Objets à la rue

Ils ont été laissés là, oubliés, perdus, jetés ou abandonnés. Séparés de leur fonction usuelle, ils en deviennent singulièrement visibles, ou invisibles. Comme les bouteilles à la mer ils portent un message au gré des flots des passants, mais sans que personne n’ait envoyé délibérément ce message. Inanimés, aveugles, muets, ils le portent d’eux-mêmes, sans le vouloir nous adressent la parole, nous regardent. Témoignant de l’être vivant auquel ils ne sont plus attachés, que nous ne connaissons pas, que nous pouvons imaginer, auquel nous pouvons les rattacher, jusque auquel nous pouvons, par eux, remonter en pensée. Exposant, hors de leur cadre, leur étrangeté, renvoyée en miroir à l’humanité : c’est nous qui les avons faits, et voilà que, comme des créatures, ils se retournent vers nous et nous demandent : que fais-tu de ta vie ? où sont les êtres à qui je te relie ? où es-tu ?

« Tout est permis au théâtre : incarner des personnages mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé de faire jouer les accessoires, faire revivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. » Eugène Ionesco, Notes et contre-notes

 

 

accordéon

chaussette bébé

sac de couchage

demi vélo

tongue

doudou,

street art involontaire

street art caisse livres

chaise

à Paris, photos Alina Reyes

Ce que disent les mosquées

mosquee-jaune-pakistan-minUne petite mosquée jaune dans la région de Sindh au Pakistan. Source : Trouve ta mosquée

*

mosquee-sans-toit-minUne mosquée quelque part en Afghanistan. Source

*

mosquee-kyrgyz-minMosquée kirghize au pied des montagnes Pamirs à l’ouest de la région autonome Ouïgoure du Xinjiang, en Chine. Source

*

Dans une mosquée la lumière ne tombe pas d’en haut, comme quelque chose qu’on attend dans un ici-bas de souffrance. Dans une mosquée, la lumière est.

La mosquée n’a pas besoin de représentations de visages ou de corps saisis par la grâce ou la sagesse, elle est elle-même espace et temps de grâce et de sagesse.

Dans l’islam le monde entier est une mosquée. Les mosquées sont là pour apprendre à le comprendre, et à le vivre.

La mosquée n’est pas un lieu de culte. Il n’y a rien à révérer dans une mosquée. Aucune offrande n’y est faite. La mosquée est le lieu du don accompli, de l’union réalisée, parfaite.

La mosquée est un lieu de saisie, sans violence aucune, de la lumière qui saisit, massivement, entièrement, et purement.

La mosquée dit que l’islam, en vérité, n’est pas une religion (et ne devrait pas être vécu comme une religion), mais le lieu de la vie pacifiée, de la liberté accomplie, de la foi (l’accord, la confiance) absolue.

Les mosquées comprennent souvent des cours, des jardins, des salles d’étude, bibliothèque, lieux conviviaux et autres, des points d’eau, des passages, des ouvertures. L’extérieur et l’intérieur y sont unis, la lumière et la vie y circulent, y vont toujours à l’altérité. Elles font rencontrer l’autre en soi et l’accueillir.

La mosquée est « absolument moderne » (ou a tout pour l’être, quand l’islam sera modernisé).

*

lumiere-mosquee-delhi-minUne prière dans une mosquée à New-Delhi en Inde. Source

*

la-mosquee-de-touba-senegal-minMosquée de Touba, au Sénégal. Source : Le Petit Futé

*

Alexandra David-Néel sur le toit du monde

L’idolâtrie occidentale envers le Dalaï-lama témoigne d’un romantisme, d’un aveuglement, pour tout dire d’une bêtise consternante. Je réédite cette note du 23 février dernier en supprimant la vidéo d’un film médiocre sur la voyageuse et en la remplaçant par des enregistrements extrêmement intéressants où elle parle du Tibet et de son histoire. Y sont évoqués notamment Gurdjieff, qui fut précepteur du dalaï-lama, les guerres et les férocités séculaires entre Chine et Tibet et aussi entre Tibétains, qu’elle appelle « grotesque et sanglante comédie », la doctrine bouddhiste, la vie des moines tibétains.

*

*

Voici un documentaire tourné dans sa dernière maison, où on la voit notamment parler à l’âge de 101 ans avec une parfaite vivacité intellectuelle. Elle devait mourir quelque temps après, alors qu’elle venait de faire renouveler son passeport.

*

« Féministe, anarchiste, cantatrice à ses débuts, théosophe, écrivain et journaliste… Le plus grand explorateur du XXème siècle est une femme ! Alexandra David-Néel, exploratrice, féministe, anarchiste, bouddhiste, première femme lama, premier européen à être entré au Tibet en 1914… » Ainsi la présente le site qui lui est consacré.

Je l’ai lue il y a très longtemps avec bonheur. Et je fus ermite en montagne moi aussi – à une moindre altitude, mais véritablement seule (elle, était accompagnée de son serviteur). « Je suis ce qui fut, ce qui est et ce qui sera et nul n’a jamais levé mon voile », disait-elle.

*

Luisa Coomaraswami, « Le Pont Périlleux du bonheur »

al-khidr-le-verdoyant

Al-Khidr, Le Verdoyant, sorte d’ange ou d’être totalement accompli, commun à plusieurs traditions, serait présent notamment au centre du Coran comme guide de Moïse

*

Je donne quelques passages du texte que Luisa Runstein Coomaraswami publia dans le numéro 8 du Harvard Journal of Asiatic Studies en 1944 (texte repris dans La Porte du Ciel, d’Ananda Coomaraswami, traduction de l’anglais par Jean Annestay). Il s’agit d’une étude comparative sur le thème du Pont Périlleux, qui s’exprime à travers toutes les traditions, soit dans les livres sacrés, soit dans le folklore. À méditer en ce temps de passage d’une année à l’autre.

*

« Quand le Pèlerin aura atteint le « Bout du Monde », il n’y aura « plus de mer » (Apocalypse, XXI. I). Le « fleuve » ou la « mer » que le « pont » enjambe sépare le commencement de la fin.
Il est à la fois le temps et l’espace car « l’Année, en vérité, est l’Espace » (Shatapatha Brâhmana VIII. 4. I. II (…)

… et les « eaux » du cum transierit anima nostra aquas, quae sunt sine substantia [quand notre âme aura traversé les eaux qui sont dénuées de substance »] des Confessions (XIII. 7) de Saint Augustin et sur lesquelles seuls ceux qui sont « en esprit » peuvent avancer en toute impunité comme s’ils marchaient sur la terre ferme alors que les autres ont besoin d’un pont ou d’un bateau.

(…)

Cette « ancienne voie qui s’étend au loin (Brihadâranyaka Upanishad, IV. 4. 8) fut découverte et suivie par le Bouddha (Samyutta Nikâya, II. 100) comme elle le fut par les anciens brahmanes qui savaient que « Celui qui fait de l’Esprit (âtman) son Trouveur de Voie (cf. Brihadâranyaka Upanishad, I. 4. 7) n’est plus du tout souillé par la mauvaise action (Taittirîya Brâhmana, III. 12. 9. 8)

(…)

Tout ceci trouve un parallèle dans le Mabinogion (L’Histoire de Branwen) où se trouve la sentence suivante : « Celui qui veut être le Chef, qu’il soit le Pont » et où ce Bendigeid Vran, en fait, « s’étend à travers le fleuve et des claies furent placées sur lui en sorte que l’armée, par suite, passa au-dessus ».
On retrouvera la base naturelle de la symbolique du Pont, bien entendu, dans la traversée réelle d’un pont d’une rive à l’autre ou d’un abîme sur la terre. Triompher d’une difficulté revient, en réalité, à la traverser ; ainsi, si nous faisons une erreur, quiconque nous corrige devient notre pontife (Aitareya Brâhmana III. 35) ; et de plus, l’édification de ponts terrestres en tant qu’acte de charité symbolise la construction du pont de l’immortalité et « les constructeurs de ponts sont destinés au ciel » (setukârakâ […] sagga-gâmino, Samyutta Nikâya, I. 33)

(…)

C’est parce que le Fil de l’Esprit est à la fois si ténu et d’une métallique solidité que le Pont est si souvent décrit, dans la littérature traditionnelle, aussi bien comme un rayon de lumière qu’ayant la consistance d’un fil ou d’un cheveu, ou encore aussi tranchant qu’un rasoir ou le fil d’une épée, ou, s’il est en bois, comme constitué d’une poutre unique, extrêmement glissante et susceptible de s’enrouler ou de se dresser.

(…)

Darmetester cite ces lignes d’un anonyme français sur le Pont menant de la Terre au Paradis :

Ceux qu’sauront la raison de Dieu
Par dessus passent ;
Ceux qu’la sauront pas
Au bout mourront

(…)

Nous n’avons pas besoin d’envisager maintenant le cas de ceux qui, ayant atteint la plus lointaine rive, peuvent aller à volonté d’un côté à l’autre (en tant que kâmâcârin) ; étant dans l’esprit, ceux-ci peuvent marcher sur les eaux ou voler dans les airs, devenir ponts, échelles ou vaisseaux pour les autres, ne plus avoir besoin d’autre moyen de locomotion. Ils possèdent le pouvoir de « se mouvoir à volonté dans tous les mondes » (Chândogya Upanishad, VIII. 4. 1. 3). Ceux-là peuvent aller et venir en toute impunité, sans être affectés par le fait que quelque forme qu’ils puissent prendre sous le soleil sera périssable. Mais pour ceux qui n’ont pas encore déjà atteint la rive lointaine, retourner est fatal ; il n’y a qu’une seule direction où poursuivre notre chemin : « de l’obscurité à la lumière, du non-être à l’être, de la mort à l’immortalité (Brihadâranyaka Upanishad I. 3. 28).

Qu’un symbole doive avoir des sens opposés selon les contextes est, bien entendu, parfaitement normal ; la polarité relève de la relativité de toutes les valeurs.

Le Pont étant notre Voie vers un but désiré, ceux qui le brisent sont manifestement des imbéciles.

(…)

Ainsi s’attarder sur le pont ou se cramponner au passé se fait-il au péril de chacun. Ce pont, tout bien considéré, n’est pas celui qui doit être atteint à la fin de notre vie mais celui que nous commençons à traverser à notre naissance dès notre premier souffle. Bien que notre pèlerinage soit temporel, le pont lui-même ne se situe pas dans le temps tel que nous l’entendons ; il est aussi étroit qu’un instant et comparable à un « tranchant de rasoir » car cet instant est un point sans dimension, divisant le passé du futur, les seuls temps que notre expérience nous permet de connaître ici. Cet instant, par conséquent, est l’heure fixée, et tout pas sur la Voie revient à marcher sur une corde raide. »

*

Le fruit défendu des religions et des idéologies

adam-eve-wenzel-peterAdam et Eve au paradis terrestre, par Johann Wenzel Peter

*

Les religions (toutes) et les idéologies, figeant la pensée et dévorant raison et liberté, sont comme des cancers auxquels cèdent les individus ou les communautés quand le désespoir les prend.

Les politiques ont la responsabilité de ne pas jeter les peuples dans le désespoir. Car une fois que les religions ou les idéologies ont pris le relais du politique, le politique est menacé de mort comme le peuple.

Les religions sont aussi comme certaines plantes qui peuvent aider à guérir, à condition d’être savamment connues, composées et dosées, sans quoi elles peuvent intoxiquer et tuer. Les religions et les idéologies sont le fruit défendu tendu par les serpents. Le fruit défendu ne donne pas la connaissance du bien et du mal, il précipite dans le mal et la mort – tout en disqualifiant les bons fruits. Seule une solide et fine connaissance préalable du bien et du mal permet une relation et une interaction saines et salutaires avec tous les éléments et les fruits du monde.

*