restitue ainsi autant que possible d’une culture qui « a été détruite ». « Respecter ce qui chez elle reste indéchiffrable et résiste à toute analyse ne signifie pas céder à la fascination idiote de l’exotique et de l’incompréhensible. » Avec son « aspiration à une rénovation radicale de la société », sa dénonciation de « la corrosion interne de la religion », son appel à « la tolérance », l’humble Menocchio « s’insère dans la ligne, ténue et sinueuse, mais très nette d’une évolution qui arrive jusqu’à nous : c’est, nous pouvons le dire, un de nos ancêtres. »

Arriver de loin jusqu’à nous, n’est-ce pas le propre des prophètes ? N’est-ce pas le propre de la pro-phétie que de « parler en avant » ? L’homme Menocchio comme le personnage Don Quichotte ne sont-ils pas semblables à ces prophètes de la Bible, volontiers paraissant fous – comme aussi les grands sages dans les traditions spirituelles orientales – ou misérables, allant soudain ou de façon récurrente nus, échevelés ou couverts de cendres parmi les hommes ? Puis les siècles passent et peu à peu, le voile se déchire sur ce qu’ils furent, sur ce qu’ils dirent. Que sont les siècles pour eux, sinon leurs alliés dans la guerre et dans la paix ?

*

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (fin)


*

La fièvre me permet de m’échapper de plus en plus souvent. Plus je suis fiévreuse, plus je crois qu’on va nous libérer, et que la vie va reprendre. J’ai toujours connu l’aube, après la nuit.

Mais j’ai du mal à t’écrire, Franz. Je passe des journées entières à divaguer ou à souffrir, sans mesurer le temps. C’est ce coin de ciel qui me rappelle ma mission. Mon cerveau se met à travailler à toute allure, les souvenirs et les mots jaillissent d’eux-mêmes, comme si on avait ouvert un robinet. Je ne serai pas libérée tant que je n’aurai pas achevé notre histoire.

*

Hier, de l’autre côté, j’ai entendu des voix de femmes chanter en tchèque : « Dans mon pays fleurissent les roses… Je voudrais rentrer au pays… » D’abord j’ai cru que c’était une hallucination auditive, les voix paraissaient si faibles, si lointaines… Mais c’était bien des détenues qui chantaient.

Je me suis mise à pleurer. Ma fièvre a tellement augmenté que j’ai perdu connaissance. Depuis, ma vue est restée brouillée. À la place de la petite fenêtre, je ne distingue plus qu’un rectangle lumineux. Le reste du Revier est plongé dans des ombres incertaines, qui me feraient peur si je croyais aux fantômes. Mais tu vas voir que je suis encore capable de lucidité. Il faut seulement que je me dépêche.

*

L’armée allemande est entrée dans Prague le 15 mars 1939. Le matin, quand les gens sont sortis de chez eux, après avoir passé la nuit à côté de la radio qui annonçait régulièrement l’avance des troupes et recommandait à la population de rester calme, des colonnes de camions circulaient partout dans la ville.

Joachim von Zedwitz, un jeune Allemand qui faisait alors ses études de médecine à Prague, réagit aussitôt. Il contacta un ami juif et quatre Anglais, professeurs à l’English Institute. Puisque Zedwitz avait une voiture, ils décidèrent d’organiser le passage clandestin de personnalités juives à la frontière polonaise. Il leur fallait quelqu’un qui acceptât de prendre le risque de les cacher chez soi, de les mettre à l’abri avant le départ. Ils me contactèrent. J’acceptai.

J’ai beaucoup travaillé, ces dernières années. Mais je ne m’en plaignais pas, loin de là. J’étais plus sereine que jamais, j’avais l’impression d’être faite pour décider, agir, résister. Je ne prenais plus de morphine, mais je me soutenais à coups de fortes doses de calmants.

Mes amis disaient que j’étais naturellement douée pour affronter les catastrophes, et Joachim prétendait que j’avais de grands talents politiques. J’ai su qu’il me comparait même à Churchill et allait jusqu’à nous trouver une ressemblance physique – mais cela, il n’aurait pas osé me le dire… Quoiqu’il en soit, je ne laissai ni le désespoir ni l’envie de fuir me gagner et ne souhaitai rien d’autre que de rester à Prague, chez moi, pour y être utile.

*

À Pritomnost, nous avions décidé de modérer le ton de nos articles, dans l’espoir d’éviter l’interdiction. Je choisis, plutôt que l’attaque frontale contre les Allemands, l’allusion, l’ironie cachée ; et pour encourager mes compatriotes, j’exaltais le tempérament du peuple tchèque, sa force. Parallèlement, je publiais une revue clandestine, et participais à deux ou trois autres.

Je persuadai Evzen, l’homme que j’aimais, et qui était juif, de partir. Comme pour les autres, Joachim lui fit passer la frontière, affrontant les dangers avec son habituel courage, son sens de la répartie et son inventivité lors des contrôles inopinés des douaniers ou des policiers. Evzen et ses proches tentèrent de me convaincre de partir aussi, mais je savais que je ne me sentirais bien avec moi-même qu’à Prague.

Il y avait toujours du monde à la maison : mes amis résistants, les gens que nous aidions… Je leur préparais à manger, tentais de recréer pour eux une atmosphère conviviale. Honza, qui était déjà une enfant très mûre et intelligente, participait à nos activités, était au courant de tout.

Dès l’arrivée des troupes allemandes, Peroutka avait été arrêté. Je le remplaçai à la direction de Pritomnost jusqu’à l’interdiction du journal, en août. Mais quand j’appris que, pour avoir refusé de faire de son hebdomadaire un organe de presse national-socialiste, il avait été déporté à Buchenwald, je commençai à m’inquiéter pour Honza. Je n’avais pas été très prudente, ne serait-ce qu’en portant ostensiblement l’étoile jaune, en signe de solidarité avec les juifs. Et si j’étais à mon tour arrêtée ? Je demandai à des amis, les Mayer, de s’occuper d’elle si le cas se présentait – et s’ils ne pouvaient pas, ou plus, s’en charger, de la laisser à mon père.

Un jour de novembre, alors que Honza sortait de l’imprimerie qui fabriquait mon journal clandestin, elle fut suivie à son insu par la Gestapo. Ils entrèrent chez moi, et m’arrêtèrent.

Je restai un an à la prison de Dresde. J’y perdis plus de vingt kilos. Finalement, on me reconduisit à la prison de Prague, en me disant que, faute de preuves contre moi, on allait me libérer. Mais une fois là-bas, j’appris que j’allais être transférée à Ravensbrück.

*

Pour la première fois, ce matin, je n’ai pas pu voir le jour. J’ai eu très peur en ouvrant les yeux : il n’y avait plus rien, qu’un noir plus opaque que la nuit. Je n’entendais pas très bien non plus, juste assez pour percevoir les bruits du Revier.

Aveugle, il me semble que les mots se dérobent aussi vite que la réalité. Je forme quelques phrases en l’espace d’une seconde, mon cerveau travaille à la même vitesse que lorsqu’il rêve, et aussitôt s’arrête, replonge dans le noir.

*

Grete me parle, elle me répète toujours la même chose, jusqu’à ce que je comprenne. Il est arrivé pour moi un colis de la part de Joachim von Zedwitz. Je me redresse dans mon lit, je crie : Il est vivant ! Quel miracle ! Je suis folle de joie, j’ai envie de chanter ce qu’un jour j’ai écrit : J’aime la vie, celle qui enchante, qui émerveille, qui rayonne, sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, les jours ordinaires comme les jours de fête, en surface comme en profondeur…

Avant mon départ pour Ravensbrück, Honza a été autorisée à me rendre visite. J’ai essayé de faire bonne figure et elle aussi, mais j’ai vu dans ses yeux que je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Et qu’elle était une enfant seule. Elle est repartie, toute menue et marchant droit, courageuse.

Je ne l’ai pas revue, ma petite fille.

Berce-moi, Franz, je meurs.

*

Plus rien,calme, forêt profonde.

Ce n’est rien, Milena. Rien, ce n’est rien. N’aie pas peur, viens dans mes bras, nemluvne, Milenka, viens… C’est fini maintenant, viens… Ouvre-moi tes bras…

De mon membre dressé jaillissent des nuées blanches d’où naît ton visage, face au mien, Milena, ton visage. Regard de nuit, joues, nez, cheveux, lèvres de jour. Ta peau de lumière, et un léger sourire pour dissiper les ombres.

Sais-tu ce que je vois, Milena ? Ce que cela veut dire ? Le plaisir de ce pauvre corps d’homme trop longtemps traité en insecte, ce plaisir vécu non plus comme une souillure mais comme une sublimation… Ton visage tiré de ma substance pour me faire face, puissant, paisible, aimant.

Milena, mon sexe t’appartient, il n’est autre que toi-même, ta vigueur, ton courage, ta volonté.

Malgré la mort, le temps a travaillé, au-delà de la vie et de la mort. Il redistribue la vérité des corps.

Maintenant écoute, Milena : ce sexe, le mien, cette chair vivante tendue contre mon ventre, c’était toi que je caressais. Et l’ignorant, j’ignorais aussi pourquoi le plaisir semblait ne jamais m’appartenir : c’est qu’il était à toi. Milena, tu étais mon sexe dans ma main, et je n’éprouvais le plaisir que par ricochet, comme une sensation étrangère, et pour tout dire dérobée, volée à je ne savais qui. J’en retirais honte et confusion, parce que je n’avais pas conscience qu’il ne s’agissait que de m’unir à toi, chair ardente et innocente.

Te souviens-tu de la nouvelle de Kleist, La Marquise d’O ? La marquise, jeune veuve vertueuse, est chassée par son père du foyer familial après avoir découvert qu’elle est enceinte. Elle clame son innocence, à laquelle personne ne croit. Enfin, la vérité éclate : un officier avoue avoir abusé d’elle pendant qu’elle gisait, inconsciente, lors de la prise d’une citadelle.

Eh bien, cette histoire a quelque chose à voir avec la nôtre. Et nous sommes enfin arrivés à ce moment de la réconciliation du père et de la fille, à cette scène qui m’a toujours tellement troublé dans l’œuvre du poète :

[La mère] se décida alors à ouvrir enfin la porte et vit, le cœur débordant de joie : sa fille immobile, la nuque renversée, les yeux fermés, dans les bras de son père ; tandis que lui, assis dans le fauteuil, le regard brillant de larmes, posait sur sa bouche de longs baisers brûlants et avides : tel un amant ! La fille ne parlait pas, il ne parlait pas ; assis, le visage penché au-dessus d’elle comme au-dessus de son premier amour, il prenait sa bouche et l’embrassait. La mère était aux anges…

Vois-tu, ce rêve de ravissement est à mettre moins en rapport avec les difficultés cruelles que toi et moi avons pu connaître avec nos pères respectifs qu’avec l’amour qui nous a étreints et séparés. Il y avait entre nous une faute qui n’en était pas une, qui n’était qu’un malentendu, une apparence – mais nous ne pouvions rien faire contre cette espèce de fantôme, car nous étions bien trop débordés par notre ombre personnelle, et par tous les spectres menaçants qui peuplaient notre temps et notre existence.

II est de fait que mon ombre est trop grande en ce monde, écrivais-je, et je regarde avec un nouvel étonnement la capacité de résistance dont certains doivent être doués pour vouloir tout de même, « malgré tout », vivre encore, vivre précisément dans cette ombre…

Tu faisais partie de ces êtres, Milena, qui se dressaient sans peur devant les ombres comme aujourd’hui tu te dresses, lumineuse, devant moi. J’étais le corbeau, noir comme la terre, l’habitant de la cave, la bête de la forêt, l’arpenteur, familier des enfers… Celui qui voyait que nous creusons la fosse de Babel… Je ne connaissais que trop l’abîme sous mes pieds pour ne pas être tenté et épouvanté par cette proximité.

Tu étais l’eau, le ciel, la lumière, la mer avec ses masses d’eau, qui te ruais quand l’exigeait la morte lune, la lointaine lune surtout…

Viens, mêlons-nous encore ! Comme tu le voulais, Milena, allons planer ensemble dans le ciel, en poussant ce cri de la buse qui touche les hommes en pleine poitrine. Élançons-nous d’un bond hors du rang des meurtriers, faisons de notre vol une écriture.

Nous serons ces animaux sauvages, et chaque jour, à l’aube, nous quitterons notre forêt.

*

Sources

Franz Kafka, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 4 tomes, 1984

Milena Jesenska, Vivre, éd 10/18, 1996

Max Brod, Franz Kafka, Gallimard, Folio essais, 1991

Ernst Pawel, Franz Kafka ou le cauchemar de la raison, Points Seuil, 1996

Klaus Wagenbach, Kafka, Le Seuil « Écrivains de toujours », 1968

Margarete Buber-Neumann, Milena, Points Seuil, 1997

Germaine Tillion, Ravensbrück, Le Seuil, Points histoire, 1997

*

Pour lire l’ensemble du livre depuis le début, remonter jusqu’à la première note de sa catégorie.