Haruki Murakami, coureur de fond. Et ma deuxième sortie « longue » avec Estas Tonne

cet après-midi pendant mon running

« J’inspirais. Je soufflais. Je n’entendais aucun dérèglement dans le bruit de ma respiration. L’air me pénétrait très calmement puis était expulsé. Mon cœur silencieux se dilatait puis se contractait, encore et encore, à un rythme bien établi. Mes poumons, tels des soufflets de forge, apportaient loyalement de l’oxygène neuf à mon corps. Je pouvais sentir travailler tous ces organes, je pouvais percevoir le moindre son qu’ils émettaient. Tout fonctionnait à la perfection. Les gens, sur le bord du chemin, nous criaient : « Courage, vous y êtes presque ! » Comme l’air limpide, leurs voix me traversaient. J’avais la sensation qu’elles passaient à travers moi jusque de l’autre côté.

J’étais moi, et puis je n’étais pas moi. Voilà ce que je ressentais. C’était un sentiment très paisible, très serein. La conscience n’était pas quelque chose de tellement important. Oui, voilà ce que je pensais. Bien entendu, comme je suis romancier, je sais bien que la conscience est tout à fait nécessaire pour que je puisse accomplir mon travail. Sans conscience, comment écrire une histoire dotée d’un caractère propre ? Et pourtant je ne le ressentais pas ainsi. La conscience n’était pas pas quelque chose de particulièrement important.

Néanmoins, lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée à Tokorocho, j’étais extrêmement heureux. Bien entendu, chaque fois que je termine une course, j’éprouve de la joie, mais cette fois, c’était vraiment autre chose, bien plus fort. J’ai levé en l’air mon poing droit. Il était alors 16 heures 42. Depuis le départ, je courais donc depuis onze heures et quarante-deux minutes. »

Haruki Murakami, racontant une course de cent kilomètres dans son très beau Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (trad. Hélène Morita)

En rentrant cet après-midi de ma deuxième sortie longue, j’ai eu le désir de rouvrir ce livre. Haruki Murakami court depuis ses trente-deux ans. Il en a aujourd’hui 73, j’ignore s’il court encore, mais je sais qu’il a déclaré à un journal qu’il aimait beaucoup marcher. Peut-être est-il passé de la course à la marche. Moi qui ai toujours aimé marcher je suis en train de passer à la course. Collégienne ou lycéenne, j’étais première ou dans les premières au 400 mètres, puis j’ai arrêté de courir, notamment parce que cela me faisait mal à la tête, à cause de la pilule je crois. En me remettant à courir si tard, je n’ai aucune chance de parvenir à courir comme si j’avais continué à courir jeune, mais j’ai quand même toutes les chances de progresser, et tout le bonheur de progresser en effet. Cette fois j’ai couru une heure, et j’aurais pu courir encore un bon moment, mais je suis les conseils et j’y vais progressivement, afin de ne pas maltraiter mon corps. Je n’ai eu mal nulle part, c’était magnifiquement agréable, à ce petit rythme d’endurance fondamentale qui m’a fait courir sur 7 km, la plus longue distance que j’aie parcourue en courant constamment, sauf les quelques pauses aux feux rouges et pour prendre rapidement quelques photos en chemin, ou deux ou trois gorgées d’eau. Dans mon casque à conduction osseuse, qui laisse libres les tympans et n’empêche donc pas d’entendre les bruits environnants, j’écoutais la musique méditative d’Estas Tonne, qui m’aidait à garder un rythme lent, facile à tenir longtemps. J’ai longé la Seine rive gauche, je suis passée rive droite et j’ai couru aussi sur les bords du port de l’Arsenal, j’ai repris le pont et j’ai traversé le jardin des Plantes. La lumière était changeante, avec des éclats somptueux par moments. Quand on court, on lévite. Pour ainsi dire, je marchais sur les eaux.

Au repos mais encore éveillée, ma fréquence cardiaque est descendue ces derniers jours jusqu’à 50 battements par minute.

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Coaching et auto-coaching

Ma montre cardio, qui ignore les bienfaits des soirées festives et des nuits d’amour, la pauvre, trouvait ce matin que ma nuit ne m’avait pas permis de récupérer suffisamment pour que je puisse faire de l’exercice aujourd’hui. Ayant couru hier, je suis simplement allée à la salle faire vingt-cinq minutes de rameur à rythme modéré, puis du saut à la corde, quelques exercices de gainage et de renforcement musculaire des jambes, une centaine de squats simples, dont quelques-uns avec une kettelbels de 6 kg, et vingt-cinq minutes de yoga pour finir. Rien de trop fatigant, j’écoute quand même les conseils de ma coach au poignet, et aussi ceux du « meilleur coach du monde », Jack Daniels, dont j’ai reçu le précieux livre en cadeau hier pour mon anniversaire. J’ai inauguré un autre de mes cadeaux, le casque à conduction osseuse, en écoutant du rap français pendant toute ma séance de rameur. Et là, de retour à la maison, j’écoute un autre de mes cadeaux, le CD de la B.O. du film Himalaya, l’enfance d’un chef, merveilleuse musique d’un film qui nous a laissé, en famille, un merveilleux souvenir d’enfance.

Ne laissez pas les mauvais coachs ni les faux coachs en tous genres entraver votre génie, qui est unique, votre joie, qui est innée, ni déformer les savoirs que vous avez acquis, ni s’immiscer de force où ils sont indésirés. Leur monde est laid, mais c’est leur monde. Faites toute chose belle en votre monde, afin que toujours l’emportent les mondes de beauté.

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En musique : Local Hero vs héros tueur (Iliade, XI, 143-162, ma traduction)


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À six heures du matin retrouver la splendeur d’Homère. Quelques vers traduits avant l’aurore, et puis, parce que la poésie est toujours belle mais pas la guerre, ce lien pour voir ou revoir Local Hero gratuitement (jusqu’au 18 novembre à 17 heures) sur le site de MK2, film merveilleux de Bill Forsyth, musique de Mark Knopfler, sorti en 1983, que j’ai regardé hier soir et qui nous parle aujourd’hui, par son histoire, sa poésie, sa musique, bien mieux qu’une mauvaise COP, de la beauté naturelle et de la paix à sauvegarder.
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Sur ces mots, il jette Pisandre à bas du char, d’un coup
De lance à la poitrine ; il tombe au sol à la renverse.
Hippoloque s’écarte d’un bond, il le tue par terre,
De l’épée lui coupe la main et lui tranche le cou,
L’envoie rouler comme un billot à travers la foule.
Les laissant là, il bondit où les plus denses troupes
S’affrontent, avec les autres Achéens aux belles guêtres.
Les fantassins tuent les fantassins, contraints de s’échapper,
Les cavaliers tuent les cavaliers ; sous eux la poussière
Monte de la plaine, soulevée à grand bruit par les pieds
Des chevaux, tandis qu’à l’airain ils massacrent ; et le roi
Agamemnon, tuant toujours, donne aux Argiens ses ordres.
De même que lorsqu’un feu ravageur tombe sur un bois
Épais, porté de tous côtés par le vent qui tourbillonne,
Les troncs d’arbres arrachés tombent sous la poussée des flammes,
Sous les coups de l’Atride Agamemnon tombent les têtes
Des Troyens qui fuient, et de nombreux coursiers, la tête
Haute, secouent leurs chars vides à travers le champ de bataille,
Regrettant leurs irréprochables cochers, qui sur la terre
Gisent, bien plus doux pour les vautours que pour leurs femmes.
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Leçons de musique : Ravel et Aloysius Bertrand ; Homère (VII, 421-441, ma traduction)


Une magnifique leçon de musique et de poésie
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mes autres notes mentionnant Maurice Ravel : ici
et Aloysius Bertrand :

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et ces vers, traduits aujourd’hui, du chant VII de l’Iliade, chant que je suis ce soir en train de finir de traduire :
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Le soleil se projette tout juste sur les champs,
Sorti des flots calmes et profonds de l’Océan,
Montant dans le ciel ; et les voici face à face,
Ceux des deux camps, peinant à distinguer les cadavres.
Mais ils lavent le sang des blessures avec de l’eau,
Et versent de chaudes larmes en chargeant les chariots.
Le grand Priam n’autorise pas les lamentations ;
En silence ils empilent les morts sur le bûcher,
Le cœur affligé ; après les avoir brûlés, ils s’en vont
Vers la sainte Troie ; pour leur part, les Achéens bien guêtrés
Empilent leurs morts sur le bûcher, le cœur affligé,
Et après les avoir brûlés, vers leurs nefs creuses s’en vont.

Ce n’est pas l’aurore, mais l’aube encore à mi-ténèbre,
Quand autour du bûcher des Achéens choisis, réunis,
Versent sur son pourtour de la terre prise à la plaine,
Pour un tombeau commun, puis construisent devant lui
De hauts remparts, pour protéger les vaisseaux et eux-mêmes.
Ils pratiquent dans le mur des portes bien ajustées,
En sorte que les attelages puissent y passer ;
À l’extérieur, tout contre, ils creusent un long fossé,
Large et profond, dans lequel ils plantent des pieux.

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Noël, sacre du printemps : originalité dans la création (avec Haruki Murakami)

"Life Is a Gift", technique mixte sur bois (fond et cadre d'un vieux miroir brisé) 38x48 cm

« Life Is a Gift », technique mixte sur bois (fond et cadre d’un vieux miroir brisé) 38×48 cm


Pourquoi faisons-nous des cadeaux aux enfants, et les présentons-nous comme venus du ciel ? Parce qu’eux-mêmes, en naissant, sont des cadeaux venus du ciel. La vie est un cadeau qui nous vient du ciel à chaque naissance, les nôtres, celles des autres ; et les cadeaux que nous faisons et recevons à l’âge adulte rafraîchissent en nous l’enfance. Noël est la fête de l’origine, de la joie que donne la survenue de l’original – ai-je songé cette nuit en lisant ces mots d’Haruki Murakami dans son livre Profession romancier, alors que j’ai demandé pour Noël un CD du Sacre du printemps, que j’ai tant et tant écouté dans ma jeunesse et que j’ai follement envie de réécouter :

"Chant du monde", technique mixte sur papier A4

« Chant du monde », technique mixte sur papier A4


"How many People in the Universe ?", technique mixte sur papier 42x30 cm

« How many People in the Universe ? », technique mixte sur papier 42×30 cm


« Les Beatles. J’avais quinze ans lorsqu’ils sont apparus. Je crois que la première chanson d’eux que j’ai écoutée à la radio était Please Please Me, et j’en ai eu la chair de poule. Pourquoi ? Parce qu’il y avait là des sonorités que je n’avais jamais entendues. Tout simplement, j’ai trouvé cela génial. J’ai du mal à expliquer ce qu’il y avait là de si incroyable, mais c’était époustouflant. Environ un an plus tôt, j’avais ressenti une impression presque analogue en écoutant pour la première fois Surfin’ USA, des Beach Boys, à la radio. « Ah, ça, c’est extraordinaire ! » « Complètement différent ! »
En y repensant aujourd’hui, je comprends que mon émotion était due à l’originalité exceptionnelle des Beatles et des Beach Boys. Ils émettaient des sons que personne n’avait produits jusqu’alors, ils faisaient de la musique comme personne jusque-là. Qui plus est, d’une qualité sans pareille. Et ils avaient quelque chose de tout à fait spécial. C’était tellement clair qu’un adolescent de quatorze ou quinze ans pouvait le saisir immédiatement, même en écoutant ces chansons sur un pauvre transistor. En somme, l’affaire était toute simple.
Mais où résidait l’originalité de leur musique ? En quoi étaient-ils différents des autres musiciens ? Il me paraît extrêmement difficile de donner une réponse logique et argumentée à ces questions. Pour le jeune homme que j’étais, c’était une tâche impossible, et aujourd’hui encore, alors que je suis écrivain de métier, j’ai beaucoup de mal à le faire. Pour pouvoir fournir ce genre d’explication, il faudrait avoir les compétences d’un expert, mais, même avec cet éclairage théorique, le résultat ne serait peut-être pas très concluant. En fait, tout va bien plus vite quand on écoute leur musique. Écoutez-la, et vous comprendrez.
(…)
On pourrait dire la même chose du Sacre du printemps, de Stravinsky. Quand cette œuvre a été donnée à Paris en 1913, le public a été sourd à sa nouveauté et s’est livré alors à un chahut monumental, resté célèbre. Cette partition qui allait contre toutes les conventions avait stupéfié l’assistance. Mais, au fil des représentations, les réactions hostiles se sont calmées, et de nos jours Le Sacre du printemps est devenu extrêmement populaire. (…) Quand le public d’aujourd’hui écoute Le Sacre du printemps, il n’y a ni tumulte ni stupeur, les auditeurs étant néanmoins capables de ressentir la fraîcheur intemporelle et la puissance de cette œuvre. Cette émotion est en somme une référence mentale des plus précieuse. Un repère essentiel auquel ceux qui aiment la musique se raccrochent, et qui, pour une part, sert de base à leurs jugements de valeur. Pour aller à l’extrême, disons que, entre ceux qui ont entendu Le Sacre du printempset ceux qui ne l’ont pas entendu s’est instaurée une certaine différence dans la profondeur de leur compréhension musicale.
(…)
Pour qu’un créateur puisse être qualifié d’« original », il doit, à mon avis, satisfaire à ces conditions fondamentales :
1) Il faut qu’il possède un style qui lui soit propre (sonorités, manière d’écrire, formes, couleurs), clairement différent des autres, et qui doit être perceptible immédiatement.
2) Il faut qu’il ait la faculté de retrouver de la nouveauté. De se développer avec le temps. De ne pas stagner. Il doit posséder en lui-même une force de renouvellement spontanée.
3) Il faut que ce style personnel devienne un standard avec le temps, qu’il soit intériorisé dans l’esprit du public, qu’il soit érigé pour partie en norme. Qu’il devienne une source d’inspiration pour les créateurs suivants. »

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Joyeux Noël !